mercredi 20 octobre 2021

« Falstaff » de Giuseppe Verdi - Barrie Kosky - Opéra de Lyon - 15/10/2021

Directeur artistique de l’Opéra comique de Berlin depuis 2012, Barrie Kosky s’est rapidement imposé comme l’une des figures incontournables parmi les metteurs en scène de renom, ce dont les spectateurs lyonnais n’ont malheureusement pas pu bénéficier en juin dernier, du fait de l’annulation des représentations publiques du Coq d’Or de Rimski-Korsakov, pour cause de grève étudiante. Si les plus mordus se sont consolés avec l’enregistrement réalisé pour la télévision (voir ici notre compte-rendu), on ne peut que se réjouir de retrouver Kosky dans une nouvelle production, cette fois dédiée au dernier ouvrage lyrique de Verdi. Le festival d’Aix-en-Provence en a eu la primeur cet été, avant Lyon, Berlin, puis Moscou.

Si le travail du metteur en scène australien apparaît un peu moins abouti en raison d’une direction d’acteur plus lâche qu’à l’habitude, il parvient à brosser d’emblée le caractère des personnages avec plusieurs détails visuels truculents. Ainsi de Falstaff, affairé à faire mijoter un plat copieux (à l’image de son appétit, bien sûr, mais aussi de son désir insatiable pour les femmes), tandis que ses acolytes Bardolfo et Pistola rivalisent de maladresses nerveuses avant de trahir leur ami. La cuisine prend une place prépondérante dans le spectacle, y compris lors des changements de décors (peu nombreux, comme souvent chez Kosky) où deux voix off s’en donnent à coeur joie pour réciter des recettes sur un ton fantaisiste et sensuel. Si la scénographie minimaliste fait la part belle à plusieurs motifs de l’Art nouveau italien, elle laisse supposer une transposition de l’action à la fin du XIXème siècle (période où a été composé l’ouvrage), alors que Falstaff se remémore les péripéties de son faste passé - le tout dans un bar miteux au I, entouré de vieillards hagards et peu reluisants. L’invraisemblance des costumes aux coupes aussi extravagantes que les couleurs bariolées, renforcent cette impression d’un délire en fin de vie.

A l’opposé de cette lecture, les tonitruances de Daniele Rustionni, qui tente d’exacerber les contrastes au I, apparaissent hors de propos, d’autant qu’on aurait aimé une plus grande attention aux couleurs, avec des interventions piquantes aux bois, notamment. Le climat plus sombre de la dernière partie de l’ouvrage convient mieux à cette battue énergique, à laquelle le public réserve toutefois une belle ovation en fin de soirée. Le plateau vocal réuni n’appelle que des éloges, au premier rang desquels le touchant Falstaff de Christopher Purves, impressionnant de justesse au niveau dramatique. La noblesse des phrasés confère à son personnage une hauteur de vue en phase avec l’inspiration shakespearienne, tandis que les aigus un peu fatigués conviennent bien à ce séducteur en fin de carrière, sur l’éternel retour. A ses côtés, un superlatif Stéphane Degout apporte à Ford un mélange de raideur bourgeoise, parfaitement incarné dans la mise en place et la nécessaire diction. Les deux rôles comiques de Bardolfo et Pistola atteignent au but, tandis que les femmes manquent de projection, mais font preuve de belles couleurs, surtout la Miss Quickly de Daniela Barcellona, très investie dans son rôle.

lundi 18 octobre 2021

Concert de l’Orchestre national de Lyon - Christian Zacharias - Auditorium de Lyon - 14/10/2021

Christian Zacharias
Faut-il encore présenter Christian Zacharias, pianiste internationalement renommé dès ses premières tournées dans les années 1970? Depuis 1992, il poursuit également une carrière de chef d’orchestre, sans jamais abandonner le clavier: le programme proposé à Lyon en témoigne, avec l’un des plus beaux concertos de Mozart, tout en mettant pertinemment en résonance des pièces néoclassiques plus méconnues de Poulenc et Stravinsky, toutes d’esprit et d’élégance.

Le concert débute avec les Danses concertantes de Stravinsky, une œuvre de commande composée en 1942, que George Balanchine popularisa deux ans plus tard en lui adjoignant une chorégraphie. On comprend pourquoi, tant Christian Zacharias se délecte de cette musique fluide et accessible, avec un art des transitions qui le rapproche d’un autre génial orchestrateur contemporain, Benjamin Britten. Cette proximité est audible dès la fanfare initiale par l’usage aussi varié que virtuose des sonorités chambristes, avec quelques emprunts au jazz. Les envolées lyriques, mâtinées d’une myriade de couleurs aux vents notamment, la rapprochent des ballets de Copland, même si l’ouvrage sait aussi gagner en modernité dans la raréfaction du tissu orchestral en deuxième partie.

La baguette de l’ancien élève de Vlado Perlemuter privilégie la clarté des plans sonores, en une patte féline qui avance avec un bel allant: la parfaite mise en place permet de respecter chaque silence, au service d’un classicisme assumé. On aurait toutefois aimé que le chef fasse davantage ressortir quelques détails, notamment les éléments volontairement grotesques inclus par Stravinsky. Quoi qu’il en soit, on se délecte tout du long des belles sonorités de l’Orchestre national de Lyon, orfèvre en la matière, qui a sans doute bénéficié de sa proximité avec la musique de Ravel (voir l’intégrale de la musique symphonique du compositeur français gravée par Leonard Slatkin pour Naxos).

En seconde partie de concert, on retrouve ce geste aérien au service de la superbe Sinfonietta (1947) de Poulenc, dont le lyrisme d’ensemble étonnamment joyeux (le compositeur a eu de fréquentes périodes dépressives) est parfaitement contrebalancé par la direction sobre de Zacharias, évitant tout pathos. L’ivresse mélodique prend un relief sautillant et fantasque dans le Molto vivace, avant de gagner en profondeur dans le très bel Andante, à la narration dominée par les cordes. On retrouve un thème guilleret et entraînant dans le Finale de ce petit bijou de finesse, qui mériterait une place plus fréquente au concert. Que le maestro Zacharias en soit remercié, là où Nikolaj Szeps-Znaider, directeur musical de l’orchestre, fait malheureusement preuve d’une curiosité moindre dans les programmes qu’il dirige ici – du moins pour l’instant.

Très attendu par l’assistance, le Dix-neuvième Concerto pour piano de Mozart nous permet d’apprécier le toucher intact de Zacharias, aux tempi toujours aussi rapidissimes. On aimerait sans doute davantage de respiration et de surprises, mais ce brio éloquent impressionne par sa probité et sa pureté de ligne. L’allégement des textures est perceptible à l’orchestre, donnant à entendre de superbes détails, notamment dans l’introduction du mouvement lent, admirablement étagé au niveau des pupitres de cordes. On affirme souvent que les tempi s’assagissent avec le poids des années: du haut de ses 71 ans, Christian Zacharias n’en a cure et poursuit son chemin sans sourciller, pour le plus grand bonheur de ses fans – manifestement nombreux à Lyon. 

mardi 5 octobre 2021

« Rinaldo » de Georg Friedrich Händel - Opéra de Rennes - 02/10/2021

A l’heure où de nombreuses maisons ont bien du mal à retrouver leur public, l’Opéra de Rennes marque un grand coup avec une salle comble et manifestement rajeunie pour son ouverture de saison. Il faut ainsi saluer le flair de son directeur Matthieu Rietzler (40 ans) pour avoir su reprendre un spectacle créé avec succès à Quimper, puis repris largement ensuite, notamment au festival de musique baroque de Sablé-sur-Sarthe en 2018.

Essentiellement porté sur la séduction visuelle, le travail de Claire Dancoisne joue de tous les artifices possibles, des costumes et masques flamboyants aux maquillages extravertis, sans oublier monstres métalliques (façon machines de Nantes) et soldats de plomb (activés comme autant de marionnettes) qui soulèvent l’admiration de l’assistance à chacune de leur apparition. Après l’entracte, une immense sculpture aux bras déstructurés, là encore métallique, rappelle L’Arbre aux serpents de Niki de Saint-Phalle (les couleurs en moins) et offre à Armida autant une garçonnière qu’une prison pour Rinaldo. Le spectacle est souvent plongé dans une pénombre mettant en valeur ces différents éléments, qui évoquent tantôt l’univers post-apocalyptique du film Mad Max ou l’imagination infernale de Jérôme Bosch. D’où vient pourtant que cette profusion laisse un goût d’inachevé ? On aurait en effet aimé que Claire Dancoisne s’attache à démêler les fils d’un livret obscur, adapté de La Jérusalem délivrée du Tasse et dont les péripéties étaient connues par les spectateurs du XVIIIe siècle.

Conscient de cette perte de savoir relatif aux textes antiques, Wajdi Mouawad n’a pas hésité à ajouter un court prologue pédagogique, dans son Œdipe d’Enesco présenté en ce moment à l’Opéra de Paris. On aurait pu aussi jouer davantage de l’opposition entre les deux camps, mal différenciés dans les costumes (ce qui fait dire à ma voisine de 10 ans environ, au bout de deux heures de spectacle, un pertinent: «C’est qui lui?»). Quoi qu’il en soit, le public, étonnamment sage pendant tout le spectacle (aucun air applaudi), offre un chaleureux tonnerre d’applaudissements à l’issue de la représentation.

Il est vrai que le plateau vocal réuni, proche de celui entendu à Sablé, touche au cœur par sa cohésion d’ensemble, dominé par le solide Thomas Dolié (Argante). Toujours aussi modeste, le baryton français semble surpris de l’accueil enthousiaste qui lui est réservé, amplement justifié par une aisance technique hors pair et un naturel bienvenu dans la composition dramatique. Paul-Antoine Bénos-Djian (Rinaldo) donne lui aussi beaucoup de satisfaction au niveau interprétatif, avec une diction éloquente, seulement mise à mal dans les passages rapides. Autour des superlatives Emmanuelle de Negri (Almirena) et Aurore Bucher (Armida), Blandine de Sansal (Goffredo) s’impose quant à elle avec une belle force d’engagement.

Autour de cette distribution qui fait la part belle à la jeunesse, Damien Guillon insuffle une énergie roborative à ses troupes du Banquet Céleste (formation qu’il a créée en 2009), à force d’attaques sèches dans les parties verticales. On aimerait toutefois davantage de respiration et de variété dans cette battue qui tourne souvent à vide – renforçant l’impression fastidieuse d’une succession d’airs et de récitatifs, propre à l’opera seria, avec trop peu d’ensembles.

dimanche 3 octobre 2021

« La Princesse jaune » de Camille Saint-Saëns - « Djamileh » de Georges Bizet - Opéra de Tours - 01/10/2021

Fermé pendant plusieurs mois pour cause de pandémie, comme partout ailleurs en France, l’Opéra de Tours en a profité pour changer de directeur général, avec la nomination en septembre 2020 de Laurent Campellone. Une heureuse nouvelle, tant l’ancien directeur musical de l’Opéra et de l’Orchestre symphonique de Saint-Etienne, entre 2004 et 2014, a acquis une renommée bien au-delà de l’Hexagone, notamment pour sa capacité à explorer le répertoire dans sa diversité, comme l’ont notamment montré les résurrections du Mage de Massenet en 2013 et des Barbares de Saint-Saëns en 2014, à chaque fois en partenariat avec le Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française. C’est précisément les équipes de son directeur artistique Alexandre Dratwicki que l’on retrouve aux manettes de cette soirée tourangelle originale, consacrée à deux ouvrages aussi courts que méconnus de Saint-Saëns et Bizet, qui seront repris à Tourcoing du 19 au 22 mai 2022.

On ne peut que se réjouir de la confrontation sur scène de ces petits bijoux composés tous deux en 1872, avec le même librettiste Louis Gallet, qui deviendra ensuite un collaborateur régulier de Saint-Saëns (Etienne Marcel, Proserpine, Ascanio, Frédégonde et Déjanire), mais aussi de Massenet (Le Roi de Lahore, Le Cid et Thaïs) et Gounod (Cinq-Mars). Ces ouvrages tentent de faire oublier la récente défaite face à l’Allemagne, en transportant l’auditeur en de lointain raffinements orientaux, du Japon à l’Egypte – du moins tels qu’un Occidental se les représente alors. Pour autant, les livrets laissent entrevoir quelques nuages, notamment une vision pessimiste des relations homme/femme, qui dut plaire autant au misogyne Saint-Saëns qu’au malheureux Bizet, empêtré dans un couple bancal. On s’amuse ainsi aux allusions à peine voilées du texte: «Je n’aime aucune femme au monde, j’aime l’amour!» affirme Haroun, alors que Kornélis trouve dans un travail acharné «l’oubli de ses peines» (au premier rang desquelles l’absence de désir pour sa promise). Les dénouements heureux tombent un peu comme un cheveu sur la soupe et sonnent davantage comme le triomphe de la raison sur la passion. Quelques années plus tard, Saint-Saëns ne cède-t-il pas à une même velléité d’auto-persuasion en succombant aux sirènes d’un mariage, pourtant voué à l’échec?

Quoi qu’il en soit, la similarité des sujets traités par les livrets ne se retrouvent pas au niveau des partitions, très différentes. Saint-Saëns montre ainsi un visage plus classique, s’appuyant sur un thème initial virevoltant et entêtant, qui revient plusieurs fois tout au long de l’ouvrage. On pense parfois à l’élan juvénile des deux premiers concertos pour piano, dont se saisit Laurent Campellone en mettant en avant la clarté des plans sonores, ainsi que plusieurs détails de l’orchestration pour les graves, en des fins de phrasé très soignées. En un style proche du Désert de Félicien David (voir le superbe enregistrement réalisé par Laurence Equilbey en 2015), Saint-Saëns joue de sobres touches orientalisantes, tout en évoquant plus particulièrement le Japon par la fine rythmique des pizzicatos aux cordes ou à la harpe. On note aussi le peu d’instruments «typiques» (le gong essentiellement) utilisés. Le traitement vocal, proche de Gounod, donne à entendre un duo final étendu et très réussi.

Les deux interprètes montrent un bon niveau global, aussi à l’aise vocalement que dans les parties théâtrales parlées, assez nombreuses. Jenny Daviet (Léna) fait ainsi valoir une belle aisance technique, portée par un velouté bienvenu dans l’émission. On peut juste lui reprocher une diction moyenne dans les passages rapides. A ses côtés, Sahy Ratia (Kornélis) perd parfois en substance dans le suraigu, trop nasal (surtout dans le Bizet qui suit, plus virtuose). On aime toutefois son beau timbre clair, tout autant que le naturel des phrasés, qui lui valent une belle ovation en fin de soirée.

Déjà montée à Rennes en 2012, cette très efficace Princesse jaune mérite sa résurrection, que ce soit sur scène ou à l’écoute du disque réalisé récemment par les équipes du Palazzetto avec rien moins que Mathias Vidal et Judith van Wanroij. Djamileh aura également cet honneur l’an prochain à l’issue des représentations prévues à Tourcoing, avec les mêmes interprètes qu’à Tours.



On ne peut que s’en réjouir, tant l’ouvrage fait entendre une musique autrement plus imaginative et colorée que celle de Saint-Saëns, fourmillant d’innovations harmoniques. Après la création, sans doute surpris par l’opulence orchestrale, certains critiques n’hésitent pas à fustiger le wagnérisme de la partition, pourtant audible à de rares endroits, notamment dans le duo final. Quelques mois plus tard, avec la musique de scène de L’Arlésienne, Bizet revient à un langage plus traditionnel, où l’ivresse mélodique et la clarté des lignes dominent.

Les interprètes apportent beaucoup de plaisir tout du long, notamment les graves opulents d’Aude Extrémo (Djamileh), qui surclasse ses partenaires dans la projection – sans doute un peu trop par endroit. On note aussi quelques placements de voix difficiles dans le suraigu, occasionnant quelques faussetés dans le trio. Philippe-Nicolas Martin (Splendiano) fait valoir son aisance dramatique habituelle, même si on peut lui reprocher un souffle un peu court dans les parties chantées.

Sur le plateau, la mise en scène inoffensive de Géraldine Martineau, pensionnaire de la Comédie-Française (avec laquelle un partenariat inédit a été engagé pour toute la saison), s’appuie sur une scénographie minimaliste et des costumes classieux. Le peu d’action n’aide pas à animer l’ensemble, bien sûr, mais on aurait aimé une direction d’acteur plus audacieuse, à même de donner davantage de consistance aux personnages. Quoi qu’il en soit, ce parti pris discret n’empêche pas de se féliciter d’une soirée globalement très réussie, vivement applaudie par un public heureux de se frotter à nouveau à l’électricité du spectacle vivant.