mardi 20 novembre 2018

« Giselle » d'après le ballet d'Adolphe Adam - Akram Khan - Opéra des Flandres à Charleroi - 17/11/2018


Crée par l’English National Ballet en 2016, la Giselle chorégraphiée par Akram Khan (né en 1974) fait halte à l’Opéra des Flandres sur l’invitation du directeur du ballet Sidi Larbi Cherkaoui. Rien d’étonnant à cela tant les deux valeurs montantes contemporaines de la danse se connaissent bien depuis leur création commune de Zero degrees en 2005, un spectacle acclamé à travers le monde. Akram Khan choisit cette fois de s’intéresser à la Giselle (dont le titre complet est Giselle, ou les Wilis) d’Adolphe Adam, l’un des ballets les plus fameux du répertoire, créée en 1841. Las, les amateurs de musique romantique en seront pour leur frais puisque Khan ne garde de ce ballet que le livret, laissant de côté la musique d’Adam pour lui substituer celle de Vincenzo Lamagna.

C’est la deuxième fois que Khan fait appel à ce compositeur basé à Londres, après Until the Lions créé à Londres en 2016, puis à Paris à la Grande Halle de la Villette dans la foulée. Sa musique accessible fait appel à de multiples références, aussi bien bruitistes (nombreuses percussions, des bruits de verre aux chaînes, etc) que tirées de mélodies traditionnelles : on remarquera que le folklore celtique est ici très présent alors que les Wilis sont issues de la mythologie slave. Cela étant, Adam n’avait pas non plus cherché à se rapprocher de cette source musicale logique. Souvent proche de la musique de film, la composition de Lamagna use et abuse de tics d’écriture fatiguant à la longue, comme cet emploi des basses quasi-omniprésent, dont les ostinato inquiétants en crescendo masquent peu à peu une mélodie souvent simple en contraste dans les aigus. Quelques belles idées permettent cependant un intérêt constant, tel que cet emploi de la guitare électrique en résonnance afin de figurer la sirène d’un cargo.


C’est surtout au niveau visuel que ce spectacle emporte l’adhésion, autour d’éclairages admirablement variés, dont on retient les contre-jours finement ciselés qui permettent de voir les danseurs comme des ombres fugitives dans leurs allées et venues. L’imagination de Khan permet des tableaux sans cesse renouvelés, en une énergie revigorante toujours en mouvement mais très précise dans ses scènes de groupe. C’est là l’une des grandes forces de ce spectacle, auquel Khan adjoint un mur en arrière-scène pour figurer la problématique des migrants, évidemment absente de l’histoire originale. Si l’idée ne convainc qu’à moitié sur le fond, elle est traitée de manière magistrale au niveau visuel, notamment lorsque le mur tourne sur lui-même comme suspendu dans les airs, tandis que l’ensemble de la troupe du ballet de l’Opéra des Flandres affiche un niveau superlatif, à l’instar du précédent spectacle vu l’an passé à Anvers.

lundi 19 novembre 2018

« De la maison des morts » de Leoš Janáček - Théâtre royal de La Monnaie à Bruxelles - 16/11/2018


Déjà présentée à Londres en début d’année, avant Lyon l’an prochain, la production de De la maison des morts imaginée par Krzysztof Warlikowski fait halte à Bruxelles pour ce mois de novembre. Las, le metteur en scène polonais apparaît en toute petite forme, autant dans sa proposition esthétique cheap qu’au niveau des multiples provocations trash souvent incohérentes. Pourquoi affubler les personnages de masques blancs à plusieurs moments du spectacle ? Pourquoi nous infliger ces poupées gonflables, d’une rare laideur, à plusieurs reprises violentées par les chanteurs ?

Autour de ces questions laissées sans réponse, Warlikowski fait le choix d’une mise en scène ultravitaminée, façon cabaret, à mille lieux éloignée du travail de Patrice Chéreau (donné notamment à Aix et Paris). Si l’idée de donner davantage d’action à un livret trop statique peut bien entendu se concevoir, on regrette que cela se traduise par un surjeu constant, sans bénéficier de l’habituel sens esthétique propre au Polonais (comme le donnait encore à voir son remarquable spectacle Bartók / Poulenc repris à Garnier en début d’année). Dans la même idée, Warlikowski choisit de meubler les interludes orchestraux par des extraits vidéos de Michel Foucault, puis d’un anonyme – une idée intéressante mais trop survolée là aussi.


La transposition dans un pénitencier américain donne à voir des prisonniers aux attitudes vulgaires, auxquels la pratique du basket ball est réservée aux seules personnes de couleur noire – ce cliché ne pouvait-il pas être évité ? La scénographie intéressante avec ses multiples points de vue (plateau nu, couloir vitré en étage et bloc amovible) n’est qu’imparfaitement exploitée et seule la scène de théâtre dans le théâtre, malgré ses outrances et singeries, convainc quelque peu. On notera par ailleurs l’intéressante idée d’habiller dès le début du spectacle le personnage d’Alieïa en femme, ceci pour marquer les connotations homosexuelles de sa relation avec Gorjantchikov, ou encore celui de donner davantage de présence scénique à l’unique personnage féminin.

Autour de cette mise en scène peu inspirée, l’autre grande déception de la soirée vient de la fosse. Ivre de tempi dantesques, le chef allemand Michael Boder propose une lecture en noir et blanc qui ne s’intéresse qu’aux seuls crescendo dramatiques pour laisser de côté les contrastes lyriques et poétiques, peu audibles ici. Fort heureusement, le plateau vocal réuni affiche une belle cohésion d’ensemble d’où ressort l’intense Gorjantchikov de Willard White  ou le touchant Aljeja de Pascal Charbonneau. De quoi nous consoler les oreilles, à défaut des yeux !

dimanche 18 novembre 2018

« Simon Boccanegra » de Giuseppe Verdi - Opéra Bastille à Paris - 15/11/2018


Comment démêler l’intrigue particulièrement confuse du Simon Boccanegra de Verdi ? Pour répondre à ce défi ardu auquel chaque metteur en scène est confronté, Calixto Bieito choisit de botter en touche en imaginant un rôle-titre psychologiquement détruit par la mort de sa compagne Maria et par l’enlèvement de sa fille. Dès lors, la confusion du héros rejoint celle de l’intrigue, en une suite d’événements et d’ellipses où Simon évolue comme un pantin hagard et sans émotion : hanté par ce passé qui ne passe pas, l’ancien corsaire devenu Doge de Gênes voit ainsi continuellement roder autour de lui le fantôme de Maria sur la scène nue ou à travers la gigantesque carcasse métallique de son ancien bateau – seul élément de décor pendant tout le spectacle.

Symbole de son enfermement psychologique, cette épave spectaculaire magnifiée par de splendides éclairages est l’incontestable atout visuel de cette production très réussie de ce point de vue, mais malheureusement trop intellectuelle et répétitive dans ses partis-pris. Sans compenser le statisme à l’oeuvre, les projections vidéos de plus en plus fréquente en arrière-scène donnent à voir avec pertinence les divagations mentales de Simon, englué dans des visions incohérentes. On pense plusieurs fois à quelques images empruntées à Kubrick, notamment les errances de Simon et Maria stylisées par les éclairages de l’épave, ou encore au Hitchcock des visions psychédéliques de Vertigo (Sueurs froides). Quoi qu’il en soit, malgré ces atouts formels, le travail de Calixto Bieito reçoit une salve copieuse de huées en fin de représentation, suite logique de la perplexité manifestée par une grande partie du public à l’entracte face à cette abstraction résolument glaciale.


Fort heureusement, tout le reste du spectacle n’appelle que des éloges. A commencer par la fosse avec le trop rare Fabio Luisi (Génois lui aussi) à Paris : un grand chef est à l’oeuvre et ça s’entend ! Avec sa direction qui prend le temps de sculpter les moindres raffinements orchestraux du Verdi de la maturité sans jamais perdre la conduite du discours musical, on se surprend à imaginer le choc stylistique qu’un tel ouvrage dû représenter à sa (re)création en 1881, lorsque le Maitre italien fit son retour triomphal après plusieurs années de silence. A l’instar de l’Orchestre de l’Opéra de Paris qui lui réserve de chaleureux applaudissements en fin de spectacle, on espère revoir très vite ce chef inspiré dans la capitale. A ses cotés, la plus grande ovation est reçue par l’impérial Ludovic Tezier dans le rôle-titre : dans la douleur comme dans les rares moments de fureur (la scène du Conseil), il compose un Simon Boccanegra d’une grande humanité, bien aidé par des phrasés aussi souples qu’aisés.

Les hommes sont particulièrement à la fête avec l’autre grande satisfaction de la soirée, la basse Mika Kares, dont on aurait aimé son rôle de Jacopo plus développé encore, tant son autorité naturelle et sa projection vibrante se mettent au service d’un timbre splendide. On est aussi séduit par les couleurs et la variété d’incarnation du Gabriele de Francesco Demuro, tandis que Nicola Alaimo et Mikhail Timoshenko (le jeune chanteur mis en avant dans le beau documentaire L’Opéra en 2017) affichent des qualités vocales superlatives. Après des débuts hésitants dus à une ligne vocale qui met à mal la justesse, Maria Agresta se reprend pour aborder avec vaillance et musicalité un rôle à sa mesure. De quoi compléter un plateau vocal quasi parfait, à même d’affronter ce sombre Verdi, admirable diamant noir avant les deux derniers chefs d’oeuvre élaborés à nouveau avec son compatriote Boito.

dimanche 11 novembre 2018

« Samson et Dalila » de Camille Saint-Saëns - Opéra de Massy - 09/11/2018


Déjà présentée à Maribor (Slovénie) en 2016, puis à Metz en juin dernier, la production de Samson et Dalila imaginée par le metteur en scène belge Paul-Emile Fourny fait halte avec bonheur à Massy. L’actuel directeur artistique de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole (depuis 2011) a permis cette reprise avec «son» ballet, à l’excellence reconnue, tout en s’adjoignant les forces vocales du chœur lorrain - en plus de quelques membres du Chœur de l’Opéra de Massy. C’est là l’un des grands atouts de ce spectacle, tant le rôle du chœur apparaît important, surtout dans la première partie guerrière. D’abord un peu hésitants, les chanteurs ainsi réunis prennent confiance peu à peu et apportent beaucoup de cohésion et de précision à l’ensemble de leurs interventions, bien aidés par la direction flamboyante de David Reiland, déjà très convaincant en début d’année pour la rarissime Sirène d’Auber à Compiègne. Il mouille littéralement la chemise tout au long de la soirée, fouillant les moindres recoins de la partition en un sens de la respiration très inspiré dans la progression dramatique. On louera également les danseurs, très à l’aise dans les deux ballets proposés, notamment l’ensorcelante Bacchanale au III.

Paul-Emile Fourny joue comme à son habitude la carte de la sobriété, autour d’une scénographie minimaliste qui évoque des lieux intemporels, presque futuristes dans l’abstraction géométrique visible en arrière-scène. Les costumes très à-propos modernisent discrètement les drapés à l’ancienne pour leur donner une coloration qui rappelle l’univers des films de fantasy. Mais ce sont surtout les huit immenses monolithes mouvants qui donnent une force brute à l’ensemble, offrant un écrin spectaculaire aux protagonistes. Le III est une grande réussite du fait d’une action plus soutenue encore, avant l’image finale saisissante, étouffant les protagonistes sous les monolithes. On regrettera seulement une direction d’acteur à la gestuelle caricaturale et répétitive pour les deux rôles principaux, et ce malgré une attention bienvenue aux moindres inflexions musicales de Saint-Saëns.


Parmi les grandes satisfactions de la soirée figure la découverte de l’Albanaise Vikena Kamenica, aux phrasés langoureux et gorgés de couleurs. Son interprétation vénéneuse donne une grande densité à son personnage, à laquelle ne manque qu’une projection vocale plus affirmée dans le medium. C’est certainement ce qui lui vaut des applaudissements polis mais peu chaleureux en fin de représentation. A ses côtés, Jean-Pierre Furlan ne manque pas de puissance en comparaison mais déçoit dans les passages plus apaisés du fait d’une émission étroite et engorgée. Il assure cependant l’essentiel, bien épaulé par le solide Grand Prêtre de Dagon incarné par Alexandre Duhamel, dont on aimerait davantage de variété dans le chant propre mais sans grande surprise. Tous les seconds rôles sont parfaits, particulièrement le superlatif Abimélech de Patrick Bolleire. Assurément un spectacle d’un très bon niveau global, à juste titre célébré par un public manifestement conquis en fin de représentation.

vendredi 9 novembre 2018

« A Child of our times » de Michael Tippett - Thomas Adès - Philharmonie de Paris - 07/11/2018

Thomas Adès
Régulièrement donné Outre-Manche, l’oratorio de Michael Tippett (1905-1998) fait plus rarement son apparition dans nos contrées: on se souvient ainsi d’un très beau concert donné en 2011 à la salle Pleyel avec les forces du Philharmonique de Radio France. Le chef-d’œuvre de jeunesse de son auteur revient cette fois avec l’Orchestre de Paris, qui le fait ainsi entrer à son répertoire. Si l’on ne peut que saluer cette initiative, force est de constater qu’il faudra encore fréquenter plus souvent cet ouvrage à l’avenir pour lui rendre pleinement justice, tant son écriture rigoureuse nécessite une parfaite mise en place avec un chœur à même de saisir les subtilités de ces flots mouvants et poétiques. Contrairement au War Requiem de Britten écrit en 1962 à l’occasion de l’inauguration de la cathédrale de Coventry reconstruite, la composition d’Un fils de notre temps trouve son origine en 1939 dans l’un des événements annonciateurs du second conflit mondial, la tristement célèbre Nuit de Cristal et son pogrom funeste.

Si Tippett emprunte son titre à la pièce éponyme du dramaturge hongrois Odön von Horváth, il n’en reprend aucun élément dramatique, préférant s’interroger sur l’impuissance individuelle face au déchaînement de l’ivresse collective, ignorante et aveugle dans sa déraison. Si le texte dû à Tippett lui-même n’est pas toujours d’une grande qualité d’écriture, c’est davantage la musique qui surprend par ses emprunts variés, portant les effluves évanescents chers à Delius en contraste avec les ruptures nombreuses à l’orchestre. Son écriture chorale l’éloigne de son contemporain Britten (pacifiste comme lui) pour le rapprocher des plus grands noms de la musique anglaise, d’Elgar à Vaughan Williams, sans parler des madrigaux élisabéthains, du jazz et plus encore de la musique chorale noire américaine (les fameux spirituals, souvent donnés à part). Les courts motifs mélodiques entremêlés sont parfois frustrants tant on aimerait les voir davantage développés: il n’en reste pas moins que la concentration et la ferveur de Tippett impressionnent tout du long, en un ton grave et sombre qui ose une lumière bienvenue dans l’ultime et intense spiritual, «Deep river».


On l’a dit plus haut, l’interprétation souffre de quelques approximations dues à la direction brouillonne de Thomas Adès (né en 1971), tandis que la qualité des quatre solistes réunis sauve l’ensemble. On se félicitera ainsi du choix de la soprano américaine Michelle Bradley, au timbre splendide porté par une émission souple et aérienne. A peine pourra-t-on lui reprocher un aigu un peu moins agile – un détail à ce niveau. Sarah Connolly a pour elle des phrasés d’une noblesse admirable, malheureusement un rien en retrait au niveau de la projection. Mark Padmore a encore de beaux restes de ce point de vue, sans parler de ses intentions dramatiques. Attention toutefois à ne pas aller vers des rôles trop lourds, tant l’émission apparaît de plus en plus instable. John Relyea assure bien sa partie quant à lui, autour de graves solides, même si l’on pourrait attendre davantage de couleurs ici et là.


En première partie de soirée, Thomas Adès confirme le goût anglais pour Berlioz en choisissant d’exhumer une ouverture de jeunesse qui n’avait plus été donnée par l’Orchestre de Paris depuis 1979 et... Colin Davis. L’Ouverture des Francs-Juges, composée en 1826, fait entendre un Berlioz à l’inspiration inégale, au souffle mélodique et lyrique puissant, tout en affirmant déjà un goût pour les effets orchestraux verticaux. On est bien davantage séduit par la légèreté minimaliste du Polaris (2010), «voyage pour orchestre» d’Adès dont les mélodies entrecroisées emportent l’auditoire par leur ton envoûtant et hypnotique. La spatialisation des cuivres en hauteur permet de bien saisir les oppositions avec les aigus principalement portés par les cordes et vents (notamment l’emploi de deux piccolos) sur la scène. Avec cette partition essentiellement tonale, Adès défend une musique classique accessible, à l’écriture orchestrale virtuose. La fusion des timbres et la rythmique font penser à John Adams, tandis que l’ostinato à la trompette évoque Aaron Copland, voire Charles Ives dans le chatoiement des couleurs.