lundi 10 avril 2023

« Le Tsar se fait photographier » de Kurt Weill et « La Femme avisée » de Carl Orff - Keith Warner - Opéra de Francfort - 09/04/2023

Honoré du prix de « meilleur opéra » l’an passé par le magazine allemand Opernwelt, l’Opéra de Francfort poursuit son engagement en faveur d’une programmation diversifiée, en s’intéressant à nouveau à la génération sacrifiée de l’entre‑deux‑guerres, après Krenek en 2019.

Réunir les musiques de Kurt Weill (1900‑1950) et Carl Orff (1895‑1982) est pour le moins audacieux, tant leurs esthétiques appartiennent à des courants différents, expressionniste pour le premier et néoclassique et archaïsant pour le second. Ces deux ouvrages d’environ une heure sont habituellement donnés en « couplage naturel » avec un autre de leur auteur, d’une part Le Protagoniste (première des trois collaborations de Weill avec le librettiste Georg Kaiser) et, d’autre part, La Lune (également inspiré d’un conte de Grimm).

Avec Le Tsar se fait photographier (1928), Kurt Weill retrouve l’un de ses librettistes fétiches en la personne de Georg Kaiser, alors au moins aussi célèbre que Brecht. Le livret imagine la tentative d’assassinat du tsar par une célèbre photographe parisienne, en un mélange de jeu de dupes, de farce grotesque et de satire des penchants libidineux du monarque. Proche d’Hindemith par sa rythmique effrénée aux frontières de la dissonance, la musique se veut plus audacieuse que celle (plus mélodieuse) préférée pour Le Lac d’argent, en 1933 (voir la récente production flamande de cet ouvrage). Cette dernière collaboration entre Weill et Kaiser leur vaudra une mise à l’index définitive du régime nazi, en tant que « dégénérés ».

Ici, le regard humaniste de Kaiser se tourne vers la figure du tsar, dont le peu de tenue envers Angèle n’est que le reflet de la solitude imposée par son statut, lui qui « contrôle tout, sauf sa vie ». Malgré la musique pétillante et inspirée de Weill, la pochade reste assez convenue, même si la mise en scène pétillante de Keith Warner tente de lui donner une autre dimension par ses saynètes drolatiques d’assassinats de célébrités au cours de l’histoire, rapidement montrées au moyen d’un plateau tournant. La vaste scénographie en arc de cercle sert autant d’écrin majestueux au studio photographique (superbe galerie de portraits des grands de ce monde, actuels comme défunts), que de lieu inattendu pour circonscrire les rares interventions moqueuses du chœur.

Le plateau vocal réunit des chanteurs aguerris au parlé-chanté, faisant preuve de souplesse dans l’articulation rapide des phrasés et de puissance pour imprimer les caractères. En ce domaine, on retient la superlative Angèle d’Ambur Braid, aux aigus tranchants, là où son double négatif fait davantage valoir ses graves de velours. Le Tsar, incarné par Domen Krizaj, joue habilement sur le mélange de grandeur et de ridicule attendu, tandis que tous les seconds rôles séduisent par leur truculence, sans ostentation.

Après l’entracte, les délices du Zeitoper (opéra sur un sujet contemporain) font place à la poésie évocatrice du conte La Femme avisée (créé à Francfort en 1943). Plus directe, la musique de Carl Orff privilégie un mélange de fanfares d’inspiration foraine et populaire, volontiers grotesques et piquantes, avant de s’apaiser en dernière partie. L’orchestration allégée, comme les ruptures péremptoires, sont toujours au service des intentions dramatiques du livret, écrit par le compositeur. Si l’histoire met à nouveau au centre de l’attention la figure plus ou moins éclairée d’un monarque, Keith Warner choisit de ne pas lier les deux ouvrages outre mesure, en dehors de la présence de la Mort, tour à tour maître de cérémonie et figure de sinistre augure (à la manière du personnage du film Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman). Cette mise en scène, plus inventive qu’en première partie de soirée, multiplie les références discrètes à d’autres contes plus connus, dont Le Petit Chaperon rouge. La scène de la rencontre avec le Prince est particulièrement réussie, en jouant sur l’effet comique d’un monologue toujours plus long, repoussant la prise de parole de l’héroïne : celle‑ci apparaît alors sous les traits d’une marionnette qui prend vie peu à peu, comme un jouet du Prince, avant que la donne ne s’inverse malicieusement en fin d’ouvrage, une fois le récit initiatique achevé.

Le plateau vocal est renouvelé pour les premiers rôles, dont se détache Elizabeth Reiter (La femme avisée), à la présence magnétique. On aime aussi le bouleversant Paysan de Patrick Zielke, au débit impressionnant d’agilité, tandis que les trois clochards incarnés par Andrew Bidlack, Iain MacNeil et Dietrich Volle se distinguent par leur brio fantasque, rappelant à bien des égards les désopilants ministres du Turandot de Puccini. On mentionnera enfin la direction narrative de Yi‑Chen Lin, aussi à l’aise dans les deux ouvrages, grâce à son attention aux équilibres, comme aux nuances.

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