samedi 17 décembre 2022

« Candide » de Leonard Bernstein - Daniel Fish - Opéra de Lyon - 16/12/2022

Souvent proposée en version de concert, l’opérette comique Candide (1956, ici donnée dans sa version révisée en 1989) a connu une création tardive en France, à Saint‑Etienne en 1995, avant que le Théâtre du Châtelet ne fête en 2006, dans une mise en scène inventive de Robert Carsen, le cinquantenaire de la création de l’ouvrage. Si le spectacle parisien avait adapté les dialogues, celui proposé à Lyon va plus loin encore en les supprimant totalement pour leur préférer des aphorismes résumant la pensée philosophique voltairienne. Sans temps morts, le spectacle enchaîne ainsi les numéros musicaux avec de brèves interventions du narrateur, en mettant au second plan la lisibilité de la fable et sa succession de péripéties en forme de récit d’apprentissage. L’acceptation d’un tel parti pris, qui n’aide pas la compréhension globale pour le spectateur peu familier de l’ouvrage, peut surprendre de la part du directeur de l’Opéra de Lyon, Richard Brunel, pourtant venu du théâtre. Peu de temps après une controversée Belle au bois dormant avec les mêmes défauts, on s’interroge sur cette tendance à l’appauvrissement des ouvrages, contestable autant sur le principe qu’au regard des résultats obtenus.

Que penser, en effet, de la mise en scène illustrative et interchangeable de Daniel Fish, si ce n’est qu’elle n’apporte rien à la compréhension du livret ? Le problème n’est pas tant de supprimer l’ensemble des éléments de décors pour laisser évoluer les protagonistes sur le plateau nu, mais bien de proposer une déambulation sans but apparent, dont seules les mimiques alambiquées des danseurs provoquent quelques (rares) rires dans le public. Si l’on se désintéresse rapidement de ce travail paresseux (et copieusement hué en fin de représentation), qui ressemble davantage à une banale mise en espace agrémentée de mouvements chorégraphiés, le plaisir vient de l’exécution musicale, menée de main de maître par l’un des grands spécialistes de ce répertoire, le Britannique Wayne Marshall. L’ancien chef principal du Funkhausorchester de la WDR de Cologne (un des derniers ensembles allemands dédié à la musique « légère »), entre 2014 et 2020, embrase les troupes locales dès les premières notes de la célébrissime ouverture : on ne peut que rendre les armes devant son sens du swing et de l’élan narratif, en un geste vif et cinglant qui distingue parfaitement la clarté des plans sonores. Les admirateurs de ce génial trublion ne manqueront pas de le retrouver pour le concert du Nouvel An à Lyon, « Un Réveillon à Broadway ».

En attendant, il faut aller applaudir le plateau vocal réuni pour cette production de Candide, qui réchauffe le cœur à force d’homogénéité au meilleur niveau. Ainsi du rôle‑titre interprété par Paul Appleby (Candide), qui ravit par la beauté de son timbre, sa noblesse de phrasés et sa longueur de souffle, même si l’on aimerait davantage de projection pour complètement nous emporter. Rien de tel en comparaison pour Sharleen Joynt (Cunégonde), aux vocalises agiles et aux pianissimi de rêve, qui impose son sens du swing tout au long de la soirée. On aime aussi l’aisance vocale mordante de Robert Lewis, grande révélation du spectacle, de même que Sean Michael Plumb (Maximilien), très investi tout du long. Tichina Vaughn (La vieille dame) impose quant à elle sa présence scénique, parvenant à un subtil équilibre entre brio lyrique et glamour façon Broadway, de même que Pawel Trojak, au timbre grave irrésistible de fraîcheur rayonnante.

Malgré la proposition scénique décevante, il faut courir découvrir ce chef‑d’œuvre pétillant d’invention de Bernstein, qui fouille sa partition en hommage à l’héritage européen – de Kurt Weill à Honegger. De quoi découvrir une musique toujours accessible, mais plus ambitieuse que le bien connu West Side Story (1957).

mercredi 14 décembre 2022

« Les Abencérages ou L’Etendard de Grenade » de Luigi Cherubini - Győrgy Vashegyi - Disque Palazzetto Bru Zane

On ne peut qu’être fasciné par la liste interminable d’artistes venus chercher la gloire musicale à l’étranger avec plus ou moins de bonheur, et tout particulièrement à Paris. Parmi eux, le cas des compositeurs issus de la péninsule italienne surprend plus encore, tant la virtuosité n’avait pas bonne presse dans notre pays depuis Lully et son art déclamatoire laissant davantage de place au théâtre. Au gré des nombreuses controverses entre tenants de la tradition et réformateurs, tout au long du XVIIIe siècle, les partisans des deux camps s’affrontent, ce que Bru Zane a déjà largement documenté avec les enregistrements consacrés à Sacchini, Salieri et, dans une moindre mesure, Spontini.

On se réjouit que le trente‑quatrième volume de la collection honore enfin la figure de Luigi Cherubini (1760‑1842), lui qui passa les cinquante‑cinq dernières années de sa vie en France, obtenant la naturalisation et tous les honneurs académiques dus à son éminente carrière. Cherubini se joua habilement des nombreux changements de régime à partir de 1789, tout en restant le protégé du futur Louis XVIII. Les succès éclatants se suivent ainsi entre Lodoïska (1794), un ouvrage admiré de Beethoven, Médée (1797) et surtout Les Deux Journées (1800). Moins apprécié ensuite, notamment par Napoléon, le compositeur cherche à rejoindre Vienne, mais échoue à séduire le prince Nicolas II Esterházy avec sa monumentale Messe solennelle en ré (1811), spécialement composée à son attention (voir le superbe enregistrement réalisé par Frieder Bernius en 2001).

C’est dans ce cadre d’incertitude que le compositeur s’attelle à la composition de l’un de ses plus vastes ouvrages, Les Abencérages (1813), pour l’Opéra de Paris. L’échec relatif du projet le conduit ensuite à un silence lyrique de près de vingt ans, interrompu avec son dernier opéra Ali Baba ou Les Quarante Voleurs – un échec retentissant.

Par rapport à ses succès des années 1790, le style de Cherubini a évolué en 1813 vers une attention plus soutenue à l’harmonie, admirablement étagée par les vents : l’orchestre est ainsi davantage un acteur du drame et plus seulement un soutien docile des chanteurs. A la baguette, on retrouve Győrgy Vashegyi, plus connu en tant que partenaire du Centre de musique baroque de Versailles, avec lequel il a gravé de nombreux disques consacrés à l’art de Rameau, notamment (Naïs, Les Fêtes de Polymnie, Dardanus). En rejoignant les équipes de Bru Zane pour une incursion dans le préromantisme, le chef hongrois fait ressortir les nombreuses sonorités savantes de l’orchestration de Cherubini, mais néglige quelque peu les contrastes entre verticalités, moins saillantes que dans la version abrégée de Peter Maag (Arts Archives, 1975).

Hormis la coupure d’une partie des ballets, l’ouvrage bénéficie ici d’une édition complète, ce qui constitue son atout décisif. La distribution vocale, de bonne tenue, peine toutefois à apporter un relief particulier à l’ensemble. Malgré un timbre charnu et agréable, Anaïs Constans (Noraïme) manque ainsi de variété au niveau interprétatif, tandis qu’Artavazd Sargsyan (Gonzalve, Le troubadour) pèche par un volume insuffisant pour assumer son double rôle avec conviction. On lui préfère l’Almanzor d’Edgaras Montvidas, crédible dans ses élans, au vibrato maîtrisé (contrairement à d’autres enregistrements précédents avec le Palazzetto) ou encore l’Alémar de Thomas Dolié, toujours aussi solide dans ses différentes interventions. L’excellent Chœur Purcell, très sollicité par la partition, apporte un soutien décisif, en portant un soin à la nécessaire diction.

mardi 13 décembre 2022

« L’Enchanteresse » de Tchaïkovski - Vasily Barkhatov - Opéra de Francfort - 11/12/2022

 

Donnée pour la première fois à Francfort en cette fin d’année, L’Enchanteresse (1887) semble faire un retour en force sur les planches, après avoir connu sa première en France à Lyon, en 2019. C’est là un événement à ne pas manquer, tant cet ouvrage regorge de beautés, des airs de caractère dévolus à l’héroïne aux duos poignants avec ses soupirants, sans parler des ensembles virtuoses avec le chœur (dont celui a cappella au I, sommet de la partition). Le livret ne se situe malheureusement pas sur les mêmes cimes, étirant en longueur plusieurs scènes de rancœur, tout en multipliant les personnages secondaires peu utiles à l’action. Il aurait été plus judicieux de préférer un huis‑clos ramassé et étouffant pour raconter cette histoire vénéneuse, où un père et son fils en viennent à aimer la même femme, avant que l’épouse bafouée se fasse vengeance par elle‑même, en un final qui n’évite pas les grosses ficelles du mélodrame.

La transposition contemporaine imaginée par Vasily Barkhatov surprend d’emblée par ses ajouts visuels pendant les passages orchestraux, des photos projetées sur le rideau de scène aux saynètes fugitives. Autant de vignettes qui renforcent le caractère des personnages, tous opposés en deux mondes en apparence inconciliables : celui du bar bohème et branché de Nastassia à celui des appartements plus froids et déserts du Prince. L’effervescence populaire au I trouve sa vitalité dans une direction d’acteur dynamique, mais aussi dans l’apparition d’éléments incongrus, tout particulièrement des danseurs grimés de têtes de loup ou des cercueils en forme de poupées russes. Autant d’éléments prémonitoires du devenir funeste de Nastassia, cernée par les dangers de toute sorte, bigots et prédateurs sexuels en tête. Le spectacle prend une ampleur plus surprenante encore au IV, en suggérant le décès de l’héroïne peu avant son empoisonnement : dès lors, Barkhatov la propulse à son propre enterrement, avant de lui faire traverser tous les décors du plateau tournant (coulisses comprises) en une mise en abyme renversante par sa convocation inattendue du merveilleux.


Face à ce travail très imaginatif, à même de muscler un livret bien fastidieux dans ses redondances, le plateau vocal provoque l’enthousiasme, et ce malgré quelques remplacements de dernière minute dus aux virus hivernaux. Ceux‑ci avaient déjà provoqué l’annulation du concert prévu le matin même à l’Alte Oper, organisé pour fêter le deux centième anniversaire de la naissance de Joachim Raff (1822‑1882), avec la programmation de sa rare Troisième Symphonie « Dans la forêt ». La représentation de L’Enchanteresse n’a pas eu à souffrir de l’arrivée en dernière minute d’Elena Manistina, tant s’en faut, du fait de sa parfaite connaissance du rôle de la Princesse Eupraxie Romanovna. Placée sur le côté de la scène pendant qu’une comédienne interprète son rôle sur scène, la chanteuse russe nous régale en effet de ses phrasés fluides et gorgés d’intentions, faisant vivre son personnage d’épouse bafouée d’une vérité tragique bouleversante (à même de faire oublier un timbre attaqué par le poids des années ou quelques suraigus arrachés dans les dernières interventions tranchantes).

La plus grande ovation de la soirée revient sans surprise à Asmik Grigorian (Nastassia), qui relève haut la main le pari de chanter plusieurs soirs de suite, en assurant concomitamment le rôle‑titre de Manon Lescaut de Puccini (voir sa prestation dans la création de cette production en 2019). La Lithuanienne se montre autrement plus convaincante en Enchanteresse, du fait d’un rôle qui colle parfaitement à sa tessiture, ne forçant jamais ses aigus. La maîtrise souveraine des graves, charnus et cuivrés, lui permet de livrer une interprétation d’une grande intensité, jouant tour à tour de son assurance et de ses fragilités, avec d’infinies nuances. Que dire aussi de la performance de Iain MacNeil (Prince Nikita Kourliatev), impressionnant de morgue et d’autorité dans son rôle ! Les phrasés d’une rigueur millimétrée bénéficient d’une longueur de souffle jamais prise en défaut, au service d’un timbre au métal rayonnant de santé. A ses côtés, Frederic Jost impressionne tout autant en Mamyrov, se régalant avec aisance de la noirceur de son personnage. On est plus réservé en revanche sur la prestation, certes fluide, d’Alexander Mikhailov (Prince Youri), mais qui manque d’opulence dans la projection, du fait d’une émission trop resserrée.

Les seconds rôles interprètent bien leur partie (à l’exception de quelques décalages notables pour Alexey Egorov ou Kudaibergen Abildin), à l’image du chœur, très investi, seulement mis en difficulté dans les parties suraiguës, côté féminin. Mais l’atout décisif de la soirée revient sans conteste à la direction aussi narrative que pétillante de Valentin Uryupin, idéale de souplesse pour porter les élans sans ostentation, tout en allégeant sensiblement la masse orchestrale.

lundi 12 décembre 2022

« La Pucelle d’Orléans » de Tchaïkovski - Elisabeth Stöppler - Opéra allemand du Rhin à Düsseldorf - 10/12/2022

Montée à Genève en 2017, La Pucelle d’Orléans (1881) reste une rareté sur scène, du fait d’une musique à l’inspiration inégale et à l’orchestration trop opulente (surtout dans les parties guerrières ou pour le soutien au chœur). Malgré ces défauts, audibles dès la tonitruante ouverture, ce grand opéra à la française séduit par l’incontestable proximité avec son héroïne, à laquelle Tchaïkovski réserve un rôle aussi omniprésent qu’ardent. Le livret peut pourtant prêter à sourire, en imaginant une relation amoureuse entre Jeanne d’Arc et l’Anglais Lionel, ce qui lui vaut sa chute funeste sur le bûcher. Ce crime « contre nature », si l’on peut dire, dut inspirer Tchaïkovski, mais s’éloigne évidemment des péripéties bien connues. Outre cette liberté, le livret peine à brosser un portrait humain de chacun de ses trop nombreux rôles, tout en ayant la maladresse de faire apparaitre Lionel trop tardivement.

A Düsseldorf, la transposition contemporaine d’Elisabeth Stöppler s’attache à donner davantage de consistance à ses personnages, en donnant par exemple à voir Agnès comme une parvenue bling‑bling, en un mélange de « femme trophée » et de manipulatrice. Cette emprise manifeste accentue la faiblesse de Charles VII, également cerné par les autres intrigants, Dunois et l’archevêque en tête. Même si la production abuse quelque peu des armes à feu pour donner davantage de tension aux scènes statiques, l’attention à la direction d’acteur respecte toujours la continuité dramatique de l’ouvrage. La dernière partie est peut‑être plus aboutie encore, lorsque l’église (décor unique pendant toute la représentation) accueille l’état de siège, apportant une proximité avec la foule plus inquiétante encore. La scène finale du bûcher constitue une réussite d’une simplicité étonnante par son usage des mouvements du chœur et des éclairages, à l’image du travail toujours probe de Stöppler.

La distribution, d’un bon niveau global, trouve en Maria Kataeva une Jeanne d’Arc d’exception, vivement applaudie à l’issue de la représentation. Excellente actrice, la mezzo russe brûle les planches de son intensité toujours à propos, délivrant une interprétation vocale de grande classe à force de facilité et de naturel dans l’émission. On aime aussi le Thibaut aux graves pénétrants de Sami Luttinen, de même que le Charles VII retors de Sergej Khomov. A leurs côtés, malgré une noirceur bienvenue, Evez Abdulla manque quelque peu de volume en Dunois, tandis que Richard Sveda (Lionel) assure sa partie par un mordant immédiat, à même de crédibiliser le charme opéré sur l’héroïne. Parmi les petits rôles, on note la prestation superlative d’Aleksandr Nesterenko (Raymond), au timbre superbe.

Autour de ce plateau vocal convaincant, le chœur local montre un bel engagement, même si le chef Péter Halász ne lui facilite pas toujours la tache par son geste enflammé, beaucoup trop sonore dans les parties verticales. Outre cette réserve, ce spectacle globalement réussi souffre également de l’absence de surtitres en anglais, ce qui ne facilite pas la compréhension des péripéties pour le non‑germanophone. Parmi les grandes maisons allemandes, il serait grand temps que le Deutsche Oper am Rhein adopte cette disposition, désormais usuelle un peu partout. Doit‑on rappeler que l’Opéra de Liège parvient, quant à lui, à proposer à ses auditeurs pas moins de quatre langues (français, flamand, allemand et anglais) sur ses écrans ?

dimanche 11 décembre 2022

« Turandot » de Giacomo Puccini - Barry Kosky - Opéra d'Amsterdam - 09/12/2022

Il faut courir voir ce spectacle donné jusqu’à la fin de l’année à Amsterdam, qui démontre une fois encore le génie de Barry Kosky pour aborder d’un regard nouveau des ouvrages archi-rebattus : ainsi de cette Turandot à nulle autre pareille, qui choisit d’évacuer réalisme et exotisme pour confronter Calaf à ses vaniteuses illusions. Et si, comme fanfaronne Ping en début s’ouvrage, Turandot n’existait pas ? Voici le point de départ de cette production radicale, qui prend le risque de ne jamais montrer son rôle‑titre, ici incarné par une Tamara Wilson reléguée dans les coulisses pendant tout le spectacle. Un choix évidemment contestable au niveau vocal, puisque la voix de la soprano américaine ne quitte jamais les filtres des enceintes en hauteur, perdant en naturel d’émission. Un désagrément qui n’empêche pas Wilson de délivrer une interprétation hors du commun (nous y reviendrons), justement applaudie par un public dithyrambique en fin de la représentation.

Autre motif d’étonnement, la production prend le risque de supprimer le duo d’amour final, non composé par Puccini, en rejetant tout à la fois les versions d’Alfano et Berio (cette dernière pourtant commandée par l’Opéra d’Amsterdam en 2001). La récente production genevoise de Daniel Kramer a démontré combien ce dernier choix se tient dramatiquement, tant Turandot accepte d’accueillir la vitalité en elle, après avoir été émue par le sacrifice de Liù. Avec Kosky, point de lueur d’espoir : c’est bien la mort qui rode dans tous les interstices, et ce dès le début de l’ouvrage, où le chœur bouillonnant occupe toute la scène dénudée. Cernée par d’omniprésents et vénéneux mandarins, la confusion mentale de Calaf trouve en écho les mouvements incessants et nerveux de la foule, brillamment dirigée avec l’adjonction de danseurs : on reconnait là un des habituels points forts de Kosky, toujours aussi inspiré en ce domaine. Il faut ainsi entendre avec quelle rage le peuple s’exprime en début d’ouvrage, en lien avec ses déplacements confus, avant de s’apaiser ensuite dans les troublantes scènes nocturnes précédant le suicide de Liù.


Il fallait sans doute un chef de la trempe de Lorenzo Viotti pour épouser une vision aussi sombre, fouillant chaque détail de la partition pour en faire ressortir les alliages de timbres les plus morbides. En étirant les tempi dans les passages lents, d’un raffinement inouï, le Suisse joue de sa baguette féline pour offrir un tapis de velours à ses interprètes, tous très investis pour ne pas surjouer la grandiloquence dramatique. Les verticalités péremptoires, particulièrement le thème cuivré de l’Empereur, trouvent ainsi un tempo plus enjoué, bien loin des raideurs majestueuses entendues ailleurs. Après Tosca au printemps dernier, on tient là une nouvelle réussite du couple formé avec Barry Kosky, à même d’imprimer une tension dramatique saisissante pour ce spectacle donné d’une traite (sans entracte, pour une durée totale de 2 heures).

Il faut dire que la composition de Tamara Wilson frise la perfection, tant dans l’intention dramatique, que la perfection vocale sur toute la tessiture. Quelle aisance dans le velouté des phrasés fielleux comme dans la fureur, sans aucune stridence ! A ses côtés, Kristina Mkhitaryan (Liù) compense un volume plus modeste par une finesse d’interprétation sans ostentation, avec une intention infinie aux nuances. Le timbre de Najmiddin Mavlyanov (Calaf) n’est pas des plus séduisants, tout comme sa projection, peu audible dans le medium. Mais quelle attention aux phrasés, en sculptant amoureusement chaque mot, toujours en lien avec les intentions scéniques ! On aime aussi Liang Li (Timur), aux graves profonds et empreints d’une noblesse tragique, tandis que Germán Olvera (Ping) s’impose brillamment dans un rôle décisif qui prend toute sa saveur dans cette production.

En faisant de Turandot une parabole des vanités humaines, Barrie Kosky démontre une nouvelle fois sa capacité à surprendre là où on ne l’attend pas. Du grand art à savourer d’urgence.

vendredi 9 décembre 2022

« Lady in the Dark » de Kurt Weill - Anna Pool - Chassé Theater à Breda - 08/12/2022

Fondée en 1991 à Maastricht, la compagnie Opera Zuid monte trois ouvrages lyriques chaque année, en rayonnant autour de sa ville d’origine et jusqu’au Luxembourg pour la présente coproduction. C’est ainsi l’occasion de découvrir les charmantes citées du sud des Pays‑Bas, en dehors des circuits battus : ainsi de Breda (180 000 habitants), à mi‑chemin entre Anvers et Rotterdam, dont le centre historique a conservé tout son charme d’antan. Comme la plupart des villes du pays, Breda s’est dotée en 1995 d’un complexe ultra moderne, le Chassé Theater (du nom d’un général aux lointaines origines françaises) : avec son cinéma et ses trois salles de jauge différente, le lieu résonne d’une vitalité inattendue dans les espaces communs, avec ses deux bars bien remplis.

C’est dans la grande salle de 1 430 places, dotée de deux balcons, que prend place la nouvelle production de Lady in the Dark (1941), avec le soutien de la fondation Kurt Weill : on retrouve là un des ouvrages les plus savoureux de son auteur, qui avait été créé en France par Jean Lacornerie en 2008, lors d’une vaste tournée. La période américaine de Weill reste sous‑estimée du fait de l’évolution de son langage, désormais plus tonal et empruntant aux musiques populaires de son pays d’accueil. On a ainsi plusieurs fois envie de battre la mesure avec le pied, de swinguer avec les airs aux mélodies entraînantes et au lyrisme enivrant.


L’orchestration pour vingt instruments fait la part belle aux fanfares de cuivre et aux percussions, sans jamais verser dans la facilité, tout en apportant un soin particulier aux transitions entre les tableaux. A l’instar de l’opéra Le Lac d’argent (voir la récente production flamande), cette comédie musicale ou brodway opera (comme l’appellent plus justement les Néerlandais) laisse une place conséquente aux dialogues parlés, ici en grande partie maintenus, tout en abordant une thématique originale, la psychanalyse. En décryptant trois rêves délirants de l’héroïne, Weill et son librettiste donnent à voir des tableaux aussi surprenants que parfaitement différenciés, permettant de saisir au III le traumatisme des humiliations enfantines de l’héroïne, brisée par le souvenir d’une chanson en apparence anodine.

La mise en scène d’Anna Pool brille de mille feux en se jouant avec virtuosité des enchaînements, revisitant son décor unique en une élégance toute chorégraphique dans les mouvements du chœur et des personnages. Les clins d’œil à la revue américaine glamour font place aux visions plus cauchemardesques au II, lorsque la fausse cérémonie de mariage tourne au vinaigre, sans parler des forains aussi délurés qu’inquiétants au III. Le travail minutieux sur l’élaboration des costumes, comme celui apporté à la direction d’acteur, toujours au service des moindres inflexions musicales, donne beaucoup de saveur à cette production, justement applaudie par une assistance debout en fin de représentation.

En dehors des rôles uniquement parlés, tous admirables au premier rang desquels Sylvia Poorta (Docteur Brooks) et ses graves pénétrants, la production repose sur les interprétations des rôles devant maîtriser aussi bien des qualités vocales que théâtrales. Ainsi de Maartje Rammeloo (Liza Elliott), omniprésente tout du long, qui fascine par son aisance scénique et sa fluidité de phrasés, à l’aise sur toute la tessiture. On aimerait toutefois davantage de prise de risque au niveau vocal pour mieux incarner la démesure des rêves de puissance et de désir, en comparaison des parties plus intimistes, plus convaincantes. Si on est plus déçu par le timbre ingrat de Quirijn de Lang (Randy Curtis), au charisme limité pour son rôle, la grande satisfaction de la soirée revient au pétillant Simon Butteriss (Russell Paxton), à l’énergie débordante. Son air de bravoure au III, où il cite en rafale les noms de compositeurs russes (dont... Moniuszko !), lui permet de faire valoir ses superlatives qualités de diction. A ses côtés, Elliott Carlton Hines (Charley Johnson) et Jeremy Finch White (Kendall Nesbitt) assurent bien leur partie, mais on est plus charmé encore par les délicieuses Veerle Sanders (Elinor Foster) et Nienke Nasserian (Maggie Grant), très engagées tout du long.

Le chœur donne lui aussi beaucoup de satisfactions, mais pâtît d’une balance en sa défaveur, l’orchestre et les solistes étant notablement plus sonorisés en comparaison. A la tête de la Philharmonie du Sud des Pays‑Bas, un ensemble de qualité, David Stern opte pour des tempi vifs, avançant sans trop se poser de questions. On aimerait parfois que le chef américain fouille davantage les rares modernités de la partition, mais son geste touche au but par son sens du théâtre, naturel et sans esbroufe.

Outre la création d’Andere die Welt! de Pedro Beriso (né en 1987) en mars prochain, Opera Zuid présentera une nouvelle production d’Orphée aux Enfers d’Offenbach, en mai. Avant cela, en février, les amateurs de l’art de Kurt Weill devront rejoindre le Komische Oper de Berlin pour la création attendue de sa dernière comédie musicale inachevée, Tom Sawyer (1950), reconstruite par Tobias Ribitzki à partir de plusieurs chansons écrites pendant sa période américaine.
 

lundi 28 novembre 2022

« Les Enfants terribles » de Philip Glass - Atelier lyrique de Tourcoing - 26/11/2022

Plus célèbre roman de son auteur, Les Enfants terribles ont été écrits d’une traite, en une semaine, par un Jean Cocteau alors en lutte contre son addiction à la cocaïne. Très bref, l’ouvrage happe le lecteur par son mélange de dialogues volontairement simples et rugueux, qui alternent avec un commentaire plus évocateur et mystérieux de l’action. Avec le film de Jean-Pierre Melville en 1950, le rôle du narrateur est confié à la voix de Jean Cocteau, là où le roman donne cette fonction à l’un des personnages, Gérard. En 1996, le compositeur minimaliste Philip Glass (né en 1937) reprend l’essentiel des choix opérés par le film, avec un narrateur extérieur à l’action proprement dite. Comme pour le roman, les événements s’enchainent sans temps morts, mais on peine toutefois à démêler la relation trouble (volontiers incestueuse) entre le frère et la sœur, de même que les conséquences des ressemblances physiques entre les personnages, sans parler des liens ambivalents d’attirance et de répulsion (expliquant notamment le double rôle Dargelos/Agathe). Dans ce tourbillon des émotions, le rôle passif de Gérard, amoureux de Paul dans le roman, semble ici bien sacrifié.

La mise en scène de Phia Ménard tente bien de souligner quelques sous-textes avec le recours à des poupées animées par le narrateur Jonathan Drillet (excellent tout du long), tout particulièrement l’évocation judicieuse de la brève relation lesbienne entre Elisabeth et Agathe. Quelques ajouts parlés semblent toutefois moins opportuns, tel que le bavard et poussif entretien télévisé de 1962 où « Jean Cocteau s’adresse à l’an 2000 ». Il aurait été préférable d’insister davantage sur les vénéneuses ressemblances et attirances entre les personnages, afin de bien saisir les frustrations qui enflent peu à peu pour culminer lors de la scène finale tragique. L’idée de vieillir les personnages, qui évoluent ici dans une maison de retraite, n’est pas en soi gênante, mais on ne voit pas trop en quoi elle permet de mieux comprendre les enjeux en présence. Pire, l’usage abusif du plateau tournant n’aide pas à bien visualiser qui s’exprime (les interprètes chantant souvent dos à la scène), pénalisant tout du long la compréhension narrative.

On est peu convaincu, aussi, par les interprètes d’un niveau correct, sans plus. Ainsi du timbre peu séduisant de Mélanie Boisvert (Elisabeth), qui compense ce désagrément par une articulation précise. On lui préfère toutefois Ingrid Perruche dans son double rôle incarné avec un sens du théâtre toujours aussi engagé, cette fois sans excès. Si François Piolino (Gérard) a pour lui la déclamation la plus compréhensible, il perd son assurance dans certaines approximations du placement de voix, tandis qu’Olivier Naveau (Paul) assure bien sa partie, malgré un timbre un peu terne. L’exécution musicale, bien interprétée aux trois pianos, ne peut malheureusement cacher l’inspiration ronronnante de Philip Glass, qui peine à donner du relief aux différents tableaux au-delà de ses tics de langage familiers. Dommage.

dimanche 27 novembre 2022

« Alzira » de Verdi - Opéra royal de Wallonie à Liège - 25/11/2022

Programmer un ouvrage de Verdi réputé mineur reste toujours une gageure pour les institutions lyriques, qui doivent pouvoir compter sur la confiance et la fidélité de leur public : ainsi de Francfort, Strasbourg ou Dijon, qui ont récemment monté avec succès le méconnu Stiffelio (1850). On sait aussi pouvoir compter sur les efforts du festival de Buxton, en Angleterre, qui a exhumé la version originale de Macbeth en 2017, avant de nous offrir la première britannique d’Alzira (1845) l’année suivante, à chaque fois dans une mise en scène confiée à Elijah Moshinsky.

C’est cette fois au tour de l’Opéra de Liège de prendre le risque d’une programmation originale, pour ce qui constitue la première en Belgique de cet ouvrage : l’Institution wallonne a réussi son pari en accueillant un public nombreux et enthousiaste, conquis par une distribution vocale aussi homogène qu’idoine. C’est là l’habituel point fort de Liège, qui n’a pas eu à souffrir de son changement de directeur en 2021 (Stefano Pace ayant succédé à Stefano Mazzonis di Pralafera), en écartant les stars lyriques pour leur préférer des jeunes pousses montantes ou des chanteurs négligés dans nos contrées (notamment Jean Teitgen, plusieurs fois invité ici).

A l’applaudimètre, Luciano Ganci (Zamoro) remporte tous les suffrages, du fait d’un timbre superbe et admirablement projeté, d’une longueur de souffle radieuse et pénétrante. Le plaisir physique immédiat vient vous prendre aux tripes et permet de balayer les approximations du positionnement de voix dans le médium ou le peu de subtilité dramatique, par endroits. L’investissement scénique constitue précisément la grande force de Giovanni Meoni (Gusmano), qui fait oublier un timbre un peu terne par une maîtrise souveraine de l’articulation, au service d’une noblesse de phrasés très à propos. On aime aussi le chant engagé et lumineux de Francesca Dotto (Alzira), aux graves superbes. A ses côtés, tous les seconds rôles emportent l’adhésion, de même que le Choeur de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, très bien préparé pour l’occasion. L’ensemble est porté par le geste vif et enflammé de Giampaolo Bisanti, nouveau directeur musical : un rien trop sonore par endroit, son enthousiasme est porté par des attaques sèches, bien contrasté par une attention à la poésie au niveau des passages plus apaisés.

L’autre grand plaisir de la soirée reste la découverte sur scène d’Alzira, dont on se régale paradoxalement des imperfections : on aura rarement entendu un Verdi aussi audacieux au niveau orchestral, à l’élan juvénile débordant de sève et d’imagination. L’intrigue convenue et ramassée de cet opéra, parmi les plus courts de son auteur (1h30 de musique), fait certes sourire par ses transitions aux contrastes parfois abruptes, mais donne une vitalité toujours entrainante et stimulante.

Essentiellement visuelle, la mise en scène du Péruvien Jean-Pierre Gamarra ne cherche pas à donner davantage de consistance au livret, si ce n’est en soulignant combien les méfaits des conquistadors prennent aujourd’hui d’autres formes. On entend ainsi à l’issue du Prologue un extrait vocal sur les souffrances endurées par des expropriés contemporains. Au-delà, Gamarra joue la carte de la sobriété avec une scénographie épurée qui repose essentiellement sur les mouvements du choeur, sollicités comme un élément de décor. On découvre ainsi plusieurs tableaux humains chorégraphiés sans ostentation et toujours adaptés à la situation dramatique : un travail modeste et consciencieux, qui permet de se concentrer sur les états d’âme des protagonistes, souvent amenés à chanter en bord de scène.

lundi 21 novembre 2022

« La Belle au bois dormant » d'après Tchaïkovski - Marcos Morau - Opéra de Lyon - 19/11/2022

Plus rarement donné que les célébrissimes Lac des cygnes (1877) et Casse‑Noisette (1892), le ballet La Belle au bois dormant (1890) de Tchaïkovski fait son retour dans une adaptation controversée de l’Espagnol Marcos Morau (né en 1982), suite à l’initiative d’une commande conjointe de l’Opéra de Lyon et de la Grande Halle de La Villette. Remarqué dès 2013 avec l’obtention du Prix national de danse décerné par le ministère espagnol de la culture, le chorégraphe s’est illustré dans la photographie et le théâtre avant de s’imposer avec son collectif La Veronal. Basé à Barcelone, le trublion a reçu l’an passé les honneurs d’une création au festival d’Avignon, avec son spectacle Sonoma, repris dans la foulée sur de nombreuses scènes en France et en Suisse notamment.

D’emblée, le spectacle surprend par sa musique enregistrée qui évacue rapidement Tchaïkovski pour préférer les rythmes frénétiques de Juan Cristobal Saavedra, avec ses basses assourdissantes, ses stridences répétitives et son ambiance anxiogène : la musique de Tchaïkovski revient ensuite par intermittence, souvent augmentée de bruitages industriels parasites. Après cette première déception sonore vient l’autre écueil du spectacle : le refus assumé de toute dramaturgie de la part de Morau, qui écarte les attendus du conte en imaginant une héroïne qui ne se réveille pas, ballottée tout du long par l’ensemble des quinze danseurs (hommes et femmes), tous grimés de la même façon avec leurs robes fantomatiques. Dès lors, on se laisse bercer par un catalogue de belles images, qui évoquent souvent l’univers vénéneux d’un Stefano Poda (voir notamment Ariane et Barbe‑Bleue à Toulouse en 2019), avec ses cadrages à géométrie variable, ses éclairages blafards et sa propension au spectaculaire.


Semblant privés de jambes, les danseurs forment initialement un magma énigmatique commun, d’où ressortent saccades épileptiques et mimiques que l’on croirait tout droit sorties d’une basse‑cour en folie. Peu à peu, les corps se dégagent et semblent voler sur le sol, en un ballet hypnotique d’une effervescence vaine mais toujours intrigante avec ses portés virevoltants et admirablement maîtrisés. Après une niaiseuse comptine chantée par les danseurs, Morau n’évite malheureusement pas la redondance lorsqu’il fait disjoncter ses interprètes électrocutés, saisis alternativement par les raideurs d’une transe convulsive. La dernière partie du spectacle, avec l'effeuillage inutile de ses interprètes, va jusqu’au bout du parti pris obsessionnel de faire valdinguer les attendus : après le conte évacué, le décor est peu à peu détruit par les danseurs, qui courent pendant des minutes interminables autour de la structure métallique dévoilée, sans but. Des danseurs qui courent ? Et pourquoi pas des chanteurs qui mangent en chantant ?

A vouloir casser les codes et mépriser le récit narratif, Morau propose une non‑adaptation en forme de spectacle interchangeable, reposant sur le seul visuel et qui aurait pu tout aussi bien s’appeler Cendrillon, Peau d’âne ou que sais‑je encore. A oublier d’urgence.

samedi 19 novembre 2022

« Si j’étais roi » d'Adolphe Adam - Marc Adam - Opéra de Toulon - 18/11/2022

Hormis Le Postillon de Lonjumeau (1836), revisité en 2019 à l’Opéra‑Comique, et le ballet Giselle (1841), les ouvrages d’Adolphe Adam sont aujourd’hui tombés dans l’oubli, à l’instar de ceux de Daniel-François-Esprit Auber, autre compositeur français emblématique de son temps. On ne peut donc que se féliciter des initiatives de l’Opéra de Toulon pour faire vivre ce répertoire mésestimé, comme en 2016 avec Le Chalet, et aujourd’hui Si j’étais roi (1852), un des derniers succès de la carrière de l’ancien élève de Boieldieu. A la manière des ouvrages qui moquent la crédulité des puissants en leur donnant à voir un monde imaginaire (voir notamment Le Monde de la lune de Haydn), Adam et ses librettistes font vivre au pêcheur Zephoris une unique journée de chimère, où le malheureux se voit convaincre de ses éphémères attributs royaux. Ce sera pour lui l’occasion de révéler sa clairvoyance et sa bravoure, autant de qualités décisives pour mériter la main de la belle princesse Zélide.

Dès l’Ouverture, le metteur en scène Marc Adam (aucun lien de parenté avec le compositeur) donne à voir le fossé social qui sépare les deux futurs tourtereaux, réunis au musée devant une immense toile marine : pendant que la jeune fille s’entraîne devant son chevalet à copier le tableau, son futur promis tente maladroitement d’attirer son attention en négligeant ses tâches ménagères, ce qui lui vaut d’être rabroué par son supérieur en plusieurs saynètes comiques. Puis une double mise en abîme nous entraine dans le tableau qui prend vie peu à peu sous nos yeux : les personnages endossent leurs rôles véritables, avant d’en sortir à nouveau pour se livrer au jeu de dupe du pêcheur. Ces allers‑retours savoureux donnent une hauteur de vue inattendue à ce livret certes charmant mais aux rebondissements prévisibles, à même de mettre en relief le périple initiatique de Zephoris et sa fable morale intemporelle. On tient là un travail richement illustré (notamment les splendides costumes d’époque imaginés par Magali Gerberon), soutenu par une direction d’acteur vivante et attentive aux moindres détails.


On découvre là un compositeur au faîte de ses moyens, toujours aussi en verve dans l’éclat et la myriade de couleurs apportés aux différents tableaux, admirablement différenciés. Ce brio est mis en valeur par le geste allégé du chef américain Robert Tuohy, qui nous régale des lignes claires et des mélodies gracieuses, toujours entremêlées de rythmes entrainants, à la manière de Rossini. Si le chant est moins virtuose que celui du maître italien, l’imbrication naturelle de la déclamation avec la musique est un ravissement constant, parfaitement rendu par l’excellent plateau vocal réuni.

Impeccable au niveau théâtral, Stefan Cifolelli (Zéphoris) déçoit malheureusement dans les parties chantées, où son manque de puissance est patent, surtout dans les ensembles. C’est d’autant plus regrettable que le ténor belge a pour lui un timbre séduisant, sans parler du style, toujours à propos. On lui préfère toutefois le Piféar de Valentin Thill, beaucoup plus à l’aise techniquement. Mais la grande révélation de la soirée est incarnée par l’irrésistible Moussol de Jean‑Kristof Bouton, aussi puissant que précis dans ses phrasés gorgés d’intentions. On aime aussi la délicieuse Néméa d’Armelle Khourdoïan, d’une souplesse radieuse dans les vocalises, tout particulièrement l’air (annonciateur de l’air des bijoux de Gounod) où Zephoris la couvre de cadeaux. On note que ce rôle difficile a jadis été chanté par la jeune Natalie Dessay, à l’Opéra de Liège, en 1990 (date de la dernière production de l’ouvrage sur scène). Malgré quelques raideurs, Eleonora Deveze (Zélide) et Nabil Suliman (Kadoor) font valoir leur beau timbre, tandis que le solide Mikhael Piccone (Zizel) assure bien sa partie. On mentionnera encore la prestation réussie du Chœur de l’Opéra de Toulon, bien préparé dans ses nombreuses interventions, notamment pour l’articulation avec la fosse.

Prochain événement à ne pas manquer à Toulon pour les fêtes de fin d’année, la reprise très attendue de La Périchole d’Offenbach, qui vient de triompher à Paris sous les auspices de Laurent Pelly. Plateau vocal de haute volée en vue avec Antoinette Dennefeld, Philippe Talbot et Alexandre Duhamel dans les rôles principaux : immanquable !

jeudi 17 novembre 2022

« La Damnation de Faust » d'Hector Berlioz - Opéra de Monte-Carlo - 16/11/2022

Comme chaque année à la même période, la fête nationale monégasque permet l’organisation d’une production prestigieuse dans le cadre de la vaste salle des Princes (1800 places) du Grimaldi forum. Cet événement prend davantage de relief cette année avec les célébrations du centenaire de la mort d’Albert 1er de Monaco, qui fut à l’origine de la montée en puissance de l’Opéra de Monte-Carlo, avec la nomination de Raoul Gunsbourg en 1892. Une riche exposition organisée au Grimaldi forum rend ainsi hommage à ce directeur inamovible de l’institution (jusqu’en 1951 !), qui fut à l’origine de nombreuses créations contemporaines en son temps, défendant aussi bien Massenet, Saint-Saëns ou Ravel que les voisins véristes Mascagni et Puccini.

Cette année, l’Opéra de Monte-Carlo nous rappelle aussi qu’il fut à l’origine de la création scénique de La Damnation de Faust de Berlioz, en 1893, donnant ainsi ses lettres de noblesse à cette légende dramatique proche de l’oratorio, souvent chantée en version de concert. Berlioz s’inspira en effet du premier Faust de Goethe sans lui donner une continuité dramatique soutenue, s’intéressant autant au parcours initiatique du héros qu’aux réflexions plus philosophiques du récit. Si Berlioz retravaille les huit tableaux de la version originale de 1828 pour les enrichir de nouvelles scènes en 1847, il ne se départit pas de cet aspect parcellaire souvent déroutant, bien éloigné du livret plus efficace du Faust de Gounod.

C’est à l’expérimenté Jean-Louis Grinda, ancien directeur des Opéras de Reims, Liège et surtout Monte-Carlo (2007-2022), que revient la tâche difficile de cette adaptation scénique. Comme à son habitude, le Monégasque n’a pas son pareil pour faire vivre le vaste plateau d’un faste de couleurs richement illustré, autant par la variété des costumes que des éclairages. Avant cela, les heures sombres sont incarnées par un Faust en perdition sur la rampe devant l’orchestre, rapidement tenté par un Méphistophélès aux aguets. Attentif aux moindres péripéties, ce travail classique donne à voir de grandes scènes populaires parfaitement étagées, à la direction d’acteur réglée sans fioritures excessives. Malgré quelques maladresses (notamment de bien kitchs couronnes de fleur en vidéo), Grinda s’autorise quelques clins d’oeil humoristiques, telle que l’étoile de David apposée puis retirée du domicile de Marguerite par Méphistophélès, comme une répétition avant l’heure de ses futurs méfaits. On aime aussi la capacité de Grinda à déconstruire le mythe à vue, en une plongée vertigineuse du théâtre dans le théâtre, lorsque Méphistophélès donne à voir tout son pouvoir sur les choristes ou les éléments de décors, jouets de son imagination délirante. Enfin, la scène de descente aux enfers apporte son lot d’extraversion, bien épaulé par un trucage vidéo haletant.

Nicolas Courjal et Pene Pati

Le plateau vocal est dominé par le Méphistophélès de grande classe de Nicolas Courjal, vivement applaudi au moment des saluts par une salle manifestement ravie de sa prestation. Le natif de Rennes prouve une fois encore toutes ses affinités avec ce rôle qu’il connait sur le bout des doigts pour l’avoir chanté souvent, faisant valoir des qualités interprétatives saisissantes d’intelligence et une diction toujours aussi pénétrante. La tessiture du rôle évite à Courjal de recourir à un vibrato trop prononcé, ce qui est évidemment louable. A ses côtés, on attendait beaucoup de Pene Pati, peut-être trop, après son récent triomphe parisien dans Roméo et Juliette de Gounod. Le ténor samoan pèche cette fois dans les passages introspectifs de la première partie, certes parfaitement articulés, mais qui souffrent de son insuffisante maitrise de la langue française, à même de l’aider à incarner les tourments de Faust au niveau dramatique. On note aussi une propension irrésistible à rayonner lorsque la voix est en pleine puissance, mais infiniment plus neutre dans le médium, terne en comparaison. Aude Extrémo souffle aussi le chaud et le froid dans sa prestation, n’évitant pas quelques faussetés dues à un positionnement de voix délicat dans les accélérations. Fort heureusement, la chanteuse française nous régale de son timbre chaud et de ses graves corsés lorsque la voix est bien placée, faisant ainsi oublier ces quelques désagréments.

Si le choeur de l’Opéra de Monte-Carlo affiche une bonne forme, on est plus déçu en revanche par la direction routinière et pâteuse de Kazuki Yamada, qui peine à donner du relief à l’ensemble. Son geste legato avance solidement, sans se poser de questions, mais on est à mille lieux de la direction imaginative que l’on est en droit d’attendre dans ce répertoire frémissant. Dommage.

mercredi 16 novembre 2022

« La Périchole » de Jacques Offenbach - Laurent Pelly - Marc Minkowski - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 14/11/2022

Pas moins de dix dates pour aller applaudir l’une des productions les plus réjouissantes de l’année au Théâtre des Champs-Elysées : avec cette Périchole de haut vol, cela faisait longtemps que l’on avait entendu pareil public aussi enthousiaste au moment des saluts ! Il faut dire que la distribution réunie – en réalité une double distribution pour deux des trois interprètes principaux – se montre proche de l’idéal, jusque dans les moindres seconds rôles. Ainsi des excellents personnages de caractère, essentiellement parlés, tenus par les impayables Rodolphe Briand (Panatellas) et Lionel Lhote (Hinoyosa), de même que les trois cousines hautes en couleur, plus sollicitées au niveau chant, d’un niveau global superlatif. On aime aussi la prestation délirante d’Alexandre Duhamel (en alternance avec Laurent Naouri), méconnaissable en dictateur d’opérette d’une République bananière, qui offre un confort sonore gourmand à son rôle, à l’instar du choeur de l’Opéra national de Bordeaux, très bon connaisseur de l’ouvrage (voir notamment la production donnée à Bordeaux en 2018, dans la mise en scène de Romain Gilbert, ainsi que le disque enregistré dans la foulée par le Palazzetto Bru Zane). 

Grande triomphatrice de la soirée, la Périchole de Marina Viotti (en alternance avec Antoinette Dennefeld) impressionne par son aisance scénique et sa prononciation parfaite, elle qui maitrise parfaitement la langue de Molière, malgré ses origines italophones. Moins connue dans nos contrées que son père Marcello et son frère Lorenzo, tous deux chefs d’orchestre, la Suissesse a remporté en 2015 le Prix international du Belcanto au festival Rossini de Bad Wildbad, avant d’être accueillie sur les plus grandes scènes, de Barcelone à Strasbourg, en passant par Lausanne, Genève et Milan. De quoi se délecter de ses intentions gorgées de couleurs, son émission souple et naturelle, sans parler de son timbre grave splendide. On espère la retrouver très vite dans ce répertoire, à l’instar de Stanislas de Barbeyrac (Piquillo), qui donne une leçon de classe vocale à force de précision dans l’articulation et les nuances de phrasés, toujours en lien avec les intentions de la mise en scène. Son talent comique explose ici avec une énergie parfaitement maitrisée, tant le ténor français semble prendre un plaisir communicatif à jouer les naïfs bourrus, ne forçant jamais le trait dans l’accent populaire des passages parlés.

Marina Viotti et Stanislas de Barbeyrac
L’attention à la prononciation est louable pour tous les interprètes, très à l’aise dans les parties théâtrales parlées : c’est là un grand atout pour faire vivre cette version aux dialogues raccourcis et modernisés par rapport à la version originale de 1874, grâce au travail réalisé par Agathe Mélinand (codirectrice, avec Laurent Pelly, du Théâtre national de Toulouse de 2008 à 2017). On retrouve précisément aux manettes de ce spectacle un couple phare de ce répertoire, en la personne de Laurent Pelly et Marc Minkowski, ce dernier donnant à l’ouvrage toute la vitalité de sa baguette, tour à tour tranchante et cinglante dans les parties endiablées, plus narratives et délicates dans les passages apaisés.

De quoi mettre en relief la transposition contemporaine de Pelly, qui insiste sur le fossé entre les masses populaires désargentées et débraillées avec l’élite manipulatrice : le renversement scénique n’est que plus spectaculaire au II, lorsqu’on passe des HLM déglingués aux salons venimeux, dont les velours chics et tocs évoquent une sauterie à venir. La farce, volontairement sombre, moque le comportement prédateur du Vice-Roi, tout autant que ses affidés, chiens de garde aussi superficiels que ridicules. Comme à son habitude, Laurent Pelly porte son attention sur le moindre protagoniste, aussi mineur soit-il, pour en développer le caractère par une gestuelle aux détails très travaillés : ainsi du choeur, très présent dans ses interactions avec les personnages principaux, mais aussi des rôles secondaires aux mimiques savoureuses, telles que les cousines délurées au I ou les courtisanes maniérées au II. Un grand spectacle à savourer jusqu’au 27 novembre prochain : courrez-y !

lundi 7 novembre 2022

« Armide » de Gluck - Lilo Baur - Opéra Comique - 05/11/2022

Véronique Gens
Plus jamais donné en version scénique en France depuis 1913, l’Armide (1777) de Gluck fait son grand retour à l’Opéra-Comique avec un spectacle très réussi, vivement applaudi par un public enthousiaste en fin de représentation. Alors qu’aucun anniversaire ne concerne le chevalier Gluck cette année, les grandes maisons d’opéra semblent s’être données le mot pour le célébrer en grande pompe, tout particulièrement sa féconde et dernière période en France : outre ses plus célèbres ouvrages (Orfeo au Théâtre des Champs-Elysées et Iphigénie en Tauride à Rouen), on a ainsi pu avoir la chance d’entendre les rarissimes Iphigénie en Aulide (toujours au TCE), puis Echo et Narcisse (à Versailles). Place cette fois à la toute aussi peu jouée Armide, dont on se souvient des tentatives de Marc Minkowski pour la remettre au gout du jour, grâce à l’un de ses plus beaux disques en 1999, puis à l’occasion de concerts en 2016, à Paris et Bordeaux.  

D’abord essentiellement visuel, le spectacle réglé par Lilo Baur (dont les plus anciens se souviennent de son travail sur Lakmé en 2014, déjà à l’Opéra-Comique) gagne peu à peu en profondeur après l’entracte : la Suissesse imagine un univers dépouillé de tout artifice, si ce n’est un immense arbre au centre de la scène, plusieurs fois revisité pour symboliser les états d’âme des protagonistes. Dans sa forme décharnée, l’arbre évoque la raideur et la sécheresse émotionnelle d’Armide, toute occupée à se mentir à elle-même par sa quête d’un impossible amour, tandis que la vitalité reprend ses droits dans les scènes païennes avec un choeur grimé comme autant de bourgeons virevoltants. A l’instar du contexte de lutte entre croisés et musulmans, Lilo Baur choisit d’évacuer le merveilleux pour faire de l’héroïne une femme qui souffre, la Haine n’étant dans ce parti-pris qu’une évocation de ses tourments intérieurs. Ce travail tout en sobriété repose en grande partie sur une direction d’acteur millimétrée, donnant une présence soutenue aux pantomimes des trois danseurs, de même que l’excellent choeur, très sollicité tout du long. Des soutiens décisifs pour accompagner Armide dans son apprentissage initiatique de l’acceptation de l’incertitude amoureuse et du refus des artifices extérieurs comme la magie, au profit d’un retour à l’état de nature et à la simplicité.  

Ian Bostridge et Enguerrand de Hys
La réussite de la soirée doit aussi au plateau vocal réuni, très bien distribué jusqu’au moindre second rôle, sans parler du rôle-titre confié à une superlative Véronique Gens. Si le souvenir des représentations d’Alceste de Gluck, à Garnier en 2015, pouvait faire craindre une projection insuffisante, la soprano française évacue ces réserves en épousant d’emblée un rôle qui semble avoir été écrit pour elle : la tessiture centrale de sa voix est constamment sollicitée, avec quelques rares incursions dans les extrêmes, lui permettant de nous régaler de son timbre velouté et de son émission articulée avec souplesse, toujours au service du sens. Si on peut regretter un manque d’éclat et de noirceur lorsque Gens revêt trop timidement les atours de la magicienne au I, la tragédienne impressionne en dernière partie pour figurer la femme brisée face à son amant intraitable. Face à elle, on retrouve un autre nom bien connu du grand public en la personne de Ian Bostridge, qui nous régale de son art grâce à ses phrasés d’une éloquente noblesse. Malgré ces qualités, le ténor anglais ne peut toutefois faire oublier un timbre fatigué, quelques rudesses dans le suraigu arraché, ainsi qu’une difficulté à maitriser sa puissance dans les piani (surtout dans les duos avec Gens, déséquilibrés sur ce point). 

Impressionnante dans l’un des rôles les plus marquants de l’ouvrage, Anaïk Morel donne à sa Haine une jeunesse vocale rayonnante, surtout dans l’aigu, mêlant à sa prestation des regards hallucinés, tandis qu’Edwin Crossley-Mercer compose un solide Hidraot, aux graves mordants. On aime aussi le duo épatant entre Philippe Estèphe et Enguerrand de Hys, qui donne au IV une vérité saisissante par son engagement, rarement atteinte. Toujours aussi à l’aise dans l’articulation, Florie Valiquette s’impose dans ses différents rôles sur sa partenaire raffinée Apolline Rai-Westphal Phénice, encore un peu trop tendre dans la projection. Comme on pouvait s’y attendre, Christophe Rousset fait quant à lui crépiter son orchestre dès l’ouverture, donnant un relief impressionnant à sa battue, de la raideur volontaire des passages verticaux d’allure martiale aux déflagrations nerveuses des cordes déchainées par endroit. De quoi se régaler de l’instinct dramatique direct et immédiat de Gluck, très affuté dans ces passages, et ce malgré quelques longueurs ici et là (au I surtout).

samedi 29 octobre 2022

« Katia Kabanova » de Leos Janacek - Tatjana Gürbaca - Opéra de Genève - 23/10/2022

Après L‘Affaire Makropoulos en 2020, puis Jenufa l’an passé, l’Opéra de Genève poursuit l’exploration du legs lyrique de Leos Janacek, encore largement méconnu du grand public. Ainsi de Katia Kabanova (1921), qui adapte la pièce L’Orage (1859) d’Alexandre Ostrovski, dont l’histoire rappelle celle de Madame Bovary. Pilier du répertoire en Russie, cette pièce reste peu donnée sous nos contrées, même si Denis Podalydès en présentera une production très attendue l’an prochain, aux Bouffes du Nord à Paris et en tournée dans toute la France. En attendant, il faut courir découvrir l’adaptation qu’en fit Janacek, en resserrant l’action autour des tourments de l’héroïne. C’est là en effet l’un des chefs d’oeuvre du compositeur tchèque, qui fut inspiré par l’histoire oppressante d’une femme prise dans l’étau de l’hypocrisie des conventions sociales, lui rappelant sa propre relation obsessionnelle et impossible avec Kamila Stösslová, mariée tout comme lui.

Tout amoureux de l’orchestre ne voudra pas se priver de ce bijou de raffinement à l’orchestration portée par des bois aériens, où Janacek fait l’étalage de ses courts motifs mouvants et ductils, toujours au service de son sens dramatique affirmé : très affutée, la direction de Tomas Netopil est une merveille de bout en bout, allégeant les textures au service de tempi allants, mais jamais précipités. On aime aussi l’attention à bien différencier les climats, faisant ressortir toutes les spécificités des caractères en présence. Déjà applaudie l’an passé en Jenufa, Corrine Winters donne une composition saisissante dans le rôle-titre, offrant un mélange de fragilité et de force, en lien avec les intentions de la mise en scène de Tatjana Gürbaca. Sa voix chaude et bien projetée donne beaucoup de satisfactions, malgré quelques rudesses dans l’aigu. A ses côtés, la fraicheur de timbre rayonnante d’Ena Pongrac (Varvara) permet de bien figurer ce rôle, sorte de double positif de Katia, qui choisit de fuir le village corseté pour affronter la vie. Que dire, aussi, du toujours parfait Ales Briscein (Boris), qui n’a pas son pareil pour porter haut sa voix éloquente et son émission claire ? Quelle présence, encore, chez Tomas Tomasson, idéal de morgue et de brutalité en Dikoj, tandis que Magnus Vigilius est un Tichon de luxe, à l’émission sonore et parfaitement placée. Malgré quelques positionnements de voix un peu raides, Elena Zhidkova impressionne tout autant en belle-mère Kabanicha, à force de composition aussi lunaire que vénéneuse.

On pense plusieurs fois aux huis clos étouffants d’un Fassbinder ou d’un Ozon (surtout le film Huit Femmes) avec la proposition scénique très stylisée de Tatjana Gürbaca : souvent figés et éloignés les uns des autres en un ballet millimétré, les personnages évoluent dans un espace réduit, qui sert autant de caisse de résonance sonore (offrant un merveilleux confort acoustique aux interprètes) que de symbole de leur horizon social réduit. L’attention à la direction d’acteurs constitue le grand point fort de cette mise en scène toujours juste, même si l’on peut être surpris par certains partis-pris, montrant une Katia plus rebelle et provocatrice qu’attendu, de même qu’un couple Kabanicha-Dikoj plus trivial que jamais. De quoi animer cet opéra assez bref (environ 1h30) d’une constante vitalité sur le plateau, toujours en lien avec les moindres intentions musicales. Une réussite à ne pas manquer, à voir jusqu’au 1er novembre dans la belle cité genevoise.

samedi 22 octobre 2022

« Tannhäuser » de Richard Wagner - David Hermann - Opéra de Lyon - 21/10/2022

Précipitez‑vous ! Si l’Opéra de Lyon affiche complet pour la plupart des représentations de Tannhäuser, on sait d’expérience que plusieurs places se libèrent au fil du temps, pour le plaisir des plus persévérants. C’est là l’occasion de découvrir un plateau vocal proche de l’idéal, et ce malgré un rôle‑titre qui met du temps à se chauffer, faute d’une émission plus ouverte, occasionnant plusieurs aigus arrachés en première partie. En immense artiste qu’il est, Stephen Gould se rattrape par la suite, faisant valoir sa connaissance millimétrée d’un rôle qu’il chante sur les plus grandes scènes depuis une vingtaine d’années : précision redoutable de diction, phrasés montrant une attention au texte portée par un sens dramatique toujours très juste. A ses côtés, on aime la voix large à la résonance profonde de Liang Li (Hermann), sans parler de la noblesse d’âme portée par Christoph Pohl (Wolfram), d’une sensibilité aussi touchante que pudique en dernière partie. Mais ce sont peut-être plus encore les deux rôles féminins qui ravissent à force d’aisance technique rayonnante sur toute la tessiture, Johanni van Oostrum (Elisabeth) faisant valoir davantage d’émotion, en phase avec son rôle, là où Irène Robert (Vénus) se situe davantage en hauteur, en mêlant autorité et ardeurs maîtrisées.

Autour de seconds rôles parfaitement distribués, notamment le Biterolf tout d’éclat et de fraîcheur du timbre de Pete Thanapat, le Chœur et la Maîtrise de l’Opéra de Lyon emportent l’adhésion à force de précision et de tranchant dans l’intention, à même de donner une vitalité dramatique saisissante dans les scènes d’ensemble. Autre grand artisan de la réussite de la soirée, Daniele Rustioni surprend au début de l’Ouverture par ses tempi lents, sans aucun vibrato, avant d’enflammer l’orchestre de toute sa fougue. On rentre peu à peu dans sa conception (à mille lieux des grandes lectures allemandes du passé), qui ose mettre sur le même plan mélodie principale et contrechant, autour de phrasés d’une grande ductilité et souvent impressionnants dans les fulgurances tempétueuses ou péremptoires. On a là un Wagner aérien, d’une légèreté joyeuse aux vents, qui rappelle plusieurs fois l’art de Mendelssohn au II, en contraste avec les parties plus verticales aux cuivres : de quoi évoquer le tourbillon ambivalent du rôle‑titre, écartelé tout du long entre désir charnel et élévation spirituelle, sous le regard implacable et censeur de ses pairs.


Si Tannhäuser (1845) reste l’un des ouvrages les plus attachants de son auteur, c’est que Wagner laisse entrevoir tous ses tourments juvéniles, à seulement 32 ans, donnant à entendre une variété de climats aussi colorée qu’admirable de vérité dramatique. Pour autant, il succombe déjà à sa propension pour les longs monologues introspectifs, qui réduisent l’action à peau de chagrin : dès lors, le metteur en scène franco‑allemand David Hermann choisit d’imaginer une transposition audacieuse en un futur post-apocalyptique, afin de renforcer la tension dramatique tout au long du spectacle (d’une durée de 4 heures 20, dont deux entractes).

C’est là un pari relevé haut la main, d’une maestria visuelle éblouissante partagée entre costumes et décors, à l’inspiration proches de l’univers de la saga Star Wars (rappelant en cela la grande réussite scénographique de L’Italienne à Alger de Rossini, un succès repris plusieurs fois en France, dont en 2019 à Tours). Autour d’éclairages variés, le décor est revisité astucieusement grâce à la multiplicité de ses possibilités d’exploration, réservant plusieurs surprises techniques, entre trappes révélées et retour stylisé du Venusberg au III. S’il est préférable de connaitre La Guerre des étoiles et de lire au préalable les intentions du metteur en scène pour bien suivre les différentes péripéties, le travail d’Hermann se montre cohérent de bout en bout, enrichissant le livret sans jamais le trahir et animant l’action en lien avec les moindres inflexions musicales. Plusieurs clins d’œil humoristiques raviront ainsi les fans de la saga, entre enfants grimés en Jawas chapardeurs et pape transformé en empereur Palpatine, aux pouvoirs télékinésiques. On aime aussi l’idée d’ajouter le personnage humanoïde muet qui accompagne Tannhäuser tout au long de son parcours initiatique, permettant une inattendue réconciliation en fin d’ouvrage entre les deux camps, grâce à l’intercession d’Elisabeth.

mercredi 19 octobre 2022

« Salomé » de Richard Strauss - Lydia Steier - Opéra Bastille à Paris - 18/10/2022

Après les reprises début septembre de Tosca et de La Flûte enchantée, rien de tel qu’une nouvelle production au parfum de scandale pour lancer véritablement la saison de l’Opéra de Paris ! C’est ainsi que la grande maison s’est fendue d’un rarissime communiqué d’avertissement sur le « caractère violent et/ou sexuellement explicite » de certaines scènes - un communiqué envoyé à l’ensemble des personnes qui avaient réservé le spectacle, et ce dès le lendemain de la générale. Pourquoi pas, après tout, en un temps où télévision et autre plateforme de vidéos à la demande ont adopté depuis longtemps un système de signalétique préventive. On connait par ailleurs les effets pervers de ce type d’avertissement, qui loin de décourager certains publics, peuvent au contraire les attirer à constater par eux-mêmes «l’outrage aux bonnes moeurs».

Pour ses débuts à l’Opéra de Paris, l’Américaine Lydia Steier frappe fort en transposant l’action en un futur indéterminé, d’une violence et d’une cruauté identifiables dès les premières scènes de viol et de meurtre collectifs. A rebours du livret qui installe peu à peu un climat étouffant, l’ancienne assistante de Calixto Bieto choisit de nous plonger d’emblée dans l’horreur d’une élite décadente qui ne sait plus comment se distraire, sauf à perdre toute notion d’humanité. Face à cette barbarie, oser exprimer un sentiment, tel qu’aimer le prophète Jochanaan, n’en parait que plus incongru, à mille lieux de la folie autour de soi. Dans un tel contexte, on ne sera pas surpris que le prix à payer pour obtenir Jochanaan dépasse de loin la vénéneuse danse des sept voiles, pour se transformer en un viol consenti et particulièrement éprouvant. C’est dans la dernière scène que la vision d’horreur de Lydia Steier prend une signification nouvelle, éclairant le parcours initiatique de l’héroïne : en acceptant d’être une victime de son beau-père, Salomé n’est plus la fille de Babylone et de Sodome onie par Joachanaan en début d’ouvrage. Dès lors, l’action dédoublée prend tout son sens, avec d’un côté la Salomé originelle berçant la tête de Jochanaan, et de l’autre la Salomé transfigurée accompagnant le martyre de son promis dans la prison en hauteur.

Outre les qualités narratives, mais parfois trop répétitives de cette mise en scène, on pourra louer l’utilisation du volume de la scène et l’exploration du décor dans toutes ses facettes, qui permettent de voir une multiplicité de saynètes en même temps que l’action principale (même si les spectateurs du deuxième balcon sont malheureusement privés de la vision d’une partie des parties fines en hauteur). Le travail sur les costumes impressionne tout autant par sa variété imaginative, donnant beaucoup de crédibilité à cette transposition audacieuse. Il est toutefois regrettable que face à cette proposition souvent trash, la direction de Simone Young s’en tienne à une exploration doucereuse de la partition, en lissant par trop souvent les angles. On aurait aimé davantage de souffle dramatique pour nous emporter complètement, de même qu’une articulation plus prononcée pour faire ressortir les passages plus morbides. 

Grande triomphatrice de la soirée, Elza van den Heever (Salomé) remporte un accueil chaleureux du public, sans doute séduit par son investissement dramatique éloquent en dernière partie, lorsque la voix est en pleine puissance. On est plus réservé en revanche dans les passages plus apaisés, où la voix manque de projection dans les piani et le medium. On préfère de loin l’homogénéité sur toute la tessiture de John Daszak (Hérode), à l’émission souple et claire, sans parler de sa force de persuasion dramatique percutante à chaque apparition. Plus discret, Iain Paterson fait valoir un Jochanaan tout de noblesse de phrasés, au timbre toutefois un peu terne et peu sonore, tandis que Karita Mattila fait valoir tout l’éclat de son tempérament en Hérodiade, à même de faire oublier une voix fatiguée par les années. La distribution des seconds rôles est luxueuse, notamment les superlatifs et très en voix Tansel Akzeybek (Narraboth) et Katharina Magiera (Le page).