Après Jules César de Haendel en début d'année, l’Opéra National de Paris poursuit son exploration de l’héritage baroque en s’intéressant à la figure du Français Marc-Antoine Charpentier
(1643-1704) : principalement renommé pour sa considérable et
passionnante production religieuse, ce parfait contemporain de Lully a
dû attendre la mort de son rival pour pouvoir s’exprimer sur la plus
illustre de nos scènes nationales, avec son unique opéra, Médée (1693).
Personnage fascinant à plus d’un titre, Marc-Antoine Charpentier
reste associé à la figure de Lully, même si sa musique plus expressive a
su annoncer en maints endroits les audaces de Rameau. Avec Médée,
Charpentier est au fait de ses moyens, en se fondant dans le moule
déclamatoire lullyste, sans effets appuyés, à quelques exceptions près.
Avec les effets magiques dévolues au rôle-titre, portés notamment par
les bourrasques venteuses de l’éoliphone, on retient les troubles agités
dans les graves de la scène de l’invocation aux esprits au III ou
encore les majestueuses entrées cuivrées de Créon et Oronte pour
affirmer leur ascendance royale (dans l’esprit du fameux prélude du Te Deum H. 146, qui sert de générique à l’Eurovision).
En dehors de ces scènes volontiers spectaculaires, on se délecte de l’harmonie doucereuse des vers de Thomas Corneille
(frère de Pierre), l’un des plus célèbres librettistes de son temps,
malgré une action réduite aux enjeux amoureux entre les personnages : à
ce titre, il faut pouvoir réunir des interprètes à la hauteur de la
prononciation attendue du français, à même de valoriser cet ouvrage à
mi-chemin entre théâtre et opéra. C’est bien là tout le prix de
l’admirable distribution réunie par l’Opéra de Paris, qui séduit jusque
dans le moindre second rôle. Ainsi de la solide Emmanuelle de Negri (Nérine), qui s’impose par son naturel d’émission, avec un timbre velouté, de même que la pétillante Élodie Fonnard (Cléone), d’une facilité déconcertante sur toute la tessiture. On attendait beaucoup de Lea Desandre
(Médée) et on n’a pas été déçu : l’ancienne élève de William Christie
et Véronique Gens, notamment, domine la distribution par sa capacité à
modeler chaque syllabe au service du sens, apportant une hauteur de vue
bienvenue à son interprétation. Sa frêle silhouette donne à voir une
Médée plus fragile en première partie, avant de se révéler ensuite dans
les noirceurs de son rôle. Desandre sait aussi se mêler aux danseuses
pour interpréter une ronde des esprits saisissante de félinité
gracieuse, bien loin de la Médée plus animale d’Anna Caterina
Antonacci, à Genève en 2019.
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Léa Desandre
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A ses côtés, Reinoud Van Mechelen (Jason) tutoie les
hauteurs de la tessiture avec bonheur, même si l’émission parait un peu
nouée au début, au détriment d’une expression plus charnue. Sa diction
irréprochable et son aplomb scénique constituent toutefois ses grands
atouts, à l’instar de Laurent Naouri (Créon), qui fait
ainsi oublier un timbre fatigué dans l’aigu, quelque peu criard en
dernière partie. Malgré une projection un rien plus modeste en
comparaison, Ana Vieira Leite s’impose en Créuse, entre souplesse d’articulation et phrasés lumineux. Enfin, Gordon Bintner
(Oronte) maitrise toutes les difficultés de son rôle à force de mordant
en pleine voix, parfois plus nasal dans les parties déclamatoires.
Manifestement ravi par la soirée au moment des saluts, William Christie
démontre qu’il n’a rien perdu de la flamme qui l’habite : en
spécialiste reconnu d’un opéra qu’il a défendu tout au long de sa
carrière, du premier enregistrement discographique mondial en 1984 à la
production scénique de l’Opéra-Comique en 1993, le chef franco-américain
se montre attentif à la mise en valeur de la clarté de l’articulation,
avec des accélérations excitantes dans les fins de ritournelles
orchestrales.
Après Londres et Genève, on retrouve la mise en scène haute en couleurs de David McVicar,
qui cherche à muscler l’action par une inventivité visuelle constante,
entre splendeurs des costumes et éclairages variés, souvent portée par
l’apport aérien des danseurs. Ces derniers surprennent par leurs
envolées volontairement décalées, proche d’un esprit glamour et cabaret.
Si McVicar en fait parfois un peu trop, notamment dans la scène très
agitée des esprits, on se délecte de sa capacité à faire vivre d’une
multitude de détails savoureux sa transposition au temps de la Deuxième
Guerre mondiale : du cocktail mondain célébrant la victoire militaire à
la soirée coquine orchestrée par un maitre de cérémonie malicieux
(l’Amour), tout concourt à mettre en relief les autres scènes,
plus intimistes en contraste. Quelques clins d’oeil viennent aussi
apporter davantage de consistance dramatique aux personnages
secondaires, tels que les deux chanteurs corinthiens unis par une
attirance aussi irrésistible que réciproque : de quoi faire vivre ce
spectacle enlevé et coloré d’une multitude de saynètes savoureuses,
autour de l’excellence des interprètes.