Honoré du prix de « meilleur opéra » l’an passé par le magazine allemand Opernwelt,
l’Opéra de Francfort poursuit son engagement en faveur d’une
programmation diversifiée, en s’intéressant à nouveau à la génération
sacrifiée de l’entre‑deux‑guerres, après Krenek en 2019.
Réunir les musiques de Kurt Weill (1900‑1950) et Carl Orff (1895‑1982)
est pour le moins audacieux, tant leurs esthétiques appartiennent à des
courants différents, expressionniste pour le premier et néoclassique et
archaïsant pour le second. Ces deux ouvrages d’environ une heure sont
habituellement donnés en « couplage naturel » avec un autre de leur
auteur, d’une part Le Protagoniste (première des trois collaborations de Weill avec le librettiste Georg Kaiser) et, d’autre part, La Lune (également inspiré d’un conte de Grimm).
Avec Le Tsar se fait photographier (1928), Kurt Weill retrouve
l’un de ses librettistes fétiches en la personne de Georg Kaiser, alors
au moins aussi célèbre que Brecht. Le livret imagine la tentative
d’assassinat du tsar par une célèbre photographe parisienne, en un
mélange de jeu de dupes, de farce grotesque et de satire des penchants
libidineux du monarque. Proche d’Hindemith par sa rythmique effrénée aux
frontières de la dissonance, la musique se veut plus audacieuse que
celle (plus mélodieuse) préférée pour Le Lac d’argent, en 1933 (voir la récente production flamande
de cet ouvrage). Cette dernière collaboration entre Weill et Kaiser
leur vaudra une mise à l’index définitive du régime nazi, en tant que
« dégénérés ».
Ici, le regard humaniste de Kaiser se tourne vers la figure du tsar,
dont le peu de tenue envers Angèle n’est que le reflet de la solitude
imposée par son statut, lui qui « contrôle tout, sauf sa vie ».
Malgré la musique pétillante et inspirée de Weill, la pochade reste
assez convenue, même si la mise en scène pétillante de Keith Warner
tente de lui donner une autre dimension par ses saynètes drolatiques
d’assassinats de célébrités au cours de l’histoire, rapidement montrées
au moyen d’un plateau tournant. La vaste scénographie en arc de cercle
sert autant d’écrin majestueux au studio photographique (superbe galerie
de portraits des grands de ce monde, actuels comme défunts), que de
lieu inattendu pour circonscrire les rares interventions moqueuses du
chœur.
Le plateau vocal réunit des chanteurs aguerris au parlé-chanté, faisant
preuve de souplesse dans l’articulation rapide des phrasés et de
puissance pour imprimer les caractères. En ce domaine, on retient la
superlative Angèle d’Ambur Braid, aux aigus tranchants, là où son double
négatif fait davantage valoir ses graves de velours. Le Tsar, incarné
par Domen Krizaj, joue habilement sur le mélange de grandeur et de
ridicule attendu, tandis que tous les seconds rôles séduisent par leur
truculence, sans ostentation.
Après l’entracte, les délices du Zeitoper (opéra sur un sujet contemporain) font place à la poésie évocatrice du conte La Femme avisée
(créé à Francfort en 1943). Plus directe, la musique de Carl Orff
privilégie un mélange de fanfares d’inspiration foraine et populaire,
volontiers grotesques et piquantes, avant de s’apaiser en dernière
partie. L’orchestration allégée, comme les ruptures péremptoires, sont
toujours au service des intentions dramatiques du livret, écrit par le
compositeur. Si l’histoire met à nouveau au centre de l’attention la
figure plus ou moins éclairée d’un monarque, Keith Warner choisit de ne pas lier les deux ouvrages
outre mesure, en dehors de la présence de la Mort, tour à tour maître de
cérémonie et figure de sinistre augure (à la manière du personnage du
film Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman). Cette mise en scène,
plus inventive qu’en première partie de soirée, multiplie les références
discrètes à d’autres contes plus connus, dont Le Petit Chaperon rouge.
La scène de la rencontre avec le Prince est particulièrement réussie,
en jouant sur l’effet comique d’un monologue toujours plus long,
repoussant la prise de parole de l’héroïne : celle‑ci apparaît alors
sous les traits d’une marionnette qui prend vie peu à peu, comme un
jouet du Prince, avant que la donne ne s’inverse malicieusement en fin
d’ouvrage, une fois le récit initiatique achevé.
Le plateau vocal est renouvelé pour les premiers rôles, dont se détache
Elizabeth Reiter (La femme avisée), à la présence magnétique. On aime
aussi le bouleversant Paysan de Patrick Zielke, au débit impressionnant
d’agilité, tandis que les trois clochards incarnés par Andrew Bidlack,
Iain MacNeil et Dietrich Volle se distinguent par leur brio fantasque,
rappelant à bien des égards les désopilants ministres du Turandot
de Puccini. On mentionnera enfin la direction narrative de Yi‑Chen Lin,
aussi à l’aise dans les deux ouvrages, grâce à son attention aux
équilibres, comme aux nuances.
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