lundi 28 février 2022

« Iphigénie en Tauride » de Gluck - Christophe Rousset - Opéra de Rouen - 25/02/2022

Nommé en 2017 à la tête de l’Opéra de Rouen Normandie, Loïc Lachenal (né en 1978) n’hésite pas à prendre la parole peu avant le spectacle afin de sensibiliser les spectateurs aux résonances locales du conflit guerrier qui a embrasé l’Ukraine la veille. Deux interprètes sont ainsi directement touchés, du fait de leur nationalité, respectivement géorgienne et... ukrainienne. Mais la production a aussi enduré de nombreuses déconvenues au niveau du rôle‑titre, d’abord destiné à Karine Deshayes, avant que Véronique Gens ne renonce à son tour. C’est finalement la jeune Hélène Carpentier (née en 1996), révélation classique de l’Adami en 2018, qui fait ses débuts dans ce rôle ô combien délicat, appris en seulement deux jours pour pouvoir commencer les répétitions avec toute l’équipe. Le pari est relevé haut la main, tant la soprano fait valoir une musicalité et une présence saisissante tout du long, et ce malgré des premières interventions trop prudentes au début – le trac sans doute. Mais quelle assurance ensuite dans la projection parfaitement maîtrisée sur toute la tessiture, tandis que la rondeur d’émission et l’incarnation dramatique expliquent logiquement l’ovation reçue en fin de soirée ! A peine pourra‑t‑on souhaiter une attention au texte plus soutenue dans les récitatifs, pour les prochaines représentations.

C’est là le point fort reconnu de Jérôme Boutillier (Oreste), qui impressionne encore dans ce domaine par ses qualités d’articulation, même si son premier air manque quelque peu de chair pour se saisir des intentions tragiques, attendues. Il convainc davantage en seconde partie par la finesse du développement de ses états d’âme, permettant de rendre crédible la hauteur de vue de sa volonté de sacrifice. Autre grande satisfaction de la soirée, Ben Bliss (Pylade) reçoit des applaudissements aussi chaleureux qu’amplement mérités, tant son éloquence radieuse nous emporte d’emblée par sa sincérité directe. Cet élan dramatique donne à son duo avec Oreste un éclat toujours percutant, passant aisément la barrière de l’orchestre. A ses côtés, on regrette que Pierre‑Yves Pruvot déçoive autant dans son rôle de Thoas, au vibrato trop prononcé, sans parler de son timbre terne et rêche. C’est là la seule fausse note de cette soirée en tout point réussie, à l’instar des seconds rôles parfaits, dominés par la superlative Diane d’Iryna Kyshliaruk. Que dire aussi du chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie, qui ne nous a jamais semblé aussi à l’aise dans la précision de ses interventions – il est vrai magnifié par la spatialisation de son opportune répartition dans la salle (en deux groupes hommes/femmes) ?


Pour ses débuts à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, Christophe Rousset n’a pas fait le choix des instruments d’époque (contrairement à Alessandro De Marchi, entendu voilà un mois avec les mêmes interprètes, dans le méconnu Don Juan de Gluck) : pour autant, le chef français n’a pas son pareil pour chauffer les cordes à blanc dans les parties verticales, volontiers péremptoire et ivre de tempi rapidissimes par endroit. La finesse des passages plus lyriques, admirablement étagés et nuancés, donne un relief toujours passionnant de couleurs exacerbées, qui rappelle combien Rousset connait ce répertoire sur le bout des doigts (voir notamment ces enregistrements des Horaces et Tarare de Salieri, le plus célèbre élève de Gluck).

La production de Robert Carsen, déjà acclamée dans le monde entier, de Londres, Chicago à San Francisco, en passant par Madrid et Toronto en 2011, puis Paris en 2019, emporte d’emblée l’adhésion par sa capacité à entrer dans le drame avec une étonnante économie de moyens. Privée de tout accessoire, à l’exception d’un petit module qui se soulève à deux reprises pour figurer un autel, la scénographie très sombre joue sur la variété des éclairages afin de révéler des tableaux fugitifs, animés par le rythme tourbillonnant des danseurs autour des rôles principaux. Un rien répétitif sur la durée (notamment dans le premier tableau après l’entracte), ce dispositif incite à une opportune concentration sur les tourments des rôles principaux, souvent hagards face à des événements qui les dépassent. Il faut dire que le livret baisse en qualité en seconde partie, ce qu’un Piccini, également auteur d’une Iphigénie en Tauride à la même époque que Gluck, a tenté de corriger en donnant davantage de profondeur au rôle de Thoas, devenu amoureux d’Iphigénie. Quoi qu’il en soit, la musique étourdissante de Gluck, toujours au service du texte, sait faire oublier ces quelques faiblesses et nous emporter dans le destin tragique de ces figures bien connues de la mythologie antique, pour le plus grand bonheur du chaleureux public de Rouen, visiblement ravi.

dimanche 13 février 2022

« La Walkyrie » de Richard Wagner - Charles Roubaud - Opéra de Marseille - 11/02/2022

Ces dernières semaines, les incertitudes liées à la pandémie ont occasionné bien des frayeurs à la direction de l’Opéra de Marseille, qui a dû remplacer en dernière minute le chef d’orchestre Lawrence Foster et la mezzo Béatrice Uria Monzon, dans le rôle de Fricka. De même, il a fallu placer l’orchestre en fond de scène afin de respecter la distanciation sociale, ce qui a contraint Charles Roubaud à une adaptation minimaliste de sa mise en scène déjà présentée ici même en 2007. Dénué de tout accessoire, le plateau est animé des seules projections vidéo sur le rideau qui sépare les chanteurs de l’orchestre, Roubaud insistant sur quelques références signifiantes (le bouc comme symbole de fécondité et de perversité) ou plus classiquement sur la force brute des éléments. C’est principalement la direction d’acteur qui donne de la force à son travail, bénéficiant de la proximité de la scène avec le public, tout en se permettant quelques rares audaces : Siegmund séduit ainsi Sieglinde dès leur premier contact, en buvant l’eau recueillie dans ses mains, tandis que Wotan apparaît comme un personnage plus sombre et cruel, autant dans son apparence physique que dans le meurtre inattendu de Hunding.

La réussite de la production tient avant tout du plateau vocal réuni, qui recueille des applaudissements enthousiastes de la part d’un public volontiers rajeuni – on note là les heureux effets de la mise en place du programme « Fortissimo!  », voilà trois ans, qui offre aux moins de 28 ans des tarifs imbattables (10 euros la place en dernière minute, notamment). De quoi se délecter de l’incontestable flair du directeur de l’Opéra de Marseille en matière de voix, comme le prouve la réunion d’un couple d’exception, constitué de Nikolai Schukoff (Siegmund) et Sophie Koch (Sieglinde). Spécialiste du répertoire straussien et wagnérien, la mezzo française ose ainsi aborder un rôle plus aigu que sa tessiture – à la manière de l’évolution vocale de Petra Lang, par exemple. Le pari est tenu haut la main, tant Koch impressionne par ses qualités de diction, avant de se saisir des périlleuses difficultés dans l’aigu sans jamais sacrifier à la rondeur d’émission. A ses côtés, Nikolai Schukoff emporte également l’adhésion par ses qualités d’articulation, au service d’une force de conviction peu commune. Même si son émission se rétrécit dans le suraigu, au détriment de la substance, le ténor autrichien impressionne par la parfaite maîtrise technique de son instrument, faisant vivre le texte avec une grande intelligence.

Sophie Koch et Nicolas Courjal

On retrouve ces qualités d’incarnation chez Petra Lang (Brünnhilde), autour de phrasés veloutés, d’une précision millimétrée avec l’orchestre. Il est toutefois impossible d’oublier qu’elle n’a plus guère l’âge du rôle, autant physiquement qu’au niveau des prouesses vocales (suraigus arrachés et médium qui manque de soutien). Malgré quelques passages trop mélodramatiques (avec des « r  » trop appuyés), Samuel Youn donne un éclat bienvenu à son Wotan, d’une fraîcheur vocale insolente sur toute la tessiture, à l’instar de la radieuse Aude Extremo (Fricka). La mezzo française trouve là un rôle à la parfaite mesure de ses moyens, faisant valoir avec une aisance confondante la beauté de son timbre, autant que sa voix large et admirablement projetée. A ses côtés, l’impact physique de Nicolas Courjal donne aussi beaucoup de satisfactions pour son court rôle de Hunding, de même que les superlatives walkyries réunies pour l’occasion, qui démontrent toute l’attention accordée aux seconds rôles.

La surprise vient aussi de l’adaptation orchestrale réalisée par le compositeur et chef d’orchestre Eberhard Kloke, qui réduit l’effectif à cinquante musiciens, là où environ quatre vingt dix sont habituellement préférés (ce qui reste inférieur à l’orchestration originale de Wagner, aux cent dix musiciens prévus). On gagne en légèreté et en souplesse, sans jamais couvrir les chanteurs, ce que l’on perd en force d’impact pour les pages guerrières, dont la fameuse « Chevauchée des Walkyries ». A ce jeu là, la direction d’Adrian Prabava est un régal d’équilibre, portant une attention bienvenue aux alliages de timbres parfois morbides, sans pour autant perdre de vue l’élan narratif global, le tout en un geste assez vif. Assurément l’un des grands atouts de la soirée, avec le formidable plateau vocal réuni.

jeudi 10 février 2022

« Orfeo ed Euridice » de Christoph Willibald Gluck - Damiano Michieletto - Opéra Comique de Berlin - 06/02/2022

Fêtées partout ailleurs en Europe, les mises scène de Damiano Michieletto (né en 1975) restent beaucoup trop rares en France, probablement en raison de ses deux dernières productions parisiennes ratées, Samson et Dalila en 2016 et Don Pasquale en 2018. Plus réussi, son Barbier de Séville sera repris à Garnier en juin prochain, après avoir été présenté en 2014. Une initiative louable, tant on se souvient de la capacité de l’Italien à revisiter les ouvrages dans leur déroulé dramatique, sans pour autant les brusquer d’une radicalité visuelle, ce qui nous avait valu l’un des plus beaux spectacles vus à Francfort, avec Le Son lointain, de Schreker en 2019.

La nouvelle production d’Orfeo ed Euridice (1762) de Gluck (1714-1787), donnée dans la version de Vienne en italien, avec l’ajout du ballet parisien plus tardif, est un coup de cœur tout aussi fort. Difficile à monter du fait d’une action trop statique (hormis l’affrontement spectaculaire avec les Furies), l’ouvrage reste marqué par la production intemporelle, merveille de poésie, réalisée par Pina Bausch à Paris et plusieurs fois reprise. Damiano Michieletto choisit un parti pris radicalement différent en mettant au centre de l’action le chemin de douleur d’Orphée, qui semble condamné à revivre éternellement la perte d’Eurydice, après son inattendu suicide : c’est là une idée force de la mise en scène que de montrer ce geste fatal à plusieurs reprises dans l’action, alors qu’Orphée est interné dans une maison de repos. La scénographie impressionne tout du long par son éloquente sobriété, où la froide et impersonnelle blancheur des murs est habilement revisitée par le jeu sur les volumes. La scène des Enfers est certainement la plus réussie, tant le décor se rétrécit en emboîtant plusieurs cadres, offrant autant un écrin acoustique bienvenu de résonance qu’un huis clos étouffant dans le corps‑à‑corps avec les furies. La folie d’Orphée est suggérée par les dernières scènes de ballet où sa promise se démultiplie sous ses yeux en quatre doubles dévitalisés, tandis que l’Amour transformée en maître des illusions se moque une dernière fois de la naïveté du héros malheureux.

Face à cette merveille d’intelligence parfaitement réglée au niveau visuel, la direction étourdissante de David Bates nous emporte dès l’Ouverture, aux attaques sèches. Même si le chœur initial fuit trop l’émotion, du fait d’un geste volontairement vif, l’élan aérien donne une modernité bienvenue à l’ensemble, tout en marquant ostensiblement les transitions entre les scènes, par des silences opportuns. Toute la finesse de l’écriture épurée de Gluck, toujours au service de l’action dramatique, ressort admirablement ici. Il faut dire que le plateau vocal réuni n’est pas pour rien dans la réussite de la soirée. Ainsi de Carlo Vistoli qui campe un Orphée des plus touchants, admirable sur le plan technique, et ce malgré un suraigu au fort vibrato, au début. A ses côtés, Nadja Mchantaf (Eurydice) n’est pas en reste dans la musicalité, au velouté parfaitement projetée, tandis que Josefine Mindus (Amour) assure bien son court rôle, par sa rondeur d’émission et sa prestance naturelle. Mais c’est peut‑être plus encore la qualité superlative du chœur Vocalconsort Berlin, fondé en 2003, qui donne beaucoup d’impact à ses interventions, tout en faisant entendre chaque individualité. Un grand spectacle à voir ou à revoir jusqu’au 7 juillet prochain, dans le cadre toujours aussi chaleureux du Komische Oper de Berlin.

mercredi 9 février 2022

« Antéchrist » de Rued Langgaard - Ersan Mondtag - Deutsche Oper à Berlin - 05/02/2022

Un an après l’annulation des représentations prévues pour l’Antéchrist de Rued Langgaard (1893‑1952), la production imaginée par le trublion allemand Ersan Mondtag, renommé pour ses mises en scène théâtrales sulfureuses, est enfin présentée au Deutsche Oper. Pour ses débuts dans la grande maison berlinoise, le jeune metteur en scène  (né en 1987) s’attaque à l’unique ouvrage lyrique de Langgaard, un contemporain méconnu de Carl Nielsen. Peu estimé de son vivant dans son propre pays, le Danois a pourtant eu l’honneur d’une création de sa Première Symphonie « Pastorale des récifs » par rien moins que l’Orchestre philharmonique de Berlin, en 1913. Ce coup d’éclat resta malheureusement isolé, et ce malgré l’incontestable ambition de l’ouvrage, étonnant autant par ses dimensions (plus d’une heure de musique) que ses influences parfaitement maîtrisées (une orchestration opulente et brillante, à mi‑chemin entre Scriabine et Richard Strauss).

Très prolifique, Langgaard se distingua ensuite par l’écriture de symphonies plus proches de l’urgence aérienne et nerveuse d’Hindemith, tout en marquant son intérêt pour les sujets religieux, autour de la figure de l’Antéchrist (une sorte «d’anti‑Messie» qui annonce l’avènement de Satan). Ce sujet fonde le livret d’Antéchrist (1923, révisé en 1930), dû au compositeur lui‑même, autour d’un ouvrage malheureusement trop statique, finalement plus proche de l’oratorio proprement dit. Dans un contexte d’effondrement de l’harmonie espérée entre les peuples, après les traumatismes de la Première Guerre mondiale, Langgaard exprime son tempérament pessimiste, critiquant autant l’action temporelle des autorités religieuses, que la dépravation des mœurs et les évolutions trop rapides du monde moderne. L’ouvrage est refusé par deux fois par l’Opéra de Copenhague, Langgaard ne parvenant à faire jouer de son vivant que le Prélude et quelques extraits isolés. La « naissance » de l’ouvrage n’intervient qu’en 1980 grâce à Michael Schønwandt (concert radiophonique), avant la création scénique mondiale à l’Opéra d’Innsbruck en 1999. On se reportera avec intérêt à l’unique DVD disponible, suite aux captations intervenues pour la production de la première scénique danoise en 2002, magnifiée par la direction lumineuse de Thomas Dausgaard (Dacapo, 2005). De quoi offrir les meilleures conditions de découverte de l’art singulier d’un compositeur volontiers excentrique, notamment dans ses audaces orchestrales.

D’emblée, le Danois surprend par son mélange d’économie de moyen et d’opulence, que ce soit dans l’entêtant Prélude (en hommage à Bach) ou le premier duo, aux relents impressionnistes, entre l’Esprit de mystère et son Echo. La direction très analytique et prudente apparait un rien flottante dans les passages mesurés. Il faut dire que le chef initialement prévu, Stephan Zilias, a dû laisser sa place au dernier moment, indisposé par le covid. Pour le remplacer, le Deutsche Oper a eu la bonne idée de faire appel à Hermann Bäumer, l’un des rares connaisseurs de la partition, tout droit venu de Mayence, où il a dirigé la création allemande en 2018. Peu à peu, le chef prend ses marques, tandis que le chant à l’éloquence wagnérienne triomphante, comme la musique qui gagne en fluidité, permettent de tendre une oreille d’abord curieuse, puis franchement enthousiaste. C’est que Langgaard semble avoir voulu démontrer toute l’étendue de son savoir‑faire en faisant se succéder des styles volontairement variés, tantôt proche de la Salomé de Strauss, parfois de Hindemith, là encore. Le Danois impressionne surtout dans les scènes spectaculaires dédiées aux créatures infernales, jouant d’ostinatos hypnotiques aux percussions et cuivres – ces derniers en partie placés en hauteur de part et d’autre de la scène, en un effet sonore percutant. On retrouve là un exemple des audaces de ce compositeur fantasque, parfois en avance sur son temps, ce qui lui valut l’admiration posthume de Ligeti, impressionné par son Harmonie des sphères (1919).

Après ses prestations remarquées à l’Opéra des Flandres (voir en 2020 et 2021), Ersan Mondtag ne convainc qu’à moitié ici, donnant le meilleur pour ses talents de plasticien, en un décor expressionniste admirablement revisité par les éclairages, sans parler de ses costumes dantesques et volontairement grotesques, proches des visions cauchemardesques d’Otto Dix ou George Grosz. Pour autant, ces artifices visuels apparaissent trop redondants sur la durée, à l’instar de la présence quasi permanente des danseurs pour « meubler » l’action. Contrairement à son travail pour Le Forgeron de Gand de Schreker, où l’Allemand avait audacieusement critiqué le passé colonial belge, la cohérence des partis‑pris sonne ici comme trop artificielle. Ainsi de l’insistance sur le sexe non genré de la quasi‑totalité des interprètes, de même que les références absconses des notes d’intention, qui évoquent le film Inception, sans aucune justification. Quoi qu’il en soit, le public réserve un accueil chaleureux à la production, dont la qualité tient aussi des atouts homogènes du plateau vocal, dominé par le chant radieux et puissant de Flurina Stucki (La Grande Putain).
 

mardi 8 février 2022

« La Femme silencieuse » de Richard Strauss - Barrie Kosky - Opéra de Munich - 04/02/2022

Avec l’imposition de mesures sanitaires de bon sens (jauge réduite, port obligatoire d’un masque ffp2 et contrôle d’identité avec le pass sanitaire), les autorités bavaroises ont réussi non seulement à maintenir les productions prévues depuis le début de l’année, mais également la formidable vitalité du lieu : on est agréablement surpris, en tant qu’habitué des salles hexagonales, du nombre considérable de personnes présentes avant le spectacle pour boire un verre dans les différents lieux prévus à cet effet. De même, pendant l’entracte, on se surprend à découvrir un parterre d’orchestre entièrement vide, tandis que les spectateurs se sustentent un peu partout. Dans ce contexte, l’Opéra de Paris a judicieusement emboité le pas de ses homologues germaniques, en permettant la réservation au préalable de diners pendant l’entracte – une initiative à saluer vivement pour faire vivre les représentations bien au-delà du spectacle proprement dit.

A Munich, l’Opéra de Bavière n’en oublie pas de fêter les enfants qui ont fait sa gloire à travers le monde, tel Richard Strauss. Même s’il a souvent préféré l’Opéra de Dresde pour créer ses ouvrages lyriques, le Bavarois honore logiquement le hall d’entrée de son buste, en face de celui de Richard Wagner, tout en voyant régulièrement ses ouvrages montés jusqu’aux plus rares, telle cette Femme silencieuse (1934). Moins couru que les chefs d’oeuvre d’avant 1920, cet ouvrage peine à renouveler son inspiration musicale, empruntant sans vergogne aux délices tonaux du Chevalier à la rose, tandis que le livret de Zweig lorgne du côté des comédies de Goldoni, sans jamais réellement surprendre. Pour autant, le métier de Strauss réserve quelques moments délicieux, notamment dans la palette enivrante des couleurs orchestrales et dans la virtuosité piquante des ensembles. Ce petit bijou d’orfèvre nécessite toutefois un plateau vocal homogène et rompu aux difficultés techniques de la partition pour exprimer pleinement l’humour distillé ici et là.

Le défi n’est malheureusement qu’imparfaitement réussi, du fait d’un niveau inégal côté féminin, avec la gouvernante bien pâle de Christa Payer et le suraigu peu harmonieux des deux sopranos, Lavinia Dames (Isotta) et Tara Erraught (Carlotta). La première joue trop de son vibrato pour convaincre tout du long, ce qui est dommageable compte tenu de l’importance du rôle. A l’inverse, Tara Erraught (Carlotta) s’impose avec des graves parfaits, aussi suaves que parfaitement projetés, tandis que la plus belle satisfaction vocale revient à l’irrésistible barbier de Björn Bürger. Le baryton allemand fait valoir la beauté de son timbre par une émission naturelle, trouvant le juste équilibre entre jubilation dans la tromperie et manifestation d’autorité (en lien avec la mise en scène qui lui confie un rôle de maître de cérémonie). On aime aussi le solide neveu incarné par Daniel Behle ou le choeur local, parfaitement en place. Dommage que Franz Hawlata manque d’éclat dans son rôle prépondérant de barbon trompé : la voix usée n’aide pas à donner du mordant à ses reparties, et ce malgré un art du parlé-chanté parfaitement maîtrisé.

Dans la fosse, l’expérimenté Stefan Stoltesz, ancien directeur musical de l’Opéra d’Essen de 1997 à 2013, montre qu’il connait les moindres recoins de la partition, imprimant des phrasés d’un naturel toujours alerte, au service de l’efficacité théâtrale. Malgré quelques infimes réserves, notamment des cuivres un rien trop forts par endroit, l’Orchestre de l’Opéra de Bavière donne lui aussi beaucoup de satisfaction, tout particulièrement dans la précision des attaques.

lundi 7 février 2022

« La Petite renarde rusée » de Leoš Janáček - Barrie Kosky - Opéra de Munich - 03/02/2022

Opéra de Munich
Lieu de résidence de l’Opéra et du Ballet de Bavière, le Théâtre national de Munich a été reconstruit en 1963 dans un état pratiquement identique à celui d’avant-guerre, contrairement aux choix opérés dans de nombreuses villes allemandes (notamment à Francfort la même année). C’est là un choix heureux, tant la décoration de la salle surprend d’emblée par la finesse de sa décoration dans le style de 1825, avec ses frises aux motifs néo-classique, ses couleurs pastel et ses monumentales caryatides pour la loge royale. On aime aussi les élégants fauteuils d’orchestre en bois blanc et or, recouverts de velours rose sur le dossier, à l’instar des rampes des circulations. Outre le somptueux foyer, lui aussi reproduit à l’identique, on chemine parmi les tableaux et bustes des célébrités locales, de Richard Wagner à Richard Strauss, en passant par les plus controversés Carl Orff et Werner Egk. Les chanteurs et chefs d’orchestre de renom ne sont pas oubliés, tel Bruno Walter, ancien directeur général de la musique entre 1913 et 1922.

Reconnue parmi les plus prestigieuses bien au-delà des frontières allemandes, la Maison bavaroise a eu la bonne idée de recruter Serge Dorny à sa direction. Bien connu en France, où il a dirigé l’Opéra de Lyon entre 2003 et 2021, le Belge s’est distingué par sa curiosité pour l’exploration du répertoire, notamment celui du début du XXème siècle, tout en accueillant des metteurs en scène audacieux, tel Barrie Kosky l’an passé (voir notamment Le Coq d’or et Falstaff). Pour sa première saison à Munich, Serge Dorny choisit de poursuivre sa collaboration avec l’inventif Australien, déjà bien connu ici pour le dépoussiérage audacieux opéré en 2010, avec La Femme silencieuse de Richard Strauss (un spectacle repris en ce moment). Dans ce contexte, la nouvelle production de La Petite renarde rusée (1924) de Leoš Janáček (1854-1928) est l’un des spectacles les plus attendus de la saison, à voir ou revoir pendant le festival cet été.

D’emblée, avant même que résonnent les premières notes du prélude, Barrie Kosky impose la concentration en dévoilant un plateau entièrement dénudé, seulement occupé par quelques personnes affairées à enterrer un proche. C’est là l’idée force de cette production que de refuser de montrer la nature ou les animaux, en opposant deux conceptions de la vie, celle des amoureux de la liberté et de l’insouciance (les animaux du livret, habillés avec des couleurs chatoyantes et toujours en mouvement) à celle des plus inquiets, qui acceptent les contraintes souvent castratrices de l’organisation sociale. On reconnait dans ces derniers les hommes du livret, tout de noir vêtus, toujours immobiles et piégés dans une trappe, à l’instar de certains personnages de Beckett. Plutôt que de forêt, Kosky donne à voir un fascinant mélange de fils tissés qui s’entremêlent et se revisitent en permanence, comme un symbole de régénération mais aussi des différents possibles que la vie nous offre. La finesse des éclairages n’est pas pour rien dans la réussite de cette scénographie évocatrice et originale, qui explore le noir dans toute son épure, tout en jouant sur les reflets des matières (du strass aux paillettes, en passant par d’inattendus boas !). Seules quelques rares scènes échappent à ce traitement, tel le burlesque et coloré festin de la renarde, qui se régale des poules transformées en cocotte de cabaret, aussi ravissantes qu’écervelées. Outre le statisme de certaines scènes, on pourra toutefois reprocher à cette production de ne pas aider à s’y retrouver parmi les nombreux personnages du livret, si ce n’est par l’identification visuelle en deux camps distincts.

Quoi qu’il en soit, le public réserve un accueil chaleureux à ce travail cohérent et visuellement enchanteur, de même qu’au plateau vocal homogène réuni pour l’occasion. On aime tout particulièrement la fraicheur d’Elena Tsallagova (la Renarde) et Angela Brower (le Renard), au chant aussi soyeux qu’engagé. A leur côté, Wolfgang Koch (Le garde-chasse) compense un timbre fatigué par une belle noblesse de ligne, tandis que Martin Snell (Le pasteur, Le blaireau) se distingue par son intensité, toujours de belle tenue. La direction de Mirga Grazinytė-Tyla souffle quant à elle le chaud et le froid en jouant sur les variations de tempi, très vifs dans les passages enlevés, plus apaisés en contraste ensuite. Impressionnante de mise en place, la direction se perd parfois dans les détails et l’exacerbation des couleurs, au détriment de la vision d’ensemble et de la spontanéité. On se régale toutefois de la qualité de l’Orchestre de l’Opéra de Bavière, notamment la cohésion d’ensemble, le tout magnifié par une acoustique flatteuse.