Après avoir révélé
« l’Aiglon » d’Honegger et Ibert, Jean-Yves Ossonce poursuit son
exploration des chefs-d’œuvre oubliés du
répertoire français. Sa « Bérénice » de Magnard, à la distribution
de haut vol, constitue une nouvelle réussite éclatante pour ce maestro
au flair certain.
Grosse affluence dimanche au Grand Théâtre de Tours pour la nouvelle production de Bérénice,
dernier des trois opéras composés par Albéric Magnard (1865-1914). On a
beau râler contre les insuffisances de nos grandes institutions
lyriques pour défendre un répertoire français étendu, jouant à peu de
choses près les mêmes succès acquis d’avance, ce début
d’année aura été un motif de grande satisfaction sur ce point.
Nous nous étions ainsi fait l’écho de l’opéra d’Ernest Chausson, le Roi Arthus,
donné à
l’Opéra du Rhin voilà quelques jours. Place cette fois à son jeune
contemporain Magnard, rare sur scène et dans une moindre mesure au
disque, pour lequel les Parisiens semblent
s’être déplacés en nombre (1).
Tout aussi méconnu que son aîné, également disparu trop tôt (2),
le compositeur français partage cet idéal élevé caractéristique des
tempéraments exigeants et sensibles. Mais,
contrairement à Chausson, Magnard n’a jamais goûté les mondanités
souvent nécessaires pour faire jouer ses œuvres largement, tandis que sa
mort tragique a toujours laisser planer le mystère de
quelques trésors à jamais perdus. Si quelques symphonies sont
encore jouées de nos jours, le « Bruckner français » n’a pas vraiment la
faveur des scènes lyriques, et ce, en raison de
livrets jugés statiques et ennuyeux.
L’influence de Wagner
Dépourvu d’action, le livret de Bérénice, écrit par le
compositeur lui-même, simplifie ainsi considérablement le drame de
Racine, ne retenant que trois vastes duos d’amour entre
la princesse de Judée et son cher Titus. La place toute relative
laissée aux rôles secondaires, comme le flot continu d’un orchestre
omniprésent, démontrent l’influence revendiquée de
Wagner. Mais Magnard sait imprimer sa marque, celle d’une musique
changeante et mouvante, nerveuse et imprévisible, installant d’emblée
une tension au moyen des pupitres de cordes qui se
répondent comme un quatuor. On retrouve aussi l’irrésistible
sentiment d’urgence propre aux accélérations rythmiques d’un Bruckner,
subrepticement interrompues pour mieux revenir ensuite. Une
musique aussi vibrante que passionnante.
Dès lors, aucun ennui ne vient marquer le récit des états d’âme
d’une Bérénice aux intentions si hautes, d’un Titus encore amoureux et
pourtant déjà si loin de celle qu’il aime. Cette raison
d’État que défend Titus, comme un lointain écho aux aspirations
d’un Magnard épris d’un art aussi pur qu’immatériel, répond à la
conviction sereine d’une Bérénice irréprochable devant
l’adversité. Si les quelques ajouts au drame de Racine (stérilité
et sacrifice de la chevelure) peuvent prêter à sourire, c’est surtout la
fin d’opéra qui faiblit quelque peu au plan musical,
se révélant d’une inspiration plus convenue par rapport aux
deux premiers actes.
Une tessiture impossible
Mais ne boudons pas notre plaisir. Avec deux grands artistes du
niveau de Catherine Hunold (Bérénice) et Jean‑Sébastien Bou (Titus),
impossible de passer à côté d’un tel
chef-d’œuvre. Et pourtant, incarner ce rôle de Titus, à la
tessiture impossible de « baryténor », relève d’une gageure qui tient de
l’exploit. Bou s’en sort admirablement, imprimant
son sens du phrasé héroïque, sa diction irréprochable et sa
présence sur scène. À peine lui reprochera-t-on quelques duretés
d’émission dans les rares passages où Magnard ose une veine plus
lyrique. Catherine Hunold s’empare, quant à elle, de son superbe
rôle avec une maestria peu commune. Tour à tour séduisante, fière ou
bafouée, elle fait preuve d’une aisance bluffante,
tant en matière interprétative que vocale. La soprano dramatique
est assurément l’une des grandes interprètes à suivre lors des
prochaines saisons.
Soutenus dans la fosse par un Jean-Yves Ossonce des grands jours,
les deux chanteurs bénéficient aussi de la scénographie élégante
imaginée par Alain Garichot. Le metteur en
scène suggère finement les temps antiques, installant au
premier acte un escalier et une unique colonne romaine d’un blanc
éclatant. Minimaliste, cette mise en scène est déclinée aux actes
suivants, en simplifiant là aussi les contours d’une salle de
trône ou d’un voilier. Jouant sur des éclairages discrets ou des
costumes tout aussi sobres, toute la majesté intime du drame est
ainsi rendue. Le public nombreux ne s’y trompe pas, réservant une
ovation à l’un des grands spectacles de la saison, dont on pourra
seulement regretter qu’il ne fasse pas l’objet d’une
captation discographique.
(1) Outre de nombreux critiques de presse, on notera la présence des musicologues Harry Halbreich et Simon‑Pierre Perret, remarquables coauteurs de l’ouvrage consacré à la vie et à l’œuvre d’Albéric Magnard (éditions Fayard, 2001).
(2) En 1914, Magnard périt dans les flammes de son manoir dont il défendait l’accès aux Allemands, incapable de se résoudre à la défaite française. De nombreuses partitions ne survécurent pas à cet incendie dévastateur.
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