Depuis maintenant dix ans, l’Opéra de Bonn poursuit un projet
passionnant, dénommé « Fokus ’33 », afin de promouvoir le répertoire
lyrique du premier tiers du XXe siècle, et qui s’étend
en 2024 aux œuvres ayant disparu des programmes entre 1933 et 1945 ou
ayant été composées durant cette période mais n’ayant pu effectivement
être créées qu’ultérieurement. Au fil des saisons, de nombreux ouvrages
oubliés de Braunfels à Reznicek, en passant par Franchetti ou
Liebermann, ont donc pu revoir le jour. A cet effet, l’institution s’est
rapprochée d’Operavision, qui diffuse notamment l’une de ces
productions récentes, le méconnu Diable chantant (1928) de Franz Schreker, jusqu’au 17 août prochain.
Dans le même temps, il faut courir découvrir la nouvelle production très réussie de Colomb
(1933) de Werner Egk, qui permet d’entendre sur scène la musique haute
en couleur du plus célèbre élève de Carl Orff. Si l’influence de ce
dernier se fait évidente dans les verticalités volontairement abruptes,
aux sonorités richement ornées au niveau percussif, on note aussi une
écriture vocale qui doit beaucoup à Kurt Weill dans la lisibilité et
l’expression directe, au lyrisme à peine voilé. Quelques emprunts au
jazz et au néoclassicisme sont aussi audibles dans cette musique, qui
reste globalement arrimée à la tonalité, loin des innovations plus
radicales de son temps. Alors en début de carrière, Egk écrit lui‑même
le livret de cet ouvrage de commande, à destination de la radio, alors
que le sujet lui a été inspiré par le Christophe Colomb de Darius
Milhaud (à l’esthétique différente), créé peu de temps auparavant à
Berlin, en 1930. Dès lors, le compositeur s’engage dans un travail
documentaire pour rendre compte au plus près du parcours tragique de
Colomb, en se concentrant sur les difficultés initiales de son projet
(notamment pour vaincre les résistances des religieux), avant de
détailler la première expédition et les massacres des populations
locales, puis les difficultés à gouverner. La dernière partie, plus
sombre et épurée, montre les limites d’Egk pour esquisser une palette
plus délicate et nostalgique, loin du brio initial porté par ses talents
d’orchestrateur.
L’Opéra de Bonn s’est donné les moyens d’encadrer les représentations de
plusieurs événements, essentiellement des conférences, afin de
contextualiser les enjeux soulevés par la production, au premier rang
desquels l’image de Werner Egk, qui souffre encore de nos jours de sa
longue et encombrante proximité avec le pouvoir nazi. C’est surtout sa
position de chef du département des compositeurs à la Chambre de musique
du Reich, pendant les années les plus sombres, qui lui est vivement
reprochée. Bien qu’il ait été innocenté après la guerre, son attitude
reste pour le moins suspecte, à l’instar d’autres éminents artistes de
son temps. Un autre travail est à faire par rapport au livret, afin de
mettre à distance la glorification de Christophe Colomb : la place qui
lui est accordée fait aujourd’hui polémique dans de nombreux pays, en
tant que figure emblématique du colonialisme. Le spectacle le rappelle
lors d’extraits vidéo, sur les huit téléviseurs disposés sur scène, aux
côtés d’artefacts coloniaux. L’orchestre en fond de scène est légèrement
étouffé, mais cela permet aux solistes de ne pas avoir à forcer, dans
la petite salle moderne de 1 000 places environ (disposant des surtitres en anglais et en allemand).
La mise en scène de Jakob Peters-Messer se joue de l’exiguïté des lieux
en faisant intervenir les interprètes parmi le public à de nombreuses
reprises, particulièrement le chœur ou certains musiciens (quatre
trompettistes notamment). De quoi offrir des effets de spatialisation
saisissant et une dynamique particulièrement bienvenue pour les
interventions omniprésentes des deux narrateurs. La présence de ces deux
rôles parlés est en effet une des originalités de cet ouvrage à
mi‑chemin entre oratorio et opéra, en leur faisant peser le pour et le
contre sur les questions philosophiques et morales soulevées tout du
long. Les deux comédiens Bernd Braun et Christoph Gummert sont parfait
de vérité dans cette joute haletante, qui n’est pas pour rien dans la
réussite de la soirée. On aime aussi le Colomb touchant de Giorgos
Kanaris, qui sait faire évoluer son personnage vers davantage de
fragilité en fin d’ouvrage. Si Anna Princeva (Isabella) assure bien sa
partie malgré un vibrato prononcé, on est surtout séduit par la noblesse
de ligne de Santiago Sánchez (Ferdinand) et par le chœur local, parfait
de précision.
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