Comme chaque année à cette période, l’Opéra national de Lyon organise
son festival lyrique destiné à mettre en résonance trois ouvrages du
répertoire avec l’actualité: place cette fois au Château de Barbe-Bleue de Bartók, à Mélisande d’après Debussy (projet finalement annulé et remplacé par un reportage sur les coulisses de la production) et à Ariane et Barbe-Bleue de Dukas. Toutes les vidéos du festival sont à découvrir gratuitement (hormis Ariane et Barbe-Bleue,
à voir en abonnement sur Medici.tv) sur le site de l’Opéra, avec des
conférences, lectures et ateliers en lien avec la thématique choisie
«Femmes libres?». Dans le contexte brûlant du mouvement #MeToo, Serge
Dorny, directeur de l’Opéra jusqu’en septembre, où il partira à Munich, a
choisi de faire appel à l’imprévisible troupe de la Fura dels Baus pour
démêler les méandres du passionnant livret symboliste d’Ariane et Barbe-Bleue (1901) de Maurice Maeterlinck.
La scénographie splendide d’Alfons Flores nous embarque d’emblée dans l’enfermement mental de l’héroïne, multipliant les motifs géométriques superposés en un labyrinthe de rideaux transparents, avec un jeu sur les éclairages finement varié tout au long de la soirée: l’étroitesse du cadre d’où émerge Ariane évoque ainsi l’horizon réduit à laquelle la destine sa condition de femme. C’est là toute la modernité du livret que de nous plonger dans le parcours initiatique d’Ariane, à la recherche autant d’elle-même que des moyens pour y parvenir – connaissance et liberté, en premier lieu. On retrouve là des thématiques chères au dramaturge belge (qui rappellent l’allégorie de la caverne de Platon), déjà développées dans ses pièces précédentes, Les Aveugles (1890) et Pelléas et Mélisande (1892), notamment.
Si l’action n’évite pas le statisme, du fait d’un récit empli d’ellipses
et de non-dits, Alex Ollé parvient à l’enrichir par un coup de théâtre
judicieux: à l’issue de l’ouverture de la septième et fatale dernière
porte, le labyrinthe disparaît au profit d’une scène de banquet de
mariage, bien évidemment dédié aux noces d’Ariane et Barbe-Bleue. Dès
lors, la foule devient omniprésente et s’oppose dans sa répartition
duale en camps bien distincts: féminin contre masculin. Peu à peu,
Ariane gagne en confiance et bâtit une barricade de tables et de chaises
assemblées en une superbe réalisation visuelle (là encore), qui lui
sert autant de tribune politique pour convaincre ses sœurs que de
protection contre la violence paysanne. C’est là l’idée géniale d’Ollé
que de transformer la révolte contre le château en un siège contre
l’émancipation féminine. Dans ce cadre, Barbe-Bleue semble avant tout
sanctionné par ses pairs pour son incapacité à maintenir l’ordre social
établi, menacé par les frondeuses. Très réussies, les dernières scènes
sont d’une humanité bouleversante, autant dans les ambivalences du désir
de vengeance et de pardon pour Barbe-Bleue que dans les déchirements
provoqués par le départ d’Ariane, désormais seule mais libérée du carcan
sociétal.
Le chef allemand Lothar Koenigs (déjà entendu ici-même dans Le Cercle de craie de Zemlinsky en 2018)
irrigue ce déchainement des passions par son geste vigoureux, qui fait
ressortir les moindres inflexions du récit, gagnant en souffle
dramatique ce qu’il perd en subtilité. On est ainsi souvent plus proche
de Richard Strauss que de Debussy, ce qui peut se concevoir, même si le
chef couvre immodérément le plateau dans les tutti. Gageons que la
captation saura gommer ce problème de balance qui rend plusieurs fois
inaudible le rôle-titre, pourtant interprété avec style par Katarina
Karnéus. La mezzo-soprano suédoise s’impose par une diction parfaite,
doublé d’un beau tempérament dramatique, malheureusement desservie par
une émission souvent métallique, notamment dans le suraigu. Rien de tel
pour la superlative nourrice d’Anaïk Morel, grande satisfaction de la
soirée par son chant vibrant et charnu, qui donne à la première partie
de l’ouvrage une densité rarement atteinte. A ses côtés, les quatre
sœurs insufflent aussi le meilleur, même si elles sont aussi plusieurs
fois couvertes par l’orchestre. De ces petits rôles se détachent les
phrasés aussi souples que percutants de la Mélisande d’Hélène
Carpentier, tandis que les chœurs assurent bien leur partie par une
cohésion d’ensemble du meilleur effet.