samedi 30 septembre 2023

« La Fille de Madame Angot » de Charles Lecocq - Richard Brunel - Opéra Comique - 29/09/2023

Voilà près de dix ans, la production d'Ali-Baba montée à l’Opéra-Comique nous rappelait combien l’héritage lyrique de Charles Lecocq, rival d’Offenbach en son temps, ne pouvait se réduire à son seul chef d’oeuvre La Fille de Madame Angot (1872). C’est précisément ce titre, pilier incontournable d’un répertoire à mi-chemin entre opéra-comique et opérette, que l’on retrouve Salle Favart pour cette rentrée, en partenariat avec les équipes du Palazzetto Bru Zane. Le Centre de musique romantique française s’était déjà illustré voilà deux ans en donnant une version de concert dirigée par Sébastien Rouland, en habituel prélude à la nouvelle intégrale de l’ouvrage gravée pour la collection «Opéra français».

Disons-le tout net : si l’exécution musicale n’atteint pas le degré de perfection attendu, notamment en terme de mise en place, elle l’emporte toutefois largement sur le disque précité, mettant au coeur de ses intentions la double exigence redoutable de ce type d’ouvrage, à savoir posséder autant des qualités vocales que théâtrales poussées pour parvenir à une expressivité haute en couleur et sans cabotinage. L’artisan incontestable de cette réussite est Hervé Niquet, qui montre là tout son amour pour ce répertoire, en empoignant la partition d’une vitalité rythmique enjouée, à même de faire vivre le plateau. On pourra évidemment noter quelques décalages ici et là avec ses chanteurs, parfois dépassés par les tempi dans les verticalités, mais il n’en reste pas moins que cette musique sait pétiller comme du champagne : un but brillamment atteint, avec les forces de l’Orchestre de chambre de Paris, très engagé pour l’occasion.

Que dire aussi de l’excellent Choeur du Concert Spirituel ? Bien qu’un peu trop sonore au I, il donne à chacune de ses interventions un entrain millimétré, à même de rendre l’énergie populaire propre à l’ouvrage, autour d’une attention notable au niveau de la diction. Très réussie également, la prestation des seconds rôles impressionne par son abattage comique, tout particulièrement les superlatifs Pierre Derhet (Pomponnet) et Matthieu Lécroart (Larivaudière), à juste titre très applaudis en fin de représentation. On aime aussi la prestation toute d’aisance dramatique de Julien Behr (Ange Pitou), qui sait porter l’ambivalence de son personnage, et ce malgré une émission un peu étroite par endroit. Les femmes sont plus en retrait, en peinant à porter la gouaille et l’insolence de leur rôle. Ainsi de Véronique Gens (Mademoiselle Lange), dont l’allure aristocratique peine à convaincre ici, de même que la projection limitée dans les dialogues, trop fades. Il reste bien sûr le sens de l’élégance et l’art des phrasés, mais le compte n’y est toujours pas au niveau comique. On lui préfère Hélène Guilmette (Clairette Angot) en ce domaine, même si on aimerait davantage de présence et surtout de substance dans le timbre, parfois trop pâle.

La mise en scène de Richard Brunel transpose l’action dans les conflits sociaux de la fin des années 1960, afin de restituer la compréhension des enjeux au public d’aujourd’hui, moins connaisseur de la période du Directoire : l’opposition entre monarchistes et républicains prend ici des allures de lutte des classes, avec les bourgeois nantis opposés aux ouvriers contestataires. Le propos est sympathique, sans jamais prendre une ampleur plus élaborée, compte tenu des limites du livret, mais reste surtout séduisant dans son illustration visuelle : l’impressionnante structure métallique imaginée par Bruno de Lavenère donne autant un festival de couleurs que du volume à l’ensemble, permettant à l’énergie des artistes de se déployer sur un espace étendu. Avec le plateau tournant, ce décor astucieux sait aussi réserver quelques surprises, tel que ce cinéma magnifié par la beauté des éclairages variés de Laurent Castaingt, avec plusieurs clins d’oeil savoureux aux films de l’époque (dont ceux de Jacques Demy).

vendredi 29 septembre 2023

« Lohengrin » de Richard Wagner - Kirill Serebrennikov - Opéra Bastille à Paris - 27/09/2023

Parmi les événements de la rentrée, la nouvelle production de Lohengrin (1850) de Richard Wagner fait date, tant elle est indissociable de la personnalité de son metteur en scène, Kirill Serebrennikov (né en 1969) : opposant au régime de Vladimir Poutine, l’ancien directeur du Théâtre Gogol de Moscou a en effet été impliqué dans une affaire de détournement de fonds publics, qui ressemble fort à une machination politique, compte tenu des éléments du dossier. Malgré son assignation à résidence pendant près de deux ans, jusqu’en 2019, l’artiste russe a poursuivi à distance ses activités de cinéaste et de metteur en scène, à l’aide de son avocat et de ses assistants (dont le danseur Evgeny Kulagin), avant de pouvoir enfin quitter la Russie.

Après son film La Femme de Tchaïkovski, présenté au festival de Cannes 2022, l’artiste russe fait des débuts très attendus à l’Opéra National de Paris en s’attaquant au dernier chef d’oeuvre de la période romantique de Wagner : souvent perçu comme une apologie de la guerre et du culte du chef, le livret de Lohengrin pose aujourd’hui question, ce qui explique les nombreuses mises à distance critique sur scène (voir notamment le travail de David Alden à Gand en 2018, qui transpose l'action en une société totalitaire). Avec Serebrennikov, il est nécessaire de lire le texte de présentation pour comprendre les nouveaux ressorts en jeu, centrés autour de la folie d’Elsa : ayant perdu la raison après la mort de son frère à la guerre, Elsa délire en première partie en imaginant l’arrivée d’un sauveur, en la personne de Lohengrin. Revenue à la réalité au II, l’héroïne perturbée tente de se relever avec Ortrud, qui la soigne dans un hôpital psychiatrique, tandis que les affres de la guerre se rapprochent de plus en plus des protagonistes.

L’originalité du travail de Serebrennikov est d’éclairer d’une facette nouvelle les deux personnages sombres de l’ouvrage, Ortrud et son mari Friedrich, en les faisant passer pour des opposants résolus à la guerre : c’est là le point de départ d’une mise en scène grandiose, qui montre les horreurs des conflits guerriers sur de multiples écran en hauteur, parallèlement à la scène. Les superbes photographies et vidéos en noir et blanc, magnifiés par les jeux de lumières en contre-jour (de la nature sublimée aux gribouillages ténébreux d’Elsa, façon « art brut »), apportent un contre-point bienvenu à l’action, parfois trop statique. Pour autant, ce brio visuel souffre de certaines redites, en lien avec les délires obsessionnels d’Elsa au I, tandis que la multiplicité des points de vue n’aide pas toujours à la compréhension des enjeux. Ce foisonnement visuel laisse aussi parfois de côté les chanteurs, réduits à des poses hiératiques et impersonnelles, loin de la direction d’acteur attendue pour les impliquer davantage au récit.

On aime toutefois la capacité de Serebrennikov à bien opposer l’atmosphère des différents actes, notamment au II avec un huis-clos étouffant qui évoque certains films de Bergman : le rétrécissement de la scène aux deux premiers actes, en lien avec l’horizon bouché et confus d’Elsa, apporte aussi un confort acoustique saisissant, qui permet de mettre en valeur le chant, tout particulièrement celui du Chœur de l’Opéra de Paris, en grande forme pour l’occasion. Enfin, l’irruption inattendue du merveilleux, lorsque les corps des morts se réveillent, surprend par son audace : c’est pourtant là une énième vision délirante d’Elsa, à l’instar des pouvoirs magiques qu’elle confère au mirage Lohengrin, seule contre tous.

Face à cette mise en scène visuellement époustouflante, le plateau vocal se montre de très belle tenue, dominé par un Piotr Beczala au sommet de sa forme : la maîtrise sans effort impressionne tout du long, de même que son métal brillant et ardent, au service de phrasés d’une intelligence confondante pour mettre en valeur le texte. Luxe suprême, le ténor polonais ne s’en tient pas à la seule vaillance vocale et sait aussi rendre ses piani émouvants, dans l’intimité des parties plus apaisées. A ses côtés, Sinead Campbell Wallace campe une Elsa convaincante dans la fragilité, autour d’une technique souple et solide sur toute la tessiture. On aimerait toutefois un engagement scénique plus poussé pour nous emporter pleinement, notamment dans son duo un rien trop pâle face à Ortrud. On savoure précisément l’expérience de Nina Stemme dans ce rôle prépondérant, qui confère à la chanteuse suédoise toute l’autorité vénéneuse requise, autour d’un métal cuivré toujours parfaitement articulé et projeté, même si le suraigu laisse entendre un recours trop prononcé au vibrato. Malgré un timbre fatigué, Wolfgang Koch incarne un Telramund saisissant de vérité expressive, tandis que Kwangchul Youn donne à son rôle des contours d’une grande noblesse, à la ligne très sure, à l’instar du superlatif Shenyang.

En dehors de la prestation de haute volée du chœur, déjà évoquée, la grande satisfaction de la soirée revient à la fosse, enflammée par un chef des grands soirs : Alexander Sody, déjà applaudi ici-même en début d'année dans Peter Grimes, impressionne par le mélange de velouté et de fragilité dévolu aux cordes, en des phrasés legato qui semblent suspendre le temps, tout en apportant vivacité et souplesse par ailleurs, sans jamais couvrir les chanteurs. Si on ajoute les effets de spatialisation des cuivres, répartis en différents endroits de la salle, la sensation d’ivresse sonore ressentie n’est pas pour rien dans la réussite de la soirée.

lundi 25 septembre 2023

« Les Boréades » de Jean-Philippe Rameau - György Vashegyi - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 23/09/2023

Les Boréades (1763) reste aujourd’hui encore considéré comme l’un des ouvrages mythiques de Jean-Philippe Rameau, et ce à plus d’un titre. Interrompues par le décès du compositeur en 1764, les répétitions de cet ultime opéra furent annulées pour une multiplicité de raisons (cabale, incendie et censure, selon Sylvie Bouissou), repoussant la création à 1964, pour le deux centième anniversaire de la mort de Rameau ! On doit à John Eliott Gardiner et Jean-Louis Martinoty la première représentation scénique de l’ouvrage au festival d’Aix-en-Provence en 1982, suivie du tout premier disque intégral dirigé par le même Gardiner, pour Erato. Une année 2014 riche en célébration, qui fêtait le 250e anniversaire de la mort de Rameau en grande pompe, redonnant aux Boréades le chemin de la scène, cette fois en version de concert à Aix.

Malgré ses qualités musicales intrinsèques, l’écoute des Boréades sur scène est en effet restée très rare jusqu’en 2018 (et ce malgré la création à l’Opéra de Paris en 2003), date à laquelle la Bibliothèque Nationale de France a récupéré les droits d’exploitation de l’ouvrage, jusque-là détenus par une société privée plus soucieuse de ses intérêts financiers que de faire connaître l’ouvrage au plus grand nombre. Cette époque désormais révolue, on se réjouit de pouvoir assister à une nouvelle représentation au Théâtre des Champs-Elysées, menée par l’un des plus grands spécialistes actuels de ce répertoire en la personne de György Vashegyi, dont on n'a cessé de dire tout le bien de ses disques Rameau pour Glossa (voir notamment Les Fêtes de Polymnie). Le label Warner-Erato a d’ores et déjà prévu de graver Les Boréades avec György Vashegyi, pour une parution annoncée l’an prochain.

En attendant, le concert a permis aux troupes de Vashegyi de se familiariser complètement avec l’ouvrage : il reste encore du travail à effectuer au niveau de la périlleuse ouverture, qui fait entendre des cors trop timides, tandis que le pupitre des hautbois se montre faible au niveau de la virtuosité (une constante tout au long du concert, surtout en comparaison des superlatifs flûtes et bassons). En dehors de ces imperfections techniques, on retrouve le geste sûr de Vashegyi qui privilégie l’assise des basses et la précision des attaques à la dynamique, parfois un rien trop raide. Si l’ouvrage sollicite beaucoup les vents, il donne aussi une part éloquente au choeur, sans doute le plus bel atout de la soirée grâce au choeur Purcell, qui ravit par son engagement et ses nuances, sans jamais négliger la nécessaire diction. 

Que dire, aussi, du superbe plateau vocal réuni, qui donne à Sabine Devieilhe (Alphise) l’occasion de démontrer une fois encore toute sa classe dans ce répertoire, entre timbre de rêve, suprême maitrise technique et art de sculpter les mots au service du sens ! A peine pourra-t-on lui reprocher un manque de volume en certains endroits, mais c’est là un détail à ce niveau interprétatif. C’est peut-être plus encore Reinoud Van Mechelen (Abaris) qui remporte une totale adhésion, tant il prend à bras le corps toutes les difficultés vocales, étonnamment nombreuses, qui font soupçonner des influences italiennes pour l’écriture de son rôle. Eloquence et phrasés aériens se conjuguent pour donner à son interprétation un sens de l’évidence, comme si le rôle avait été écrit pour lui. A ses côtés, Gwendoline Blondeel (Sémire, Amour, Polymnie, Nymphe) surprend par son tempérament fougueux, porté par une voix bien posée et puissante, dont on aimerait toutefois davantage de variété sur la durée.

Autour du solide Tassis Christoyannis (Apollon), Thomas Dolié (Borée) donne une leçon de vérité dramatique dans son court rôle, démontrant toute la maturité artistique atteinte par le baryton français, désormais sûr de ses moyens. Philippe Estèphe compose quant à lui un convainquant Borilée, du fait d’un timbre ténébreux parfaitement articulé, mais dont les phrasés montrent parfois de légers décalages avec l’orchestre. Enfin, la principale déception de la soirée vient malheureusement de Benedikt Kristjánsson (Calisis), qui peine à affronter les hauteurs de la tessiture requise par son rôle, occasionnant perte de substance et justesse toute relative.

dimanche 17 septembre 2023

« Don Pasquale » de Gaetano Donizetti - Damiano Michieletto - Opéra Garnier à Paris - 14/09/2023

L’Opéra de Paris avait créé l’événement voilà cinq ans en faisant entrer à son répertoire l’un des plus parfaits chefs d’oeuvre de Gaetano Donizetti, Don Pasquale (1843) : après la reprise de 2019, c’est là une nouvelle occasion de découvrir cet ouvrage aussi délicieux que méconnu dans nos contrées. Composé pour le Théâtre Italien, cet opéra bouffe doit beaucoup de son charme à son orchestration en grande partie portée par les vents, qui dut séduire le public parisien à la création par sa coloration féline et aérienne. La direction de Speranza Scappucci, toute de légèreté admirablement étagée au niveau des différents pupitres, est l’un des grands atouts de la soirée : le sens de la respiration et des nuances, particulièrement dans les parties apaisées, est un régal tout du long, apportant aux chanteurs un tapis de velours qui ne les obligent pas à forcer leur instrument. Toujours fluide et équilibré, ce geste s’éveille dans les passages plus enflammés, gardant tout son rythme à la pochade de Donizetti.

Si le livret lorgne du côté de Goldoni en narrant les inévitables duperies autour d’un barbon en mal de sensation libidineuse, il peine à soutenir l’intérêt tout du long, du fait d’un sentiment de déjà-vu. C’est sans doute pourquoi Damiano Michieletto choisit de donner davantage de profondeur aux différents personnages, en montrant plusieurs sous-textes tout au long de l’action. Ainsi de Don Pasquale grimé en vieux garçon terne et solitaire, finalement touchant lors de la réminiscence des scènes d’enfance avec sa mère. A ses côtés, le personnage muet du majordome, ici interprété par une malicieuse Marie-Pascale Grenier, gagne en importance autour de quelques saynètes savoureuses avec le barbon, même si l’interlude avec trompette solo montre l’envers du décor d’une solitude tragique, en écho à celle de Don Pasquale. 

L’opposition entre le monde figé de Don Pasquale et la jeunesse rayonnante de Norina est parfaitement incarné par la scénographie, qui balaye l’intérieur poussiéreux du barbon pour faire entrer la modernité d’un studio photo avec caméra : c’est là l’occasion de figurer les rêves de grandeur de l’habilleuse Norina, déjà toute étourdie par le tour qu’elle s’apprête à jouer avec Malatesta. Seul le dernier acte baisse quelque peu en intensité, avec un usage de marionnettes qui n’apporte pas grand-chose, si ce n’est faire office de remplissage. Quoi qu’il en soit, le travail de Michieletto reste fidèle à l’ouvrage par son attention aux nécessités comiques, tout en offrant une profondeur tragique inattendue en montrant la solitude des êtres, une fois éloignés de l’apparat social.

Le plateau vocal réunit se montre de bonne tenue, sans pour autant atteindre les sommets. Très efficace au niveau théâtral, Laurent Naouri (Don Pasquale) ne peut toutefois faire oublier un timbre aux aigus fatigués, parfois inaudible face à l’orchestre. Les graves le montrent plus à son avantage, à l’instar d’un Florian Sempey (Dottor Malatesta) bien en voix. C’est là un rôle à la mesure baryton français, qui n’a pas à forcer l’émission outre mesure pour faire valoir toutes ses qualités de diction. On aime aussi l’aisance naturelle et aérienne de René Barbera (Ernesto), qui porte la beauté de son timbre solaire tout du long. Manquant de volume en comparaison, Julie Fuchs (Norina) compense cet inconvénient par une solidité technique sans faille sur toute la tessiture, autour d’aigus d’une facilité déconcertante de brio et d’agilité.