Kirill Karabits |
L’Orchestre de Paris et son chef invité Kirill Karabits présentent un « programme de résistance », qui met à l’honneur deux joyaux de la musique russe en l’encadrant de pièces composées par un Ukrainien et une Iranienne. Au-delà de ce geste politique, le programme fascine par sa cohérence musicale, entre post-romantisme et impressionnisme, malgré une interprétation trop fantasque au piano.
Si la grande Salle Pierre Boulez se montre une nouvelle fois pleine à craquer en cette rentrée automnale, on le doit certainement à la présence de la pianiste Khatia Buniatishvili (37 ans), qui créé l’événement à chaque représentation. On peut bien entendu regretter que le choix programmatique se soit finalement tourné vers le Concerto pour piano n°2 (1901) de Sergueï Rachmaninov, en lieu et place du Troisième (1909), initialement prévu. Quoi qu’il en soit, l’osmose entre la Géorgienne et Kirill Karabits est d’emblée patente, tant les interprètes se fondent dans une vision commune, aux contrastes particulièrement exacerbés. Tout du long, les deux trublions choisissent ainsi de ralentir les phrasés dans les parties mesurées, parfois à l’excès, pour mieux les accélérer dans les passages virtuoses, occasionnant un piano souvent couvert dans les tutti. On peut adorer ou détester ce piano volontiers caricatural dans ses excès démonstratifs, au niveau interprétatif comme visuel (à l’image des mimiques de Buniatishvili lors des fins de phrasés).
En jouant avant tout sur les tempi, le toucher tour à tour sobre et véloce met curieusement le piano en retrait, comme si Rachmaninov avait composé une symphonie concertante, éloignée des virtuosités attendues en maints endroits. Il est vrai que l’accompagnement rond et soyeux de Kirill Karabits joue la carte d’une souplesse un rien flottante et cotonneuse, tout en ponctuant les fins de phrasés d’accents plus marqués, comme s’il n’allait pas jusqu’au bout de sa logique finalement très analytique. Le mouvement lent est certainement le plus réussi dans cette optique excluant tout vibrato et sentiment d’urgence. En bis, Khatia Buniatishvili surprend le public en reprenant le clavier à trois reprises, entre la Sérénade D.957 de Schubert, un arrangement des Rhapsodies hongroises de Liszt, puis un hommage à La Bohème de Charles Aznavour.
Khatia Buniatishvili |
Parmi les curiosités en début de soirée, la musique de Théodore Akimenko (1876-1945) s’épanouit autour d’un bref mais ravissant poème nocturne, Ange (1912). On entrevoit l’art d’un compositeur ukrainien encore tourné vers le post-romantisme, qui ose tisser un langage paré de lumières impressionnistes aussi chatoyantes qu’envoûtantes, toujours très inspiré au niveau mélodique. Gageons que cet intérêt pour la musique ukrainienne incitera les programmateurs à s’intéresser à la musique de Boris Liatochinski (1894-1965), qui mérite bien davantage que l’oubli poli dans laquelle elle est maintenue sous nos contrées. Après l’entracte, on découvre une autre compositrice, cette fois contemporaine, en la personne de l’Iranienne Niloufar Nourbakhsh (née en 1992). Sa brève pièce, appelée Knell, baigne dans une ambiance mystérieuse aux longues phrases sinueuses, avant de gagner progressivement en intensité et se conclure en un accord volontairement abrupt. Le programme de salle précise que cette pièce fonctionne comme un Prélude, ce qui explique pourquoi Karabits enchaîne directement sur la Symphonie n° 2 (1902) d’Alexandre Scriabine (1872-1915).
Si le compositeur russe reste indissociable de son legs pour piano et de son chef d’œuvre symphonique Le Poème de l’extase
(1908), on se réjouit de retrouver un ouvrage plus méconnu, mais déjà
joué par l’Orchestre de Paris (sous la baguette de Evgueni Svetlanov en
1974, et plus près de nous en 2019, avec Paavo Järvi). Avec Kirill
Karabits, on reste sur une trajectoire volontiers cotonneuse, qui tire
Scriabine vers le modèle impressionniste, même si le dernier mouvement
altier fait entendre des réminiscences romantiques plus affirmées. Le
langage déjà très personnel de Scriabine impressionne par sa capacité à
lier naturellement l’entrecroisement des mélodies, toutes reprises en
alternance par les pupitres, comme autant de vagues agitées par la
houle. Ce va-et-vient entre groupes d’instruments, autant que les
variations de dynamique entre piani et forte, évoquent
souvent la manière de Bruckner, mais sans les éruptions abrasives
dévolues aux cuivres. L’un des sommets de l’ouvrage est atteint au
troisième mouvement, dont les chants d’oiseaux évocateurs baignent dans
une atmosphère digne des passages semblables imaginés par Wagner. Le finale
plus tempétueux retarde plus d’une fois l’apothéose triomphale par des
digressions infinies : on se laisse perdre volontiers dans les méandres
de l’inspiration de Scriabine, qui tisse des délices de raffinements
harmoniques, admirablement contrastés avec la charge plus virile des
cuivres, en forme de péroraison conclusive.
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