lundi 27 juin 2022

« Turandot » de Giacomo Puccini - Daniel Kramer - Opéra de Genève - 24/06/2022

Le metteur en scène Daniel Kramer (né en 1977) devait faire ses débuts fin 2015 à l’Opéra de Genève pour La Flûte enchantée : sa proposition jugée trop provoquante pour les fêtes de Noël fut remplacée à la dernière minute par une reprise plus consensuelle, due à Jürgen Rose. Il aura donc fallu attendre sept ans pour réparer cet incident heureusement rarissime, du fait de l’intervention d’Aviel Cahn, directeur de l’institution genevoise depuis 2019. Les deux hommes se connaissent en effet pour avoir travaillé plusieurs fois ensemble à l’Opéra des Flandres, au service d’une vision commune osant secouer les codes traditionnels de l’Opéra pour l’ancrer dans une vision contemporaine et réflexive.

Avec Turandot (1924), dernier ouvrage lyrique inachevé de Giacomo Puccini (1858-1924), Daniel Kramer s’interroge sur les raisons qui poussent Calaf à tout sacrifier pour conquérir sa future promise, se révélant au moins aussi cruel et inhumain que Turandot pour parvenir à ses fins. N’est-ce pas sa volonté d’obtenir l’amour de la Princesse qui le conduit à proposer une ultime énigme, fatale pour ses proches ? L’une des scènes les plus réussies de la production est précisément celle du sacrifice de Liù, enfermée dans une cage en verre suspendue dans les airs, à l’instar de Timur : c’est pourtant Calaf qui subit les affres physiques de la torture, comme si Liù et son père ne représentaient qu’une part symbolique de lui-même, à laquelle il faut renoncer pour accéder à Turandot.

Kramer choisit de faire table rase de la plupart des références historiques orientales pour transposer l’action en un univers fantastique irréel, mettant l’accent sur la futilité des personnages secondaires, tous réduits à leur condition de sous-fifres, incapables de conduire leur destin. Calaf vient ainsi plusieurs fois saluer la foule, ivre du spectacle que veut bien lui accorder l’Empereur pour nourrir sa vacuité, à la manière des joutes romaines cruelles au Cirque. Dans cette optique, l’insistance appuyée des scènes d’émasculation vient aussi rappeler l’hyper sexualisation sous-jacente tout au long de l’ouvrage. Tous plus farfelus les uns que les uns autres, les superbes costumes de Kimie Nakano apportent, eux aussi, un climat d’étrangeté (un rien bling bling), qui n’est pas sans rappeler l’imagination délirante d’Ersan Mondtag (voir notamment Le Lac d’argent de Weill à Gand l’an passé, ou L’Antéchrist de Rued Langgaard, plus récemment à Berlin), tandis que la scénographie joue sur l’exploration des différents espaces géométriques – le plateau tournant aidant à cette maestria étourdissante et parfaitement réglée.

A l’inverse, le travail sur les éclairages, imaginé par le collectif japonais teamLab, ne convainc pas immédiatement, tant on peine à lui trouver un sens au-delà de la seule beauté visuelle de son feu d’artifice de faisceaux lumineux, utilisé principalement pour magnifier les emphases impériales. On peine également à saisir pourquoi les éléments – terre et eau – sont mis en avant en première partie, avant que le duo final ne vienne donner une explication : Kramer imagine en effet Turandot comme une représentation symbolique de la déesse Gaia, à l’origine de toute vie suite à sa rencontre avec l’Amour (Eros). C’est bien ainsi que l’on doit comprendre l’entrée fugitive et menaçante de Turandot au I, qui émerge du chaos sous les traits d’une créature informe et primitive, avant d’apporter une spectaculaire vitalité en forme d’entrelacs de motifs floraux colorés, suite à sa transfiguration au III.

L’événement constitué par cette production réside aussi par le choix inédit en Suisse du Finale composé en 2002 par Luciano Berio (1925-2003) : la direction toute de souplesse et de raffinement d’Antonino Fogliani met en valeur chaque intention narrative, en distinguant admirablement les différents pupitres. Si sa baguette sait s’enflammer dans les premières scènes populaires de l’ouvrage, sa maitrise souveraine des équilibres est un régal tout au long de la soirée. On aime aussi l’investissement dramatique éloquent de Teodor Ilincăi, qui donne à son Calaf des traits déchirants d’humanité, en miroir de son parcours initiatique. Si quelques changements de registre laissent entrevoir des différences de style entre l’émission en pleine puissance et les parties en cantabile, de même qu’une tenue de note un peu courte par endroits, le Roumain emporte l’adhésion par sa sincérité et sa vaillance sur la durée.

A ses côtés, Ingela Brimberg assume son rôle difficile avec courage, mais déçoit dans les parties en suraigu, arrachées avec un effort trop audible, au détriment de la beauté du timbre. C’est d’autant plus regrettable que la Suédoise donne elle aussi une incarnation engagée, à l’instar de la superlative Liù de Francesca Dotto, très à l’aise au niveau technique. Il ne lui reste qu’à donner davantage d’émotion à son chant, parfois un rien trop propre, pour nous emporter davantage, notamment dans sa scène finale. Quelle classe vocale pour le chant altier et noble de Liang Li, très applaudi en fin de représentation, à l’instar des parfaits seconds rôles ! On aime aussi toujours autant l’excellent Chœur du Grand Théâtre de Genève, aussi précis que percutant, et bien entouré par les jeunes pousses de la Maîtrise du Conservatoire populaire.

Même si certaines scènes de cruauté doivent le réserver à un public averti, ce spectacle grandiose envoûte dès le début par son aura de mystère, avant de révéler peu à peu toute sa substance par l’exploration des méandres de l’âme humaine – véritable sujet de l’ouvrage.

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