Attention, chef d’oeuvre ! En accueillant la production du Tsar Saltane génialement revisitée par Dimitri Tcherniakov, le directeur général de l’Opéra national du Rhin, Alain Perroux, créé l’événement, tant la production du trublion russe touche en plein coeur par son mélange d’audace, de poésie, d’émotion. On ne remerciera jamais assez Alain Perroux, depuis sa nomination en 2020, de pousser toujours plus loin la curiosité des spectateurs pour leur faire découvrir des ouvrages jamais créés en Alsace : ainsi des Oiseaux (1920) de Braunfels, du Chercheur de trésors (1920) de Schreker, ou désormais du Conte du star Saltane (1900) de Rimski-Korsakov.
Le célébrissime auteur de Schéhérazade (1888) reste aujourd’hui connu comme l’un des plus brillants pédagogues et professeurs de sa génération (complétant généreusement nombre des ouvrages inachevés de ses amis), lui qui fut pourtant initialement autodidacte, à l’instar des autres compositeurs du «groupe des cinq», Moussorgski, Balakirev, Cui et Borodine. D’abord principalement tourné vers le brio symphonique, ce que ses élèves Stravinski et Prokofiev sauront se souvenir après lui, Rimski se passionne finalement pour l’opéra à la fin de sa vie, composant coup sur coup pas moins de 10 ouvrages dans sa dernière période créatrice. Contrairement à Tchaïkovski, jugé plus «européen», Rimski tente de dédier son inspiration à la construction d’un opéra spécifiquement national, recueillant nombre de mélodies folkloriques à travers toute la Russie.
Cette coloration populaire irrigue toute la première partie joyeuse et enjouée du Conte du tsar Saltane (d’après Pouchkine), contrastant avec les intrigues vénéneuses de Babarikha et des soeurs de la tsarine, qui rappellent fugitivement les malheurs de Cendrillon. Entre exil et déclassement social avec son fils, c’est bien le récit initiatique d’un innocent, privé d’enfance, qui prend des allures d’hymne déchirant à la résilience, expliquant sans doute la célébrité du poème épique de Pouchkine, dans toute la Russie. On peut aussi déceler une critique de l’autoritarisme et de l’obéissance aveugle d’un peuple pour son souverain, lorsque la tsarine est brutalement exilée, sans raison, avec son fils.
La mise en musique des tourments et du recours au merveilleux conduit à un deuxième acte au souffle tragique exceptionnel, entre opulence wagnérienne et subtilités à la… Janacek : autant le passage magique du combat entre les deux oiseaux, que le duo avec le cygne-princesse, évoquent le bouleversant final de Jenufa dans le traitement musical (notamment la délicatesse du cor anglais en arrière-plan ou l’usage du célesta). Le dernier acte s’anime ensuite du célébrissime vol du bourdon, avant de se conclure en un final majestueux, mêlé d’emphase guerrière et solennelle.
Si l’ouvrage se suffit à lui-même pour irriguer de ses beautés
l’oreille curieuse, il prend une dimension encore plus saisissante et
actuelle dans la mise en scène de Dimitri Tcherniakov,
dont c’est là sans doute l’une des productions les plus abouties, après
le génial doublé Iolanta / Casse-Noisette (voir à Garnier en 2019)
Créé en 2019 à Bruxelles, cette production a l’audace d’imaginer un fils autiste qui ne communique que par le conte : de là l’idée de revivre avec sa mère les évènements pour comprendre l’absence du père, en les transcendant d’un imaginaire à mille lieux de la réalité plus prosaïque d’un couple divorcé. Ce parti-pris évacue le happy end volontiers naïf et artificiel des dernières scènes pour l’animer d’un regard plus cruel, où les adultes jouent les retrouvailles face à l’autiste enfermé dans les songes plus protecteurs du merveilleux. Auparavant, Tcherniakov moque les manigances de cours en grimant ses personnages de tenues volontairement grotesques, sans parler de leurs mimiques d’automates, aussi décalées que désopilantes. Mais c’est peut-être le bouleversant deuxième acte qui prend plus encore aux tripes à force de justesse narrative et poétique, en s’appuyant sur les esquisses crayonnées de Tcherniakov, qui prennent vie en un animé aussi cauchemardesque que dantesque. Malheureusement, pour des raisons budgétaires, les représentations prévues à Mulhouse seront données en version de concert.
Dimitri Tcherniakov a tenu, pour cette reprise, à choisir lui-même les chanteurs, d’où un plateau vocal à peu de chose près identique à celui entendu à Bruxelles (où le spectacle sera aussi redonné en décembre prochain). On ne peut imaginer interprète plus émouvant que Bogdan Vollov en autiste, d’abord muet, puis éloquent ensuite avec son chant parfaitement articulé et ardent. Tatiana Pavlovskaya met un peu de temps à se chauffer au niveau vocal, avant de pleinement convaincre après le I. Outre la ténébreuse Babarikha de Carole Wilson, au timbre superbement cuivré, on aime plus encore les deux soeurs interprétées par Marie Fischer et Bernarda Bobro, d’une aisance vocale superlative. Seuls les aigus un peu durs et sonores de Julia Muzychenko (La Princesse-Cygne) déçoivent quelque peu. Annoncé souffrant, Ante Jerkunica donne une nouvelle fois une leçon de classe vocale, seulement ternie par des aigus légèrement érayés en dernière partie. Tous les seconds rôles de caractère emportent l’adhésion, de même que le solide Choeur de l’Opéra national du Rhin.
Convaincante, la direction cinglante d’Aziz Shokhakimov (né en 1988) ne ménage pas ses troupes pour adopter des tempi très soutenus, au service d’une vision dramatique d’un souffle ardent. Le jeune chef ouzbek sait aussi donner toute la mesure de sa sensibilité dans les passages plus mesurés, d’une pulsion frémissante et sensuelle. Assurément l’un des grands chefs d’aujourd’hui que Strasbourg ferait bien de chérir longtemps !
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