Nommé en 2017 à la tête de l’Opéra de Rouen Normandie, Loïc Lachenal (né
en 1978) n’hésite pas à prendre la parole peu avant le spectacle afin
de sensibiliser les spectateurs aux résonances locales du conflit
guerrier qui a embrasé l’Ukraine la veille. Deux interprètes sont ainsi
directement touchés, du fait de leur nationalité, respectivement
géorgienne et... ukrainienne. Mais la production a aussi enduré de
nombreuses déconvenues au niveau du rôle‑titre, d’abord destiné à Karine
Deshayes, avant que Véronique Gens ne renonce à son tour. C’est
finalement la jeune Hélène Carpentier (née en 1996), révélation
classique de l’Adami en 2018, qui fait ses débuts dans ce rôle ô combien
délicat, appris en seulement deux jours pour pouvoir commencer les
répétitions avec toute l’équipe. Le pari est relevé haut la main, tant
la soprano fait valoir une musicalité et une présence saisissante tout
du long, et ce malgré des premières interventions trop prudentes au
début – le trac sans doute. Mais quelle assurance ensuite dans la
projection parfaitement maîtrisée sur toute la tessiture, tandis que la
rondeur d’émission et l’incarnation dramatique expliquent logiquement
l’ovation reçue en fin de soirée ! A peine pourra‑t‑on souhaiter une
attention au texte plus soutenue dans les récitatifs, pour les
prochaines représentations.
C’est là le point fort reconnu de Jérôme Boutillier (Oreste), qui
impressionne encore dans ce domaine par ses qualités d’articulation,
même si son premier air manque quelque peu de chair pour se saisir des
intentions tragiques, attendues. Il convainc davantage en seconde partie
par la finesse du développement de ses états d’âme, permettant de
rendre crédible la hauteur de vue de sa volonté de sacrifice. Autre
grande satisfaction de la soirée, Ben Bliss (Pylade) reçoit des
applaudissements aussi chaleureux qu’amplement mérités, tant son
éloquence radieuse nous emporte d’emblée par sa sincérité directe. Cet
élan dramatique donne à son duo avec Oreste un éclat toujours percutant,
passant aisément la barrière de l’orchestre. A ses côtés, on regrette
que Pierre‑Yves Pruvot déçoive autant dans son rôle de Thoas, au vibrato
trop prononcé, sans parler de son timbre terne et rêche. C’est là la
seule fausse note de cette soirée en tout point réussie, à l’instar des
seconds rôles parfaits, dominés par la superlative Diane d’Iryna
Kyshliaruk. Que dire aussi du chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie,
qui ne nous a jamais semblé aussi à l’aise dans la précision de ses
interventions – il est vrai magnifié par la spatialisation de son
opportune répartition dans la salle (en deux groupes hommes/femmes) ?
Pour ses débuts à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie,
Christophe Rousset n’a pas fait le choix des instruments d’époque
(contrairement à Alessandro De Marchi, entendu voilà un mois avec les mêmes interprètes, dans le méconnu Don Juan
de Gluck) : pour autant, le chef français n’a pas son pareil pour
chauffer les cordes à blanc dans les parties verticales, volontiers
péremptoire et ivre de tempi rapidissimes par endroit. La finesse des
passages plus lyriques, admirablement étagés et nuancés, donne un relief
toujours passionnant de couleurs exacerbées, qui rappelle combien
Rousset connait ce répertoire sur le bout des doigts (voir notamment ces
enregistrements des Horaces et Tarare de Salieri, le plus célèbre élève de Gluck).
La production de Robert Carsen, déjà acclamée dans le monde entier, de Londres, Chicago à San Francisco, en passant par Madrid et Toronto en 2011, puis Paris en 2019, emporte d’emblée l’adhésion par sa capacité à entrer dans le
drame avec une étonnante économie de moyens. Privée de tout accessoire, à
l’exception d’un petit module qui se soulève à deux reprises pour
figurer un autel, la scénographie très sombre joue sur la variété des
éclairages afin de révéler des tableaux fugitifs, animés par le rythme
tourbillonnant des danseurs autour des rôles principaux. Un rien
répétitif sur la durée (notamment dans le premier tableau après
l’entracte), ce dispositif incite à une opportune concentration sur les
tourments des rôles principaux, souvent hagards face à des événements
qui les dépassent. Il faut dire que le livret baisse en qualité en
seconde partie, ce qu’un Piccini, également auteur d’une Iphigénie en Tauride
à la même époque que Gluck, a tenté de corriger en donnant davantage de
profondeur au rôle de Thoas, devenu amoureux d’Iphigénie. Quoi qu’il en
soit, la musique étourdissante de Gluck, toujours au service du texte,
sait faire oublier ces quelques faiblesses et nous emporter dans le
destin tragique de ces figures bien connues de la mythologie antique,
pour le plus grand bonheur du chaleureux public de Rouen, visiblement
ravi.
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