L’édition 2021 du festival d’opéra à Lyon avait choisi judicieusement de
confronter sur scène les deux plus belles adaptations lyriques du conte
de Barbe‑Bleue, dues à Dukas (Ariane et Barbe‑Bleue)
et Bartók, en deux soirées successives. Les aléas de la pandémie en ont
malheureusement décidé autrement, puisque les représentations du Château de Barbe‑Bleue
(1918) ont toutes été supprimées, à l’exception d’une captation sans
public, destinée à une diffusion en ligne. Repris cette année sur scène,
ce spectacle continue de jouer de malchance, du fait cette fois de
plusieurs annulations dues aux grèves contre la réforme des retraites.
Trois représentations ont pu être maintenues au total, sur les cinq
prévues, tout en accordant aux grévistes le droit de lire un texte avant
le début de spectacle, également augmenté d’un extrait du Boléro
de Ravel, pour le moins inattendu dans ces circonstances. Quoi qu’il en
soit, on se réjouit de pouvoir assister à cette production très
réussie, dont le début énigmatique concentre immédiatement l’attention :
d’emblée, le metteur en scène ukrainien Andriy Zholdak (déjà applaudi
ici même en 2019 dans une production haute en couleur de L’Enchanteresse
de Tchaïkovski) donne à voir un unique miroir, accroché sur le rideau
de scène, que franchit le personnage principal pour rejoindre sa
promise. C’est là l’entrée symbolique à l’intérieur du château, que
Bartók et son librettiste voient comme une exploration de l’âme de
Barbe‑Bleue : l’ouvrage l’ausculte en pénétrant une à une les sept
portes, comme autant d’aspects de la personnalité de cet inconnu que
découvre Judith. Peu à peu, l’intérieur sinistre s’anime d’un ballet
fantomatique de personnages agités comme des feux follets, sans but
apparent, qui disparaissent aussi vite qu’ils ont accouru. Des extraits
de films donnent à voir ces mêmes personnes, en des visions énigmatiques
et tout aussi fugitives. La proposition scénique reste globalement
épurée, permettant de se concentrer sur le texte poétique de l’ouvrage,
et plus particulièrement l’exploration des méandres du château, alors
que Judith avance littéralement au bord du précipice.
Après l’entracte, la surprise n’en est que plus grande lorsqu’on
découvre que l’ouvrage, d’environ une heure, est donné à nouveau en son
entier – alors qu’il est habituellement couplé en miroir avec un autre
ouvrage court (par exemple La Voix humaine de Poulenc à l’Opéra de Paris en 2018).
L’autre motif d’étonnement vient de la mise en scène, entièrement
différente, mais toujours confiée à Andriy Zholdak. Prenant le
contrepied de la première partie, l’Ukrainien nous empoigne par une
proposition délibérément plus sordide et extravertie, autant dans
l’exploration virtuose d’un quadruple décor tournoyant que par l’ajout
de personnages désormais en interaction avec le couple principal. Le
Barbe‑Bleue nocturne et réservé de la première partie fait ainsi place à
un prédateur sexuel à peine dissimulé, entouré de serviteurs tout aussi
dépravés.
Cet exercice de style, certes un peu facile dans l’opposition
caricaturale entre les deux propositions scéniques, donne toutefois à
réfléchir sur le pouvoir accordé au metteur en scène, capable d’imposer
la concentration sur le texte en première partie, en laissant le
spectateur libre de se faire sa propre interprétation, là où l’énergie
scénique totalement débridée de la seconde, passionne par ses partis
pris singuliers, mais nécessairement plus univoques. Il fallait, pour
affronter cette transposition provocante (notamment sa scène
scatologique), un interprète de la trempe de Károly Szemerédy
(Barbe‑Bleue), capable de se transfigurer dans la redoutable seconde
partie. Son art des phrasés, d’une souplesse jamais prise en défaut,
ravit tout du long, de même que son timbre harmonieux. On aime aussi la
voix puissante de Kai Rüütel, un rien ampoulée dans le suraigu, tandis
qu’Anna Lapkovskaja (Judith) donne davantage de rebond dans
l’articulation, tout en relevant le défi d’une interprétation plus osée
au niveau théâtral.
Enfin, Titus Engel exalte les lignes claires de l’Orchestre de l’Opéra
de Lyon, avec un sens des contrastes bien affirmé, même si l’on aurait
aimé, ici ou là, davantage d’attention aux couleurs morbides de
l’orchestration, à même de souligner les nombreuses ambiguïtés du texte.
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