C’est peu dire que Robert Carsen (69 ans) s’est installé dans le paysage lyrique depuis ses premiers succès européens, dans les années 1990, en dosant finement sens de l’épure, poésie et direction d’acteur pointilleuse. L’Opéra des Flandres a la bonne idée de reprendre l’une de ses productions les plus emblématiques, Jenufa, montée ici même en 1999 et reprise un peu partout en Europe (dont récemment à Madrid, avec un plateau vocal différent, en dehors du rôle-titre).
Robert Carsen nous plonge dès les premières notes dans le coeur du sujet, en montrant l’ensemble du village de Jenufa occupé à l’épier : c’est bien le contrôle social et ses règles rigides, dont l’impossibilité de se remarier pour une femme seule avec enfant, qui va conduire au drame. Le premier acte joue la carte de la sobriété scénique en donnant la primauté au groupe, qui occupe l’espace de toute son énergie volontiers naïve : en se précipitant pour recevoir les billets de banque lancés en l’air par Steva, ivre de son statut de notable, la foule d’anonymes renouvèle ainsi sa soumission à l’ordre établi. Le spectacle prend davantage aux tripes après l’entracte, lorsque les portes et fenêtres, montées et démontées à vue, délimitent d’abord l’espace étriqué dévolu à Jenufa et sa belle-mère, avant de servir d’éléments de menace pour affirmer la colère populaire. L’émotion vient avant tout de la direction d’acteur, qui multiplie les détails pour donner davantage de vérité dramatique aux personnages : ainsi de la figure bouleversante de Kostelnicka, qui perd ici en rigidité ce qu’elle gagne en humanité et en fragilité, entre simples gestes de tendresse envers Jenufa ou signes d’affolement bien compréhensible lorsque l’étau se resserre. Tout concourt, par sa simplicité même, à pénétrer au coeur des moindres péripéties du drame, aussi bien dans la gestion de l’espace (évoquant plusieurs fois le film Dogville de Lars von Trier, pourtant postérieur) que des éclairages splendides dans la pénombre au II (notamment la prière nocturne de Jenufa, qui trouve l’une des plus délicates expressions qu’il nous ait été de voir). Les dernières images finales resservent une surprise de taille, éminemment poétique, lorsque l’eau jaillit pour ensemencer la terre au sol : comme un symbole de la vitalité et de la fécondité retrouvée par Jenufa, enfin libre de s’autoriser à aimer à nouveau, après tant d’épreuves.
Un tel travail ne serait rien sans ses interprètes, ce que l’Opéra des Flandres a bien compris, en réunissant un plateau vocal de haut niveau. Ainsi de la Jenufa expressive et engagée d’Agneta Eichenholz, qui donne beaucoup de présence à son incarnation, autour d’une puissance vocale parfaitement maitrisée. Plus discrète en termes de volume, Natasha Petrinsky fait valoir ses beaux graves dans le medium, d’une dignité d’expression très émouvante tout au long de la soirée. Elle est parfois couverte par l’orchestre, malheureusement trop sonore en de nombreux endroits, à l’instar de Jamez McCorkle, qui donne toutefois beaucoup de satisfaction par la beauté de son timbre et ses phrasés souples et naturels. Il ne lui manque qu’une meilleure expression scénique pour nous emporter davantage. C’est précisément le point fort de Ladislav Elgr, qui compense là des aigus un peu forcés et un timbre moins harmonieux. L’une des meilleures incarnations de la soirée revient à Maria Riccarda Wesseling (qui sera remplacée à Gand par Nadine Weissmann), qui fait valoir des graves mordants et parfaitement articulés. On aime aussi l’attention portée aux moindres seconds rôles, tous parfaitement distribués, à l’instar du Chœur de l’Opéra des Flandres, très affûté.
Enfin, Alejo Perez explore chaque recoin de la partition en une vitalité gourmande, parfois un rien trop sonore, comme évoqué plus haut. La richesse des timbres et l’opulence des contrastes penchent parfois vers la musique pure, en minorant le théâtre et l’émotion. Ce geste s’apaise heureusement dans les émouvantes dernières scènes, en une volonté d’allègement plus prononcée, aidant ainsi les interprètes à ne pas trop forcer leur voix.
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