mercredi 9 avril 2014

« Bérénice » d'Albéric Magnard - Opéra de Tours - 06/04/2014

Après avoir révélé « l’Aiglon » d’Honegger et Ibert, Jean-Yves Ossonce poursuit son exploration des chefs-d’œuvre oubliés du répertoire français. Sa « Bérénice » de Magnard, à la distribution de haut vol, constitue une nouvelle réussite éclatante pour ce maestro au flair certain.


Grosse affluence dimanche au Grand Théâtre de Tours pour la nouvelle production de Bérénice, dernier des trois opéras composés par Albéric Magnard (1865-1914). On a beau râler contre les insuffisances de nos grandes institutions lyriques pour défendre un répertoire français étendu, jouant à peu de choses près les mêmes succès acquis d’avance, ce début d’année aura été un motif de grande satisfaction sur ce point. Nous nous étions ainsi fait l’écho de l’opéra d’Ernest Chausson, le Roi Arthus, donné à l’Opéra du Rhin voilà quelques jours. Place cette fois à son jeune contemporain Magnard, rare sur scène et dans une moindre mesure au disque, pour lequel les Parisiens semblent s’être déplacés en nombre (1).
Tout aussi méconnu que son aîné, également disparu trop tôt (2), le compositeur français partage cet idéal élevé caractéristique des tempéraments exigeants et sensibles. Mais, contrairement à Chausson, Magnard n’a jamais goûté les mondanités souvent nécessaires pour faire jouer ses œuvres largement, tandis que sa mort tragique a toujours laisser planer le mystère de quelques trésors à jamais perdus. Si quelques symphonies sont encore jouées de nos jours, le « Bruckner français » n’a pas vraiment la faveur des scènes lyriques, et ce, en raison de livrets jugés statiques et ennuyeux.
L’influence de Wagner
Dépourvu d’action, le livret de Bérénice, écrit par le compositeur lui-même, simplifie ainsi considérablement le drame de Racine, ne retenant que trois vastes duos d’amour entre la princesse de Judée et son cher Titus. La place toute relative laissée aux rôles secondaires, comme le flot continu d’un orchestre omniprésent, démontrent l’influence revendiquée de Wagner. Mais Magnard sait imprimer sa marque, celle d’une musique changeante et mouvante, nerveuse et imprévisible, installant d’emblée une tension au moyen des pupitres de cordes qui se répondent comme un quatuor. On retrouve aussi l’irrésistible sentiment d’urgence propre aux accélérations rythmiques d’un Bruckner, subrepticement interrompues pour mieux revenir ensuite. Une musique aussi vibrante que passionnante.
Dès lors, aucun ennui ne vient marquer le récit des états d’âme d’une Bérénice aux intentions si hautes, d’un Titus encore amoureux et pourtant déjà si loin de celle qu’il aime. Cette raison d’État que défend Titus, comme un lointain écho aux aspirations d’un Magnard épris d’un art aussi pur qu’immatériel, répond à la conviction sereine d’une Bérénice irréprochable devant l’adversité. Si les quelques ajouts au drame de Racine (stérilité et sacrifice de la chevelure) peuvent prêter à sourire, c’est surtout la fin d’opéra qui faiblit quelque peu au plan musical, se révélant d’une inspiration plus convenue par rapport aux deux premiers actes.
Une tessiture impossible
Mais ne boudons pas notre plaisir. Avec deux grands artistes du niveau de Catherine Hunold (Bérénice) et Jean‑Sébastien Bou (Titus), impossible de passer à côté d’un tel chef-d’œuvre. Et pourtant, incarner ce rôle de Titus, à la tessiture impossible de « baryténor », relève d’une gageure qui tient de l’exploit. Bou s’en sort admirablement, imprimant son sens du phrasé héroïque, sa diction irréprochable et sa présence sur scène. À peine lui reprochera-t-on quelques duretés d’émission dans les rares passages où Magnard ose une veine plus lyrique. Catherine Hunold s’empare, quant à elle, de son superbe rôle avec une maestria peu commune. Tour à tour séduisante, fière ou bafouée, elle fait preuve d’une aisance bluffante, tant en matière interprétative que vocale. La soprano dramatique est assurément l’une des grandes interprètes à suivre lors des prochaines saisons.
Soutenus dans la fosse par un Jean-Yves Ossonce des grands jours, les deux chanteurs bénéficient aussi de la scénographie élégante imaginée par Alain Garichot. Le metteur en scène suggère finement les temps antiques, installant au premier acte un escalier et une unique colonne romaine d’un blanc éclatant. Minimaliste, cette mise en scène est déclinée aux actes suivants, en simplifiant là aussi les contours d’une salle de trône ou d’un voilier. Jouant sur des éclairages discrets ou des costumes tout aussi sobres, toute la majesté intime du drame est ainsi rendue. Le public nombreux ne s’y trompe pas, réservant une ovation à l’un des grands spectacles de la saison, dont on pourra seulement regretter qu’il ne fasse pas l’objet d’une captation discographique. 

(1) Outre de nombreux critiques de presse, on notera la présence des musicologues Harry Halbreich et Simon‑Pierre Perret, remarquables coauteurs de l’ouvrage consacré à la vie et à l’œuvre d’Albéric Magnard (éditions Fayard, 2001).
(2) En 1914, Magnard périt dans les flammes de son manoir dont il défendait l’accès aux Allemands, incapable de se résoudre à la défaite française. De nombreuses partitions ne survécurent pas à cet incendie dévastateur.

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