mardi 30 avril 2024

« Elektra » de Richard Strauss - Cornelius Meister - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 29/04/2024

 

Parmi les plus ouvrages les plus spectaculaires de Richard Strauss, Elektra (1909) ne cesse de fasciner par le déchaînement de ses forces orchestrales telluriques, comme son efficacité théâtrale étouffante en forme de huis-clos, d’une noirceur tour à tour morbide et éclatante, jusque dans les cris de ses héroïnes. Les hommes n’y ont qu’une place marginale, même si la rencontre entre Electre et Oreste touche au coeur en fin d’opéra. Donné d’une traite, en moins de deux heures, l’ouvrage ne peut manquer de faire son effet, comme c’est le cas ici avec les interprètes de tout premier plan rassemblés pour l’événement.

Le Théâtre des Champs-Elysées accueille en effet les membres aguerris à ce répertoire de l’Orchestre de l’Opéra de Stuttgart, où l’ouvrage a été donné de la fin mars à la mi-avril. On y retrouve la quasi-totalité du plateau vocal exceptionnel qui y a été réuni, mais sans la mise en scène de Peter Konwitschny, ce que l’on regrette évidemment. Les interprètes ont toutefois fait le choix de chanter sans pupitres, en reprenant la plupart des indications scéniques du spectacle donné à Stuttgart, ce qui donne une vérité théâtrale pour le moins inattendue s’agissant d’une version de concert.

On reste toutefois sur sa faim concernant la direction haute en couleurs de Cornelius Meister, qui exalte les modernités de la partition avec des rebonds éruptifs et des tempi enlevés, mais pêche par son peu d’intérêt pour le narratif : où sont les ambiances morbides, les ruptures abruptes ? Cette lecture en technicolor manque par trop d’âpreté et de variété, pour se concentrer sur la seule musique pure. Le drame, lui, passe au second plan dans cette interprétation trop extérieure.

Fort heureusement, un plateau vocal de classe internationale est sur scène, logiquement applaudi par un public dithyrambique en fin de représentation. Malgré quelques aigus arrachés en première partie, signe d’un timbre qui commence à porter le poids des années, Irène Theorin s’impose brillamment en Electre : aussi bien son tempérament dramatique, qui la porte à vivre son personnage à chaque instant, que ses graves mordants et vénéneux, sont un régal tout du long. Après Toulouse en 2021, Violeta Urmana (Clytemnestre) retrouve l’un de ses rôles fétiches, où elle fait valoir sa grande classe vocale, sans jamais verser dans la sur-interprétation. Mais c’est peut-être plus encore Simone Schneider (Chrysothémis), trop rare en France, qui emporte l’adhésion par son engagement toujours très précis, portée par une technique sans failles sur l’ensemble de la tessiture. Sa noblesse de phrasés est un délice constant, à l’instar de l’Oreste admirablement articulé de Paweł Konik, au timbre chaud et bien projeté. Tous les seconds rôles sont parfaitement distribués, ce qui donne beaucoup de consistance aux scènes avec les servantes, notamment. Parmi elles, se distingue les graves cuivrés de Stine Marie Fischer, une chanteuse à suivre.

lundi 29 avril 2024

« Guercoeur » d'Albéric Magnard- Opéra national du Rhin à Strasbourg - 28/04/2024

Personnalité fascinante à plus d’un titre, le compositeur français Albéric Magnard (1865-1914) n’a pas fini de déclencher les passions : sa mort tragique pour avoir voulu défendre son manoir coûte que coûte face aux soldats allemands, au début de la Première guerre mondiale, le fit alors connaitre au plus grand nombre en tant que martyr patriotique. Malgré cette publicité inédite, sa musique est toujours restée l’apanage de ses rares soutiens et admirateurs, il est vrai rafraichi par un caractère farouchement indépendant et abrupt, hors de toutes modes et coteries. De nos jours, ses ouvrages lyriques comme ses quatre symphonies restent inexplicablement absentes des programmes de concert, là où le disque a été heureusement plus disert, depuis les gravures réalisées par Michel Plasson pour EMI à la fin des années 1980.

La création tardive de son deuxième opéra Guercoeur, son ouvrage le plus monumental (d’une durée d’environ trois heures), n’intervint qu’en 1931, soit trente ans tout juste après sa composition. On y découvre une musique toujours impressionnante par sa hauteur de vue, évitant soigneusement toute facilité, que ce soit au niveau mélodique ou dans la coloration orchestrale : un souffle majestueux s’épanouit en un flot continu, digne de son modèle avoué, Wagner. Si Magnard s’est également autorisé à écrire lui-même son livret, tout en ayant aussi recours aux leitmotivs, son langage reste d’une clarté toute française, en lien avec l’admiration pour les ainés Franck, Chausson ou d’Indy (son professeur le plus marquant). On ne trouve en revanche aucune trace des dentelles de son contemporain Debussy, Magnard restant attaché à un accompagnement plus opulent en comparaison, principalement conduit par les cordes, ainsi qu’à une déclamation proche de la tragédie lyrique héritée de Gluck jusqu’à Berlioz.

A l’instar de son dernier ouvrage lyrique Bérénice, monté à Tours en 2014 pour célébrer le centenaire de la mort du compositeur, Guercoeur n’évite pas un certain statisme de l’action, du fait de son livret en grande partie philosophique. Point de départ inédit, l’opéra débute par une confrontation entre la Vérité, une sorte de divinité laïque, et son héros défunt, insatisfait de son passage trop court sur terre. Une fois autorisé à quitter ce «purgatoire», Guercoeur retourne sur terre deux ans après sa mort, pour constater qu’aucune des graines semées n’a germé : sa femme Giselle a déjà trouvé le réconfort dans les bras de son meilleur ami Heurtal, tandis que ce dernier est devenu un traitre à la cause politique commune, acquise jadis à la démocratie. Le peuple lui-même le déçoit par sa versatilité, de son refus de prendre son destin en main à l’emballement pour les promesses vertigineuses du dictateur Heurtal. Revenu auprès de la Vérité, Guercoeur trouve finalement l’apaisement en écoutant son message d’espérance pour bâtir un monde meilleur, progressivement débarrassé des petitesses et égoïsmes nationaux, par l’effort de chacun.


Autour de ce livret ambitieux, Magnard fascine par sa capacité à ciseler chacun de ses tableaux d’une atmosphère toujours renouvelée, entre les ambiances éthérées du premier acte, avec le chœur énigmatique en sourdine en coulisses (admirable Chœur de l’Opéra national du Rhin, très bien préparé pour l’occasion), aux tendresses éperdues de Giselle, d’un lyrisme très émouvant, au début du II. Que dire, aussi, de la vigueur rageuse des choeurs à la fin du même acte (le plus long), avant le tout dernier, irisé du chant radieux des cordes, pour offrir un tapis velouté et idéal aux interprètes. Tout amoureux de l’orchestre ne peut qu’être à la fête ici, tandis que les amateurs de lyrique se régalent des parties plus proches de l’oratorio profane.

Il faut dire qu’un maître est dans la fosse en la personne d’Ingo Metzmacher, qui fait là ses débuts à l'ONR. Sa direction souple et féline évite toute lourdeur en adoptant des tempi assez vifs, d’un équilibre souverain avec le plateau. Et quel plateau réuni ! On ne pouvait imaginer meilleur interprète du rôle-titre que Stéphane Degout, toujours aussi impressionnant de facilité dans la puissance maitrisée, au service d’une prestation de grande classe, entre prononciation idoine et attention au sens. On retrouve de semblables qualités chez Catherine Hunold, malheureusement desservie par des aigus peu justes dans les piani. On lui préfère le chant homogène sur toute la tessiture d’Antoinette Dennefeld, par ailleurs très convaincante au niveau dramatique. En dehors d’une émission parfois nasale, Julien Henric touche au but par sa force d’incarnation, en lien avec le caractère de son personnage, tandis que les seconds rôles se montrent idéalement distribués. Ces derniers sont dominés par la superlative Souffrance d’Adriana Bignagni Lesca, qu’on espère entendre dans un rôle plus étoffé encore à l’avenir.

La mise en scène toute de sobriété Christof Loy (déjà applaudi ici-même et à Berlin en 2022 pour la production d’une autre rareté, Le Chercheur de trésors de Franz Schreker) joue sur son habituel minimalisme au niveau des décors, pour se concentrer sur la direction d’acteurs, très précise. Le natif d’Essen oppose les mondes céleste et terrestre, figurés respectivement en noir et blanc, tout en intercalant entre les deux un paysage idyllique de Claude Lorrain, coincé comme une parenthèse évocatrice du rêve d’un monde meilleur. De quoi annoncer dès le début du II les espoirs ambivalents de Guercoeur (comme un double de Magnard), hésitant entre renonciation au monde et volonté de prendre part à son amélioration, avant sa transfiguration finale auprès de la Vérité. Si le travail tout d’élégance de Loy permet de se concentrer sur le message d’édification morale de l’ouvrage, il reste toutefois en deçà dans les passages symphoniques, où il aurait pu oser davantage au niveau visuel.

Quoi qu’il en soit, cette résurrection est à marquer d’une pierre blanche, ce qui conduit à saluer la curiosité et la persévérance d’Alain Perroux (directeur général de l’Opéra national du Rhin depuis 2020) pour valoriser les répertoires les plus méconnus et stimuler la curiosité des publics. Les partenariats avec France Musique et Arte permettront au plus grand nombre de découvrir ou redécouvrir ce spectacle, en audio ou en digital, avant une commercialisation en DVD prévue par l’éditeur Bel Air Classiques.

dimanche 28 avril 2024

Concert de l'Orchestre philharmonique de Munich - Krzysztof Urbanski - Isarphilharmonie à Munich - 27/04/2024

Le concert prend place dans la salle provisoire appelée Isarphilharmonie, où l’Orchestre philharmonique de Munich est en résidence depuis son ouverture en 2021, et ce jusqu’en 2027, date de la réouverture du centre culturel de Gasteig (actuellement en rénovation). La salle entièrement moderne, de 1 900 places, est attenante à une ancienne usine, qui héberge une bibliothèque municipale, autant qu’elle sert de foyer pour les concerts. Un buste de Sergiu Celibidache accueille les spectateurs pour faire la jonction entre les deux espaces, rappelant le long mandat du chef roumain (1979‑1996), à même de donner une renommée internationale à la formation.

La soirée débute avec le Concerto pour violoncelle (1970) de Witold Lutoslawski, l’un de ses ouvrages les plus fameux, qui a trouvé une place immédiatement prépondérante grâce à son dédicataire et infatigable défenseur Mstislav Rostropovitch, mais aussi par son contexte alors tragique, entre souffrances personnelles (décès de la mère du compositeur) et troubles politiques explosifs en Pologne. Le début minimaliste et sombre, confié au violoncelle solo, fait entendre une seule note reprise en scansion, qui revient tout du long comme un écho sinistre. L’atmosphère oppressante et lancinante est brutalement interrompue par les appels dissonants des trompettes, avec les cordes en pizzicati : de quoi lancer le discours d’ensemble, qui met en valeur une palette subtile de sonorités, admirablement étagées par le chef Krzysztof Urbanski. La partition n’évite pas un aspect séquentiel, mais reste toujours passionnante par son inventivité et ses traits de détail inattendus. Lorsqu’une mélodie toute d’hésitation tonale vient à émerger aux cordes, le compositeur la pare de glissandi aussi inquiétants les uns que les autres, évoquant certaines musiques de film d’horreur. La direction précise d’Urbanski est un régal dans ce contexte, en identifiant l’expression par blocs, menant à des tutti d’une force émotionnelle irrespirable. Sol Gabetta est d’emblée au diapason, en un mélange de finesse d’expression dans les piani et de virtuosité toujours maîtrisée dans les parties plus emphatiques. En bis, elle interprète avec trois violoncellistes du rang Le Chant des oiseaux catalan jadis popularisé par Pablo Casals.

Après l’entracte, Krzysztof Urbanski abandonne toute partition pour embrasser de ses gestes spectaculaires et de son énergie, les moindres détails de la Septième Symphonie (1885) de Dvorák : ses tutti très articulés, parfois massifs dans les oppositions entre pupitres, trouvent une urgence bienvenue dans les attaques dramatiques et volontairement sèches. Un élan plus brahmsien s’épanouit dans les passages lyriques, aux transitions fluides, qui conduisent naturellement à l’expressivité mélodique de l’Adagio, avec flûte et hautbois en avant. Quelques nuages viennent obscurcir l’horizon dans les graves, mais Urbanski garde toujours l’équilibre entre valorisation analytique et conduite du discours d’ensemble, notamment à la fin du mouvement, délicatement murmurée aux cordes. La volonté d’allégement est plus encore perceptible pour apporter une élégance féline au Scherzo, même si la fin du Trio manque de mystère. Le Finale, structuré dans l’élaboration virtuose de ses verticalités entremêlées, convient bien au chef polonais, qui met en avant le discours principal conduit par les cordes, avant la péroraison finale toute de majesté contenue.

samedi 27 avril 2024

« Lucrezia » d'Ottorino Respighi et « Der Mond » de Carl Orff - Barrie Kosky - Opéra de Munich - 26/04/2024

Si la plupart des représentations de l’Opéra de Bavière ont lieu dans la vaste salle du Théâtre national (2 100 places), il faut se précipiter pour voir ceux organisés dans l’intimité du Théâtre Cuvilliés, évidemment plus rares. Bien que reconstruit après la Seconde Guerre mondiale, ce petit théâtre rococo a su conserver sa décoration originale, qui avait heureusement été mise à l’abri des bombardements : outre ses dorures éclatantes et ses drapés rougeoyants en trompe‑l’œil, cette salle chargée d’histoire peut s’enorgueillir d’avoir accueilli la création d’Idoménée de Mozart, en 1780.

Un placement à l’orchestre ou en loge de face est préférable, tant les loges de côté ne permettent pas une vision optimale, y compris au premier rang, sauf à se pencher pendant tout le spectacle pour embrasser la totalité de la scène. Seul regret : les surtitres ne sont proposés qu’en allemand, alors que l’écran semble pouvoir accueillir deux langues. Rénové en entre 2004 et 2008, le théâtre permet d’accueillir des productions plus ambitieuses qu’il n’y paraît, du fait de la profondeur étendue de sa scène, qui a notamment permis l’installation d’un plateau tournant. Pour autant, la mise en scène de Tamara Trunova choisit de restreindre l’espace à l’avant‑scène pour la première partie du spectacle, consacrée à Lucrèce (1937) d’Ottorino Respighi, dans une réduction de Richard Whilds (2024). Cet opéra en un acte est relié pour la première fois à un autre ouvrage contemporain tout aussi bref, dans une réduction de Takénori Némoto (2007), La Lune de Carl Orff (1939), parfois donné seul (comme à Paris en 2007) mais le plus souvent avec son « jumeau », inspiré d’un autre conte de Grimm, Die Kluge (La Finaude) – quoiqu’à Francfort l'an passé avec un couplage inattendu.


La scène rétrécie pour Lucrèce cherche à créer une sensation de malaise, enfermant l’héroïne et ses suivantes dans des petites vitrines de verre, comme autant de trophées accessibles au plus offrant. La masculinité toxique, ici dénoncée, s’incarne dans l’aspect physique interchangeable des mâles, qui s’interrogent sur la fidélité de leur promise, avant que l’un d’eux ne commette l’irréparable. Plus tard, après l’entracte, les mêmes s’autorisent toutes les audaces en se partageant la Lune, jusqu’à réveiller les morts. La scénographie ouvre enfin la scène pour dévoiler un décor monumental (chargé d’accueillir le chœur), qui évoque une sorte de forêt découpée en pop‑up, admirablement revisitée par les éclairages.

Musicalement, les deux ouvrages appartiennent à des esthétiques différentes, Respighi faisant valoir ses dons d’orchestrateur et son inspiration néoclassique, aux textures globalement allégées, avec quelques emprunts hérités de Puccini dans les réparties aériennes aux vents. Le langage plus immédiatement accessible d’Orff donne davantage de place à l’expression mélodique, autour d’une orchestration minimaliste aux nombreux traits percussifs évocateurs et aux sonorités volontairement grotesques, d’une grande efficacité théâtrale. La première partie piquante de La Lune paraît toutefois plus réussie, là où Orff semble atteindre ses limites dans les passages intimistes, plus convenus en comparaison. Quoi qu’il en soit, la jeune cheffe Ustina Dubitsky (34 ans) trouve le ton juste pour lier les deux ouvrages, offrant une mise en valeur d’une assise rythmique toujours précise et stimulante, d’une expressivité lumineuse. On espère entendre très vite en France cette grande musicienne, qui n’est pas pour rien dans la réussite de la soirée.

L’autre atout décisif revient au plateau vocal réuni, qui permet de découvrir les jeunes pousses déjà très affûtées de l’Opéra Studio (équivalent de l’Académie de l’Opéra national de Paris). Outre des voix graves masculines impressionnantes dans les seconds rôles, on est surtout émerveillé par le chant souple et naturel de Natalie Lewis (La Voce), au timbre chaud et suave, qui emporte l’adhésion. Louise Foor donne beaucoup de vérité théâtrale à sa Lucrezia, parfaitement tenue sur l’ensemble de la tessiture, de même que Vitor Bispo (Tarquinio), un peu lent à se chauffer, avant de convaincre dans les parties plus vénéneuses, à la fin. On aime aussi le chant ardent de Liam Bonthrone (le Narrateur), bien épaulé par un Daniel Noyola solide dans ses différents rôles.

vendredi 26 avril 2024

Concert de l'Orchestre symphonique de la Radio de Hesse - Nicholas Collon - Alte Oper à Francfort - 25/04/2024

Nicholas Collon

Fondé en 1929, l’Orchestre symphonique de la Radio de Hesse (anciennement appelé Orchestre symphonique de la Radio de Francfort) a connu une renommée internationale grâce à l’intégrale Mahler gravée par son chef Eliahu Inbal, dans les années 1980. Depuis, la formation a su s’attacher des chefs aussi éminents que Paavo Järvi ou Alain Altinoglu (actuellement en poste), tout en faisant appel à plusieurs chefs invités au long de la saison, comme c’est le cas pour le présent concert avec le chef britannique Nicholas Collon (né en 1983). En dehors de la hr‑Sendesaal (840 places), la plupart des concerts ont lieu à l’Alte Oper, qui ne doit pas être confondue avec la salle de l’Opéra, située à quelques encablures de la gare. Le bâtiment a été reconstruit à l’identique dans les années 1970 pour ce qui est de son aspect extérieur, tout en offrant deux auditoriums modernes à l’intérieur, respectivement de 700 et 2 500 places.

C’est bien entendu dans la grande salle que le concert débute, avec la courte pièce symphonique Chorale (2002) de Magnus Lindberg. Le compositeur finlandais y oppose de grands effets de masse entre les pupitres : les mélodies se superposent en une atmosphère volontiers planante, qui s’achève dans la sérénité. Le contraste n’en est que plus saisissant avec le langage plus pointilliste de l’Estonien Erkki‑Sven Tüür (né en 1959), pour la création allemande de son Troisième Concerto pour violon « Entretiens avec l’inconnu ». Il s’agit là d’une nouvelle commande de l’Orchestre symphonique de la Radio de Hesse auprès de ce compositeur, après son Premier Concerto pour violon en 1999 (créé à Paris en 2004), son Concerto pour piano en 2006 et sa Septième Symphonie en 2009. Tüür fait l’étalage de toute sa maîtrise de la forme dans un ouvrage assez étendu (37 minutes jouées d’un seul tenant), en un langage expressif et coloré qui fuit la consonance. C’est peu dire que le violon engagé de Vadim Gluzman, qui a créé l’œuvre à Salem (Oregon) le 27 janvier dernier, relève le défi de la virtuosité, sachant aussi unifier les différents aspects séquentiels par son attention aux transitions. Il est bien aidé par les sonorités splendides des autres musiciens, admirablement étagées par Nicholas Collon, ce qui confirme que cette formation est bien l’une des meilleures d’Allemagne, à l’instar de ses équivalents à Berlin ou Munich.

Après l’entracte, les forces telluriques convoquées par Richard Strauss pour la Symphonie alpestre (1915) trouvent en Nicholas Collon un interprète davantage intéressé par la musique pure, au détriment du narratif, caractéristique qu’on avait déjà pu observer lors d’un concert qu’il avait dirigé à Lyon en 2019. Des tempi enlevés viennent ainsi dynamiser toute la formation, en une lecture qui fuit respiration et hédonisme, pour offrir un pont inattendu avec les audaces rythmiques de Hindemith. Les parties apaisées se montrent plus attentives aux détails, là où les tutti déchaînés mettent tous les groupes d’instruments sur un même plan sonore, n’évitant pas une certaine cacophonie par endroits. Les cordes chauffées à blanc ne ménagent pas leur investissement, en des attaques souvent nerveuses. Dans cette optique, la déflagration des tutti ne laisse que peu de place à la mélodie, évitant tout kitsch, mais laisse un arrière‑goût de sécheresse émotionnelle pour le moins décevant. Si le style est contestable, en fonction des attentes, la réalisation orchestrale touche au but, grâce à l’excellence des cors et trompettes notamment, accueillis par des applaudissements aussi enthousiastes que mérités. On reviendra certainement entendre cette superbe formation, mais avec un autre chef.

lundi 22 avril 2024

« Déjanire » de Camille Saint-Saëns - Kazuki Yamada - Disque Palazzetto Bru Zane

Depuis Les Barbares voilà dix ans, le Palazzetto Bru Zane (PBZ) a poursuivi peu à peu son projet d’enregistrer toutes les raretés lyriques du plus célèbre compositeur de son temps. De Proserpine au Timbre d'argent, en passant par La Princesse jaune et Phryné, on reste frappé par la diversité de l’inspiration de Saint‑Saëns, à même de démontrer sa curiosité et sa maîtrise de nombreuses sujets et formes, bien éloignés de l’image de la figure académique trop sérieuse dans laquelle il s’est souvent laissé enfermer, plus ou moins volontairement. A preuve, son goût éperdu pour l’art antique s’est épanoui autant en une délicieuse pochade, avec Phryné (1893), avant de remettre au goût du jour le modèle ancien de la tragédie lyrique, pour sa Déjanire revisitée en 1911.

L’histoire du dernier ouvrage lyrique de Saint-Saëns souffre de la confusion avec la musique de scène composée pour la création de la tragédie éponyme de Louis Gallet, en 1898. En réalité, bien que Saint‑Saëns soit reparti du même livret, il en allège considérablement les dialogues pour les transformer en récitatifs, dans le moule déclamatoire éloquent de la tradition de Gluck. Plus des trois quarts de la musique est nouvellement composée, tandis que celle préservée est entièrement réinstrumentée, avec l’ajout d’un nouveau Prélude citant le thème initial de son poème symphonique La Jeunesse d’Hercule (1877).

Si l’ouvrage souffre de quelques raideurs, il gagne à la réécoute pour en pénétrer peu à peu les beautés, notamment ses chœurs majestueux, très bien écrits et interprétés par un Chœur de l’Opéra de Monte‑Carlo d’une belle cohésion, surtout côté masculin. Une fois n’est pas coutume, les équipes du PBZ font appel à deux chanteuses non francophones pour les rôles principaux, Kate Aldrich (Déjanire) et Anna Dowsley (Phénice), peu à l’aise avec les exigences de la prononciation. Malgré une émission parfois nasale, Julien Dran (Hercule) séduit en ce domaine, tout en faisant l’étalage d’une expression ardente, en phase avec son rôle héroïque. La distribution est bien complétée par une superlative Anaïs Constans (Iole), tandis que Jérôme Boutillier (Philoctète) assure l’essentiel, mais se montre un rien plus raide qu’à l’habitude.

Enfin, la direction mesurée de Kazuki Yamada met en valeur les timbres de l’Orchestre philharmonique de Monte‑Carlo, mais peine à mettre davantage en relief les scènes de caractère.

dimanche 21 avril 2024

« Street Scenes » d’après Kurt Weill - Ted Huffman - MC 93 à Bobigny - 21/04/2024

Comme chaque année (voir l’an passé à l’Athénée), l’Académie de l’Opéra national de Paris confronte sa troupe à plusieurs spectacles en public : de quoi l’habituer à l’électricité du spectacle vivant, à l’instar des jeunes recrues de l’Orchestre Ostinato. Après plusieurs années d’absence suite aux travaux de rénovation de la MC93 de Bobigny, l’Académie y fait son retour dans une salle modernisée notamment quant à l’isolation phonique extérieure.

Pour accueillir Street Scene (1947), l’un des chefs‑d’œuvre de la période américaine de Kurt Weill, la salle a été aménagée autour d’un dispositif original, en plaçant une partie du public derrière la fosse, tandis qu’un gradin permet aux chanteurs de surplomber et entourer l’orchestre, de tous côtés. Hormis cet aménagement, aucun décor ne vient surcharger l’action, qui repose sur la direction d’acteur dynamique de Ted Huffman. Dans ce huis‑clos immédiatement étouffant, le public est ainsi placé en situation de voyeur, un peu à la manière de James Stewart dans Fenêtre sur cour (1954). 

La version proposée réduit l’action aux personnages principaux, induisant quelques coupures, ce qui permet au spectacle, ainsi intitulé au pluriel « Street Scenes », de rester dans des limites raisonnables en terme de durée, soit deux heures et demie, avec un entracte (davantage que les extraits déjà donnés par l’Académie en 2010 dans une autre mise en scène). L’ouvrage avait connu un regain d’intérêt lors de l’édition du premier enregistrement mondial en 1991 (Decca), avant la récente production haute en couleur de John Fulljames (en 2018 à Madrid puis en 2020 à Monte‑Carlo).

Musicalement, Street Scene lorgne davantage vers la comédie musicale que l’opéra, en gardant toujours une hauteur de vue digne de son livret, qui questionne tout du long les corsets sociaux, surtout pour ce qui tient de la condition féminine. A cet effet, la dernière partie plus sombre, aux verticalités plus audacieuses pour coller au drame, donne une profondeur bienvenue à l’ensemble. Auparavant, les nombreux rythmes de jazz entremêlés (avec l’ajout d’une batterie) annoncent déjà Bernstein, ce qui inspire manifestement Huffman dans le duo aux danses voltigeuses, entre Mae Jones et Dick. Si le tout est bien enlevé, on regrette toutefois le peu d’identification des personnages, notamment leurs liens familiaux, au‑delà des costumes qui différencient les origines sociales.

L’interprétation, très homogène, s’avère réjouissante de bout en bout, entre la lumineuse Margarita Polonskaya (Anna Maurrant) et le ténébreux Ihor Mostovoi (Frank Maurrant), tous deux très investis dramatiquement. On aime aussi le Sam ardent de Kevin Punnackal, de même que l’excellent chœur des commères, tenu par les piquantes Sima Ouahman (Greta Fiorentino) et Seray Pinar (Emma Jones). Dans la fosse, la cheffe Yshani Perinpanayagam (41 ans) insuffle une belle énergie, en un sens du swing communicatif, et ce sans jamais couvrir ses interprètes (il est vrai sonorisés). Une très belle production, qui permet d’apprécier les talents de demain, que l’Académie promeut avec beaucoup de flair.

samedi 20 avril 2024

Concert de l'Orchestre symphonique Les Clés d’Euphonia - Auditorium Jean-Pierre Miquel à Vincennes - 20/04/2024

Face à l’offre francilienne pléthorique en matière de musique classique, quoi qu’en disent les inévitables grognons, plusieurs formations symphoniques constituées d’amateurs tracent leur chemin pour assouvir leur passion et rayonner auprès d’un public varié, dont plusieurs « primo‑accédants » : si l’Orchestre Ostinato sort déjà de ce cadre, puisqu’il parvient à rémunérer ses jeunes membres sortis du Conservatoire, on peut citer les Chœurs et Orchestres des Grandes Ecoles (COGE, une association d’intérêt général, créée en 1984). Plus récent, l’orchestre symphonique Les Clés d’Euphonia a été fondé en 2011 par d’anciens membres du COGE, dont Laëtitia Trouvé, toujours chef principal de la formation.

Ses troupes sont en résidence à Vincennes, où l’auditorium Jean‑Pierre Miquel, d’un peu moins de 300 places, les accueille fidèlement. Du fait de la gratuité (avec participation libre), les concerts sont complets le jour même de l’ouverture des réservations : il faut donc être réactif pour faire partie des heureux « gagnants » et bénéficier de l’acoustique chaleureuse de l’auditorium, un indéniable atout, même si un placement en milieu de salle est à éviter, tant il avantage les cuivres, un rien trop sonores. Le rapprochement avec la scène est donc à privilégier, afin de baigner au cœur des cordes, d’une précision très homogène.

Disons-le tout net, le niveau global des interprètes est ce que l’on pouvait attendre de meilleur de la part d’un orchestre amateur, ce qui s’explique sans doute par la sélection initiale exigeante, après audition. On se délecte ainsi plusieurs fois du son tour à tour velouté et virtuose des clarinettes, hautbois et cor anglais – ce dernier évidemment très sollicité dans le mouvement lent de la Symphonie « Du nouveau monde » (1893) de Dvorák. Si le son global de l’orchestre apparaît souvent trop compact, notamment en une roborative Ouverture des Noces de Figaro (1786) de Mozart, la précision d’ensemble sonne juste, avec quelques incidents finalement très rares aux cors.


Il est vrai que la formation bénéficie du geste attentif et sans fioritures de Laëtitia Trouvé, qui n’est pas pour rien dans le sérieux et la tenue d’ensemble du concert. C’est peut-être plus encore la présentation initiale de la Neuvième Symphonie de Dvorák qui fait tout le prix de cette soirée, tant la cheffe sait jongler entre contextualisation historique et identification musicale des motifs orchestraux (avec de nombreux courts extraits à l’appui), en une volonté pédagogique accessible, qui rappelle ses illustres prédécesseurs, Bernstein en tête. Une exigence artistique à l’image de la programmation, plus variée que ce que le présent concert pourrait laisser à penser, comme en témoigne le précédent, consacré à la Cinquième Symphonie de Sibelius et aux Interludes marins de Britten.

mardi 16 avril 2024

« Le Lac d'argent » de Kurt Weill - Ersan Mondtag - Opéra national de Lorraine à Nancy - 14/04/2024

En ces temps de coupes budgétaires pour la plupart des maisons lyriques, on se réjouit de l’audace de l’Opéra national de Lorraine de proposer le rarissime Lac d’argent (1933), tout dernier ouvrage lyrique composé par Kurt Weill avant son départ définitif d’Allemagne. Disons‑le tout net : il s’agit là de l’un des chefs‑d’œuvre méconnu de l’ancien élève de Ferruccio Busoni, en grande partie éclipsé par les opéras composés auparavant avec Bertolt Brecht. Sur la demande expresse du librettiste Georg Kaiser, dramaturge alors aussi célèbre que Brecht, la musique laisse une large part à l’expression mélodique, au détriment du modernisme rythmique préféré auparavant. Il s’agit là de la troisième et dernière collaboration entre les deux hommes, après Le Protagoniste en 1926 et Le Tsar se fait photographier en 1928 (voir l’an passé à Francfort), deux brefs ouvrages en un acte.

Le Lac d’argent montre une ambition plus poussée, que ce soit dans la large place laissée aux dialogues ou dans les thèmes abordés, qui se placent dans le contexte de la crise sociale d’après Première Guerre mondiale, aggravée par le krach financier de 1929. De quoi expliquer son retour en force récent sur scène, d’abord avec la présente production d’Ersan Mondtag (déjà montée à l’Opéra des Flandres, coproducteur, en 2021), puis celle de Calixto Bieito (présentée l’an passé à Mannheim ). Très différents l’un de l’autre, ces spectacles ont un commun d’avoir réduit les passages parlés pour mieux rythmer la partition, celle de Bieito insistant davantage sur la précarité de Séverin et ses amis, de même que Fennimore (« je suis la pauvre parente qui des autres dépend » comme la présente le livret), tout en soulignant la féroce compétition entre classes sociales.

Le metteur en scène allemand Ersan Mondtag choisit un angle radicalement différent en montrant comment la pièce serait montée en 2033, pour le centième anniversaire de sa création, par une troupe de comédiens hauts en couleur. L’extrême droite est alors en passe de prendre le pouvoir, en un parallèle saisissant avec le contexte de 1933 (les nazis interdisent rapidement le spectacle, avant de pousser les deux auteurs à l’exil). D’où l’agitation extrême des protagonistes dans les scènes de « théâtre dans le théâtre », par ailleurs divisés quant à la direction artistique que celui‑ci doit prendre. Il en ressort autant un récit plus nerveux et inattendu, que des choix visuels complètement déjantés pour les décors et costumes, dont on laissera la surprise au spectateur.

Le spectacle bénéficie de la présence du comédien Benny Claessens (Olim), qui occupait déjà ce même rôle en Flandres. Renommé dans son pays comme en Allemagne, l’Anversois n’a rien perdu de son aplomb souvent dévastateur, il est vrai aidé par une maîtrise quasi parfaite du français. Passablement épuisé à la fin de spectacle, le comédien ne ménage pas l’énergie qui le caractérise, aux nombreuses provocations. Sa composition de folle hystérique permet d’assumer d’emblée la relation de couple avec son protégé Séverin, en lien avec les intentions à peine voilées du livret, donnant au spectacle une coloration queer très poussée. Son partenaire, Joël Terrin (Séverin), se prête au jeu sans sourciller sur les outrances demandées, mettant en valeur sa plastique dans toutes les positions possibles. Si ses qualités de comédien sonnent justes, on est surtout séduit par sa prestation vocale de grande classe, entre beauté du timbre et facilité d’articulation et de projection, donnant à chacune de ses interventions une présence féline et finalement touchante.

Fennimore est doublement interprété : la voix un rien trop puissante d’Ava Dodd touche peu à peu au but, mais on lui préfère la déjantée et malicieuse Anne‑Elodie Sorlin, malgré quelques décalages avec l’orchestre dans son unique passage chanté. Nicola Beller Carbone donne à sa Frau von Luber toute la perversité attendue, tandis que James Kryshak se distingue par sa présence mordante. Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur de l’événement, particulièrement le verbe aussi assuré que sonore du jeune comédien Yanis Bouferrache.

Dans la fosse, une autre jeune pousse se distingue en la personne de Gaetano Lo Coco (27 ans) : l’assise rythmique d’une précision redoutable s’épanouit à merveille dans l’ouverture, même si le chef italien se montre ensuite trop lisse dans les passages plus mélancoliques, y compris le finale un rien extérieur ici. On regrette également le choix de faire chanter le chœur en coulisses, ce qui le contraint à un son étouffé et lointain. En dehors de ces quelques réserves, le spectacle touche au cœur par sa capacité à surprendre jusque dans les dernières scènes, sans jamais trahir les intentions de ses auteurs, Kaiser en tête. Bravo !

samedi 13 avril 2024

Concert de l'Orchestre philharmonique de Radio France - Mikko Franck - Maison de la Radio - 12/04/2024

Mikko Franck

Directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Radio France depuis 2015, le Finlandais Mikko Franck (né en 1979) dirige l’intégrale des symphonies de son compatriote Jean Sibelius, en trois soirées d’affilée. L’ensemble des instrumentistes de la formation parisienne est convié en roulement pour fêter l’événement, qui s’achève en apothéose pour un dernier concert dédiés aux trois ultimes symphonies.

Dans quel ordre faut-il jouer les symphonies de Jean Sibelius (1865-1957) ? Cette question légitime a été directement posée au compositeur en 1932 par le chef russo-américain Serge Koussevitzky, qui s’apprête alors à réaliser le tout premier cycle intégral en concert, à Boston. Si l’ordre chronologique est préféré par Sibelius sur la suggestion de Koussevitzky, ce dernier espère surtout profiter du cycle pour s’offrir la création mondiale de la Symphonie n° 8, alors en gestation. Cet ultime opus ne sera jamais achevé par Sibelius, comme le décrit Marc Vignal en un sens du détail passionnant, proche d’une enquête policière, dans sa biographie consacrée au compositeur (Fayard, 2004).

Des atermoiements semblables ont jalonné la longue gestation de la Symphonie n° 5 (1919), qui a connu deux versions primitives en 1915 et 1916, toutes créés en présence du compositeur. La version en quatre mouvements de 1915 a heureusement pu être préservée et témoigne de sa proximité avec le style moderniste de la Symphonie n° 4, dont quelques passages fascinants de flottement tonal. Plusieurs fois enregistrée au disque, cette première mouture est à connaître absolument, tant elle diffère de la version définitive de 1919, préférée ici par Mikko Franck. L’ancien élève de Jorma Panula cherche d’emblée à éviter tout sentimentalisme, autant par son rythme allant que sa volonté de lisibilité et d’équilibre entre les pupitres. On perd là toutefois quelques aspects dramatiques de l’ouvrage, un rien séquentiel dans cette battue, au profit d’une vision analytique parfois fascinante dans certains passages suspendus. Les tutti sont plus appuyés en contraste, avec des accélérations qui voient le chef se lever de son siège, en faisant mine de chantonner la mélodie principale, comme jadis Sergiu Celibidache. Dans cette optique, le dernier mouvement plus structuré au niveau mélodique apparait plus réussi, sans verser dans la grandiloquence ou le lyrisme.

Après l’entracte, la Symphonie n° 6 (1923) fait jaillir les sonorités diaphanes de ses textures entremêlées en une souplesse aérienne, sous la baguette féline de Mikko Franck. Le chef est ici plus à son avantage, en un style sans ostentation et d’une précision redoutable, notamment en fin de premier mouvement, aux silences ostensiblement marqués. « L’eau pure » décrite par Sibelius ne s’écoule pas sans nuages, ce que confirment les sonorités parfois morbides recherchées à la harpe ou à la clarinette basse. Si Franck se montre plus généreux pour faire chanter ses pupitres de cordes à l’unisson (les violoncelles surtout), il n’évite pas quelques raideurs au II, avant de se ressaisir dans les deux derniers mouvements, d’une hauteur de vue sidérante de clarté, entre excellence des vents et cordes volontairement dépouillés. Seuls les cors un rien trop sonores viennent quelque peu gâcher la fête, de même que des verdeurs audibles dans la Symphonie n° 7 (1924), qui suit.

En dehors de cette réserve, l’ensemble des instrumentistes se montrent à la hauteur de la lecture tout en relief de Mikko Franck, qui s’éloigne de l’épure en legato préférée par un Karajan, par exemple. En maitre des transitions, le chef finlandais est ici en son jardin, en se jouant des multiples changements d’atmosphère, sans surcharger le propos. De quoi achever ce cycle par un triomphe public mérité et nous laisser espérer (qui sait ?) une intégrale des poèmes symphoniques de Sibelius : un jardin secret cultivé par le compositeur tout au long de sa carrière, à bien des égards tout aussi passionnant que ses symphonies.

jeudi 11 avril 2024

« Médée » de Marc-Antoine Charpentier - David McVicar - Opéra Garnier à Paris - 10/04/2024

Après Jules César de Haendel en début d'année, l’Opéra National de Paris poursuit son exploration de l’héritage baroque en s’intéressant à la figure du Français Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) : principalement renommé pour sa considérable et passionnante production religieuse, ce parfait contemporain de Lully a dû attendre la mort de son rival pour pouvoir s’exprimer sur la plus illustre de nos scènes nationales, avec son unique opéra, Médée (1693).

Personnage fascinant à plus d’un titre, Marc-Antoine Charpentier reste associé à la figure de Lully, même si sa musique plus expressive a su annoncer en maints endroits les audaces de Rameau. Avec Médée, Charpentier est au fait de ses moyens, en se fondant dans le moule déclamatoire lullyste, sans effets appuyés, à quelques exceptions près. Avec les effets magiques dévolues au rôle-titre, portés notamment par les bourrasques venteuses de l’éoliphone, on retient les troubles agités dans les graves de la scène de l’invocation aux esprits au III ou encore les majestueuses entrées cuivrées de Créon et Oronte pour affirmer leur ascendance royale (dans l’esprit du fameux prélude du Te Deum H. 146, qui sert de générique à l’Eurovision).

En dehors de ces scènes volontiers spectaculaires, on se délecte de l’harmonie doucereuse des vers de Thomas Corneille (frère de Pierre), l’un des plus célèbres librettistes de son temps, malgré une action réduite aux enjeux amoureux entre les personnages : à ce titre, il faut pouvoir réunir des interprètes à la hauteur de la prononciation attendue du français, à même de valoriser cet ouvrage à mi-chemin entre théâtre et opéra. C’est bien là tout le prix de l’admirable distribution réunie par l’Opéra de Paris, qui séduit jusque dans le moindre second rôle. Ainsi de la solide Emmanuelle de Negri (Nérine), qui s’impose par son naturel d’émission, avec un timbre velouté, de même que la pétillante Élodie Fonnard (Cléone), d’une facilité déconcertante sur toute la tessiture. On attendait beaucoup de Lea Desandre (Médée) et on n’a pas été déçu : l’ancienne élève de William Christie et Véronique Gens, notamment, domine la distribution par sa capacité à modeler chaque syllabe au service du sens, apportant une hauteur de vue bienvenue à son interprétation. Sa frêle silhouette donne à voir une Médée plus fragile en première partie, avant de se révéler ensuite dans les noirceurs de son rôle. Desandre sait aussi se mêler aux danseuses pour interpréter une ronde des esprits saisissante de félinité gracieuse, bien loin de la Médée plus animale d’Anna Caterina Antonacci, à Genève en 2019.

Léa Desandre

A ses côtés, Reinoud Van Mechelen (Jason) tutoie les hauteurs de la tessiture avec bonheur, même si l’émission parait un peu nouée au début, au détriment d’une expression plus charnue. Sa diction irréprochable et son aplomb scénique constituent toutefois ses grands atouts, à l’instar de Laurent Naouri (Créon), qui fait ainsi oublier un timbre fatigué dans l’aigu, quelque peu criard en dernière partie. Malgré une projection un rien plus modeste en comparaison, Ana Vieira Leite s’impose en Créuse, entre souplesse d’articulation et phrasés lumineux. Enfin, Gordon Bintner (Oronte) maitrise toutes les difficultés de son rôle à force de mordant en pleine voix, parfois plus nasal dans les parties déclamatoires.

Manifestement ravi par la soirée au moment des saluts, William Christie démontre qu’il n’a rien perdu de la flamme qui l’habite : en spécialiste reconnu d’un opéra qu’il a défendu tout au long de sa carrière, du premier enregistrement discographique mondial en 1984 à la production scénique de l’Opéra-Comique en 1993, le chef franco-américain se montre attentif à la mise en valeur de la clarté de l’articulation, avec des accélérations excitantes dans les fins de ritournelles orchestrales.

Après Londres et Genève, on retrouve la mise en scène haute en couleurs de David McVicar, qui cherche à muscler l’action par une inventivité visuelle constante, entre splendeurs des costumes et éclairages variés, souvent portée par l’apport aérien des danseurs. Ces derniers surprennent par leurs envolées volontairement décalées, proche d’un esprit glamour et cabaret. Si McVicar en fait parfois un peu trop, notamment dans la scène très agitée des esprits, on se délecte de sa capacité à faire vivre d’une multitude de détails savoureux sa transposition au temps de la Deuxième Guerre mondiale : du cocktail mondain célébrant la victoire militaire à la soirée coquine orchestrée par un maitre de cérémonie malicieux (l’Amour), tout concourt à mettre en relief les autres scènes, plus intimistes en contraste. Quelques clins d’oeil viennent aussi apporter davantage de consistance dramatique aux personnages secondaires, tels que les deux chanteurs corinthiens unis par une attirance aussi irrésistible que réciproque : de quoi faire vivre ce spectacle enlevé et coloré d’une multitude de saynètes savoureuses, autour de l’excellence des interprètes.

lundi 1 avril 2024

« La Fille du Far West » de Giacomo Puccini - Tatjana Gürbaca - Opéra de Lyon - 31/03/2024

A l’instar de sa création tardive à l’Opéra de Paris voilà dix ans, La Fille du Far West (1910) trouve enfin le chemin des planches à Lyon : de quoi mettre en valeur cet ouvrage de la maturité de Puccini, qui souffre de la faiblesse de son livret, aux accents mélodramatiques moins subtils que son modèle à peine avoué, Tosca. Pour autant, le compositeur italien séduit toujours autant par son inspiration mélodique au souffle éperdu dans les scènes dramatiques, comme sa capacité à nous plonger dans l’atmosphère douce‑amère, baignée de nostalgie, de ces mineurs privés de tout, sauf du fantasme des mirages d’une richesse fulgurante.

Ca n’est pas le moindre des mérites de la mise en scène de Tatjana Gürbaca que d’insister d’emblée sur la communauté de destin de ces chercheurs d’or, tous groupés autour de Minnie, une figure fédératrice, entre mère et Madone. La proximité physique serrée entre les protagonistes s’épanouit dans un décor minimaliste, où le bar de l’héroïne se devine derrière les lignes cubistes du décor. Réalisme et volonté d’épure se marient tout du long du spectacle avec bonheur, notamment lorsque plusieurs cordes de gibet surgissent des hauteurs comme autant de menaces implacables pour l’imposteur Jack. Même si elle dénie à son héroïne tout désir de maternité (contrairement aux allusions de Lydia Steier à Berlin en 2022), Gürbaca colle au plus près du récit initiatique de Minnie par l’évolution de son allure, de la singularité dorée et asexuée de sa première tenue, à la simplicité plus dépouillée des scènes amoureuses intimistes, avant la transfiguration finale en cow‑boy finalement plus viril que ses comparses – Jack Rance en tête. Jusqu’au bout, la faiblesse de caractère du shérif est montrée, des hésitations fébriles entre la facilité d’abattre ses ennemis à celle de mettre fin à ses jours. Voilà encore une nouvelle réussite de la metteuse en scène allemande, décidément inspiré par la finesse psychologique des huis‑clos, à l’instar de Kátia Kabanová de Janácek à Genève (voir ici).

Comme la veille dans La Dame de pique, Daniele Rustioni empoigne ses troupes de toute son énergie, au service de vifs tempi : il faut l’entendre rugir dès les premières notes de l’ouvrage, imposant d’emblée la concentration sur les rudesses des conditions de vie des pionniers de la conquête de l’Ouest américain. Comme à son habitude, Rustioni sait aussi s’assagir pour faire ressortir les couleurs des scènes plus intériorisées, sans jamais perdre de vue l’élan narratif d’ensemble. Comment ne pas admirer, aussi, son geste toujours attentif aux superbes chœurs masculins de l’Opéra de Lyon, très touchants tout du long ?

On le sait, cet ouvrage repose avant tout sur les trois rôles principaux, dont celui de Minnie, particulièrement redoutable vocalement, confié ici à Chiara Isotton. On se réjouit de pouvoir enfin découvrir cette chanteuse italienne souvent entendue à la Scala de Milan (notamment tout récemment dans L’amore dei tre re d’Italo Montemezzi), qui affronte crânement les sauts de registres périlleux. Son aplomb tranchant sait aussi se faire plus subtil dans le médium, bien tenu. A ses côtés, Claudio Sgura compose un Jack Rance plus monolithique, parfois en difficulté dans les passages rapides. L’essentiel est là, mais on attendait davantage de brillant et d’éclat de la part de ce spécialiste du rôle. Plus réussie est la composition de Riccardo Massi (Dick Johnson), qui impose une noirceur bienvenue à son rôle, entre timbre rêche et articulation vénéneuse.