Regula Mühlemann et Jakub Józef Orlinski |
Entendre l’Orphée et Eurydice, que ce soit en français ou en
italien (comme ici), est toujours un choc, tant le chef‑d’œuvre de Gluck
reste fascinant par sa capacité à s’extraire des canons lyriques du
XVIIIe siècle, et tout particulièrement du cadre rigide de l’opera seria, avec son alternance rébarbative d’airs et de récitatifs. Avec Orphée et Eurydice,
la virtuosité vocale s’efface pour laisser s’épanouir une déclamation
laissant davantage de place au théâtre et à l’expression tragique, le
tout admirablement soutenu par le chœur, véritable personnage tout du
long.
Le choc ressenti n’en est bien entendu que plus grand avec la réunion
d’interprètes de haut niveau, comme c’est le cas cette année pour la
reprise de la production de Robert Carsen (notamment en 2018, déjà au Théâtre des Champs-Elysées, avec Philippe Jaroussky).
Honneur, tout d’abord au grand artisan de la réussite de cette soirée,
en la personne de Thomas Hengelbrock, sans doute le meilleur chef actuel
dans ce répertoire qu’il connaît sur le bout des doigts (voir notamment
le splendide spectacle réglé par Pina Bausch, disponible en DVD et constamment repris depuis 2005).
D’emblée, ses tempi vigoureux nous plongent au cœur du désespoir
d’Orphée, dont les cris ressortent en contraste avec le bouillonnement
extraverti des sonorités sur instruments d’époque de l’Ensemble Balthasar
Neumann, à l’instar des cors grasseyants, qui rappellent les ruptures de
ton péremptoires d’un Nikolaus Harnoncourt, jadis (voir notamment le
début spectaculaire de la Trente et unième Symphonie de Haydn, enregistrée pour Teldec en 1994).
Il est toutefois regrettable que Jakub Józef Orlinski (né en 1990) ne
possède pas la tessiture suraiguë lui permettant d’entonner ses
premières interventions sans forcer, ce qui l’oblige à recourir à un cri
rauque et métallique particulièrement ingrat. On avait déjà constaté
les mêmes difficultés pour Carlo Vistoli, en début d’année
à Berlin. Fort heureusement, en dehors de ce suraigu arraché, le
contre‑ténor polonais ravit tout du long par son investissement
dramatique d’une grande maturité, tout en gardant une fraîcheur juvénile
bienvenue au moment des saluts, comme s’il était surpris du succès
rencontré auprès du chaleureux public parisien. Le raffinement des
phrasés est une merveille constante, chaque note étant toujours
interprétée au service du sens, avec une puissance plus affichée dans
l’aigu que dans les graves, parfois modestes en comparaison. A ses
côtés, Regula Mühlemann (née en 1986), annoncée souffrante, assure bien
sa partie, même si l’émission est parfois un rien trop appliquée et
chevrotante : elle sait toutefois trouver des trésors de finesse à ses
réparties, composant un couple bien assorti avec Orlinski. On aime aussi
l’Amour pétillant et enthousiaste d’Elena Galitskaya, qu’on aurait
souhaité entendre plus longuement encore, tant son engagement scénique
est manifeste, à l’instar du toujours impeccable Chœur Balthasar
Neumann, très précis tout du long.
Plus discrète, la mise en scène de Robert Carsen épouse le drame avec
économie, dispensant les rigueurs d’un sol caillouteux et infertile sur
toute la scène, d’où seule émerge la tombe d’Eurydice. Procession du
chœur et silhouettes en contre‑jour accompagnent le chemin de douleur
d’Orphée, élégamment soutenu par des éclairages épurés dignes de Bob
Wilson. Carsen sait aussi épouser les moindres inflexions musicales de
Gluck, en une précision millimétrée qui force l’admiration : il faut
voir émerger de son sommeil le chœur des enfers, reprenant vie peu à peu
pour exprimer sa rage face à la profanation d’Orphée, avant de laisser
ses habits blancs au sol, comme autant de chrysalides abandonnées, pour
accompagner la transfiguration d’Eurydice : « Elle renaît, elle reprend
sa beauté première », susurre le chœur avant l’avènement d’Eurydice,
enfin sur scène avec son promis, une heure après le début de l’opéra.
Une attente dramatique judicieusement distillée par l’élégance toute
chorégraphique de Carsen, avant l’explosion de joie finale qui sort
l’ensemble des protagonistes de leur torpeur, chœur compris, pour un happy end festif et fédérateur.
Après ce spectacle événement, donné jusqu’au 1er octobre, le Théâtre des Champs-Elysées poursuivra son exploration du répertoire lyrique de Gluck le 7 octobre, avec Iphigénie en Aulide (1774), tout premier ouvrage composé en français par le compositeur, avant que l’Opéra de Versailles ne s’attaque au rarissime Echo et Narcisse (1779), avec Hervé Niquet à la baguette, le 21 octobre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire