mardi 31 mars 2020

« Tarare » d’Antonio Salieri - Christophe Rousset - Disque Aparté


Si l’intérêt de Christophe Rousset pour la musique de Salieri remonte à 2005, avec la production de La grotta di Trofonio (1785) donnée à Lausanne et gravée au disque par Ambroisie, c’est surtout le projet d’enregistrer les trois ouvrages lyriques créés à Paris sous l’influence de Marie-Antoinette qui permet de donner un éclairage passionnant sur le legs de ce compositeur encore en grande partie méconnu. Le soutien de Gluck fut déterminant pour asseoir le tout premier succès parisien de Salieri avec Les Danaïdes (1784), avant qu’une autre tragédie lyrique ne déçoive les attentes par son sujet aride, Les Horaces (1786). Place cette fois à l’opéra en cinq actes Tarare (1787), déjà présenté en concert à Versailles puis Paris, qui fut l’un des plus ambitieux composés par Salieri et logiquement l’un des plus donnés de son temps, grâce à la traduction italienne en quatre actes réalisée par Lorenzo Da Ponte, sous le titre d’Axur, re d'Ormus (1788).

On comprend d’emblée cet enthousiasme, tant l’ouvrage brille de mille feux autour d’une variété d’atmosphères portée par une palette de couleurs en fines touches, autant qu’un rebond rythmique constant. Dès l’Ouverture dramatique, on pense bien entendu à l’influence de Gluck, tout autant que la déclamation éloquente de l’opéra français: le librettiste Beaumarchais fut en effet très attaché à défendre la primauté du texte, grâce à une attention à la prononciation. La présente version s’efforce, avec son plateau vocal de luxe pratiquement entièrement francophone, à réussir cette gageure, tout en étant aidée par la direction vive et légère de Rousset, très engagé tout du long. Le chef français parvient à donner une opportune continuité entre les courts récitatifs (où chaque détail de l’orchestration est mis en valeur) et les airs et ensembles, donnant beaucoup de vitalité à l’ensemble.

La grande force de ce disque est aussi de réunir les meilleurs chanteurs actuels dans ce répertoire, tous parfaitement investis dans le projet. Ainsi de la lumineuse Judith van Wanroij ou de l’incandescente Karine Deshayes, sans parler du timbre toujours aussi séduisant de Cyrille Dubois ou de l’art de la déclamation de Jean-Sébastien Bou. La distribution sait aussi soigner les seconds rôles avec les interprétations de caractère d’Enguerrand de Hys (irrésistible de drôlerie dans les accents donnés au populaire Calpigi) ou le superlatif Jérôme Boutillier, dont on ne cesse de vanter les mérites prestation après prestation. Outre une édition luxueuse, bénéficiant du livret complet et d’une large iconographie, on se félicitera de l’excellente prise de son qui rend justice à ce petit bijou. On se réjouit d’avance de retrouver Christophe Rousset au Festival de Beaune le 11 juillet prochain, afin de découvrir les charmes d’un nouvel ouvrage d’importance, l’Armida du même Salieri – tout premier succès obtenu à la cour d’Autriche en 1771, peu de temps avant la mort de son protecteur Florian Leopold Gassmann (1729-1774).

vendredi 27 mars 2020

« Egmont » de Beethoven et « Lenore » de Reicha - Gerd Albrecht - Frieder Bernius - Disque Orfeo


En cette année de célébration du deux cinquantième anniversaire de la naissance de Beethoven, voilà une bien belle idée que de le confronter à son parfait contemporain Antonín Reicha (1770-1836), et ce d’autant plus que sa cantate dramatique Lenore (1805) n’a pas à rougir de la comparaison face à la musique de scène d’Egmont (1810). En dehors de la célébrissime Ouverture de cette adaptation du chef-d’œuvre de Goethe, Beethoven montre une inspiration inégale, n’évitant pas quelques banalités et remplissages. La direction vigoureuse du regretté Gerd Albrecht (1935-2014) donne toutefois un bel élan à l’ensemble, tout en étant porté par une excellente Ruth Ziesak. Il est à noter qu’Eric-Emmanuel Schmitt a réalisé une nouvelle traduction du livret en revenant au texte de Goethe: cette adaptation donne une meilleure compréhension dramatique de l’ouvrage, comme ont pu le découvrir les spectateurs des deux concerts présentés à Bruxelles et Tours en début d’année.

C’est toutefois l’enregistrement de la cantate de Reicha qui fait toute la valeur de cette double réédition. Composée à Vienne en 1805, Lenore reçut en effet les éloges et le soutien de Beethoven pour faire connaître l’ouvrage. Les deux hommes s’étaient liés d’amitié à Bonn entre 1785 et 1792, avant de se retrouver à Vienne, au moment où Reicha prend des cours de composition avec Salieri et Albrechtsberger. On comprend l’intérêt de Beethoven pour ce petit bijou d’invention mélodique, où les variations de climats s’enchaînent en un rythme très fluide qui annonce Mendelssohn, avec des détails piquants aux flûtes, notamment dans les scansions. Ce goût de Reicha pour les bois fera ensuite sa célébrité lors de ses dernières années parisiennes, tout particulièrement dans sa musique de chambre. A la tête d’un ensemble tchèque très investi, Frieder Bernius fait valoir ses qualités habituelles d’élégance et de transparence, sans jamais se départir de l’architecture globale. Son sens de la respiration et de la construction dramatique valorise les passages les plus réussis, tels que l’introduction, lente et hypnotique, ou l’orage superbement orchestré – cette dernière pièce étant souvent extraite de l’ensemble, notamment par Laurence Equilbey en concert.

mardi 24 mars 2020

« Intégrale des six trios avec piano » de Mozart - Daniel Barenboim - Disque Deutsche Grammophon


Si l’on excepte le tout premier trio de 1776, la série des trios de Mozart a été composée entre 1786 et 1788, en pleine période de floraison pour ce genre dans les milieux bourgeois et aristocratiques, suite à l’avènement du pianoforte en remplacement du clavecin. Après un silence de plus de quinze ans dans ce domaine, Haydn n’échappe pas non plus à cette mode en produisant pas moins de treize trios entre 1784 et 1790, avant les derniers chefs-d’œuvre londoniens. Comme souvent lorsque l’on compare la musique de chambre de ces deux géants, celle de Mozart parait moins aventureuse, même si le Salzbourgeois s’astreint toujours à respecter la facture formelle des trois mouvements, contrairement à son aîné. A l’exception du trio de jeunesse et du tout dernier composé pour un public peu virtuose, les quatre autres doivent retenir notre attention par leur caractère différencié. Ainsi des Deuxième et Troisième Trios de 1786, où le piano domine tout du long, hormis un violoncelle plus présent dans le finale du Troisième.

Daniel Baremboim fait l’étalage de toute sa classe féline, nous faisant oublier l’utilisation contestable du piano par son toucher aussi véloce qu’aérien. Le velouté et les infimes nuances dans les phrasés, d’une lisibilité éloquente, rappellent les qualités déjà appréciées dans les deux intégrales des Concertos pour piano de Mozart gravées jadis (EMI, 1969, et Teldec, 1991). Ses deux partenaires se contentent quant à eux d’un rôle secondaire, surtout le violon peu imaginatif de Michael Barenboim, bien loin du niveau de son père. Les Quatrième et Cinquième Trios font valoir une inspiration davantage concertante, qui manque malheureusement de charpente et d’éclat dans cette version trop contemplative. Un disque surtout intéressant pour les premiers trios, où le piano toujours aussi délicat et poétique de Baremboim joue la séduction à plein.

lundi 23 mars 2020

« Messe solennelle » d’Hector Berlioz - Hervé Niquet - Disque Alpha


Principalement associé au répertoire baroque qu’il défend avec constance depuis la création du Concert Spirituel en 1987, Hervé Niquet n’en oublie pas de diversifier son intérêt vers le XIXe siècle, comme l’ont montré plusieurs disques très réussis consacrés à Gounod (Le Tribut de Zamora ou Cantates pour le Prix de Rome) et Cherubini (Requiem) notamment. Avec la Messe solennelle de 1824, place au natif de La Côte-Saint-André que l’on retrouve dans ses premiers pas de compositeur, après ses leçons avec Jean-François Lesueur (1760-1837) l’année précédente. Berlioz y laisse déjà entrevoir son génie, dépassant de loin son aîné par un tempérament et des audaces proches de son modèle Spontini, en avance sur son temps. Avant sa destruction, la Messe sera pillée par Berlioz lui-même afin d’abonder plusieurs compositions ultérieures. Seul un exemplaire retrouvé par hasard en 1991 permettra de prendre connaissance de ce petit bijou, largement diffusé grâce à l’enregistrement réalisé par rien moins que John Eliot Gardiner (Philips, 1994).

Il est heureux de pouvoir bénéficier aujourd’hui d’une nouvelle version, moins dramatique et virtuose que Gardiner, mais aussi moins brutale dans les mouvements verticaux. On y gagne en ferveur et en souplesse, même si la version initiale reste hors de portée du fait de son chœur superlatif. Les forces du Concert Spirituel se montrent toutefois à la hauteur, le tout dans une très belle prise de son avec une légère résonance. De quoi offrir une lecture complémentaire de très belle tenue aux côtés du chef britannique, toujours installé en tête de la discographie. On notera enfin un minutage global différent entre les deux disques, du fait de l’adjonction par Gardiner d’une version révisée du Resurrexit, en fin de programme.

dimanche 15 mars 2020

« Issé » d’André-Cardinal Destouches - Louis-Noël Bestion de Camboulas - Disque Ambronay Editions


Le claveciniste et chef français Louis-Noël Bestion de Camboulas (né en 1989) poursuit avec bonheur son exploration du répertoire lyrique d’André-Cardinal Destouches (1672-1749), l’un des grands prédécesseurs de Rameau. Si le précédent disque, composé avec Delalande (Les Eléments), nous avait déjà beaucoup séduit, celui-ci va plus loin encore du fait de la réunion d’un plateau vocal proche de l’idéal, de la toujours aussi impressionnante de velouté et de naturel Judith van Wanroij au superlatif Mathias Vidal – dont on ne cesse de vanter les qualités de clarté et de diction dans ce répertoire, disque après disque. On retrouve les mêmes qualités chez Matthieu Lécroart, par ailleurs doté de superbes graves, tandis que les autres interprètes assurent bien leur partie. On se réjouira tout autant de la direction enjouée et alerte de Bestion de Camboulas, qui donne beaucoup de vigueur à l’ensemble, en des enchaînements très vifs, tout en offrant quelques infimes nuances dans les phrasés.

Outre un chœur superlatif, on ne peut que se délecter de la prise de son très détaillée, qui met en valeur toutes les couleurs requises. Donnée en premier enregistrement mondial, cette pastorale héroïque initialement composée en 1697 est proposée dans sa version en cinq actes de 1708, remaniée en 1724. C’est là un coup de maître pour un compositeur de seulement 25 ans, qui n’a commencé son apprentissage que trois ans auparavant avec son «mentor» Campra: peut-être ce dernier a-t-il davantage aidé son jeune protégé qu’on a bien voulu le dire, à l’instar de ce que fera Gluck pour lancer la carrière parisienne de Salieri en 1784 avec   Les Danaïdes (voir le livre-disque de Christophe Rousset, édité en 2015)? Quoi qu’il en soit, on a là un maillon essentiel qui annonce Rameau par la variété et l’éclat de l’inspiration mélodique – à découvrir dans les toujours aussi élégantes et soignées pochettes cartonnées des Editions Ambronay (et ce malgré la disparation de la traduction en allemand dans la notice).

mardi 10 mars 2020

« Les Huguenots » de Giacomo Meyerbeer - David Alden - Deutsche Oper à Berlin - 08/03/2020

Inauguré en 2014 pour fêter le cent cinquantième anniversaire de la disparition de Giacomo Meyerbeer (1791-1864), le cycle proposé par le Deutsche Oper de Berlin est repris cette année autour de plusieurs chefs-d’œuvre du maître berlinois, dont Les Huguenots (1836). Créée in loco en 2016, la production de David Alden n’est malheureusement pas son travail le plus abouti, tant l’illustration visuelle classieuse surclasse le fond – totalement incompréhensible dans sa transposition au temps de la IIIe République, y compris pour les bons connaisseurs de l’ouvrage. Le metteur en scène américain ne cherche en rien à démêler les ressorts politiques du grand opéra, préférant brouiller les pistes avec des costumes d’époques différentes (sans doute pour signifier le caractère intemporel de l’histoire), tout en minorant les frontières entre protestants et catholiques. Il en ressort des scènes étranges et cafouilleuses, notamment lorsque les deux camps sont réunis pour prier au début du III, contre toute attente. Si le parti pris de montrer une élite catholique décadente aux I et II peut se justifier par la mise en valeur des éléments comiques, Alden réduit par trop le livret aux seuls tourments individuels, faisant fit du massacre à venir. Les élégants chevaux blancs, plusieurs fois ressortis, ne semblent avoir aucun ressort dans l’action dramatique en dehors de leur beauté plastique, de même que ces inexplicables ninjas au III. Après les ratages récents à Paris et Genève, on ressort de ce spectacle avec le sentiment qu’il est bien difficile de réussir Les Huguenots, à Berlin comme ailleurs.

Fort heureusement, le plateau vocal, renouvelé par rapport à 2016, apporte plusieurs satisfactions, au premier rang desquelles le très investi Raoul d’Anton Rositskiy: son aigu rayonnant compense une voix que l’on pourrait aimer plus large sur le reste de la tessiture, sans parler de son interprétation déchirante, tout particulièrement dans le duo (sommet de la partition) avec Valentine au IV. Dans ce rôle, Olesya Golovneva s’impose par sa technique parfaite et son tempérament, brûlant les planches et recueillant logiquement une belle ovation. Liv Redpath n’est pas en reste avec un matériau plus opulent et opératique, très à l’aise dans les vocalises, tandis qu’Irene Roberts séduit tout autant dans le délicieux rôle d’Urbain, par sa rondeur et sa puissance maitrisée. Très applaudi, le Marcel d’Ante Jerkunica est plus problématique, tant son émission engorgée entache le style: l’impact vocal et la présence physique compensent quelque peu ces imperfections. Outre le superlatif Saint-Bris de Derek Welton, on se félicitera des chœurs locaux très engagés, de même que de la direction franche d’Alexander Vedernikov qui donne beaucoup de relief et de tension au drame. De quoi compenser les déceptions relatives à la mise en scène incohérente d’Alden.

lundi 9 mars 2020

« Anatevka » de Jerry Bock - Barrie Kosky - Opéra Comique de Berlin - 07/03/2020


On ne saurait trop conseiller de courir voir ou revoir cette reprise de l’un des plus beaux spectacles mis en scène par Barrie Kosky, créé au Komische Oper de Berlin en 2017 pour fêter les 70 ans de l’institution. Si quelques chanceux ont pu découvrir cette production dans sa version française l’an passé à Strasbourg, on rappellera que le Komische Oper propose les surtitres dans notre langue, sur chaque siège devant soi: de quoi se délecter de l’humour constamment à l’œuvre dans la comédie musicale Un Violon sur le toit (1964) de Jerry Bock – un des plus grands succès de toute l’histoire de Broadway avec plus de 3000 représentations sans interruption, ici donné dans sa version allemande appelée Anatevka, du nom du village ukrainien où se déroule l’action.

On ressort ému du parcours tragi-comique de Tevye, une sorte de Job continuellement mis à l’épreuve de sa foi par ses filles, toutes occupées à aimer un promis inattendu, sur fond de récit social tendre et désopilant d’une petite communauté juive d’Europe centrale. La qualité des dialogues aux nombreuses réparties comiques donne un rythme trépidant, tout en annonçant, par son discours militant pour les libertés individuelles, les bouleversements sociaux de la fin des années 1960. Pour autant, au-delà de la mise en cause des traditions comme vecteur d’immobilisme, l’histoire rattrape vite nos protagonistes, une nouvelle fois contraint au sempiternel exil de leur peuple à travers le monde. Dans ce contexte, la musique de Jerry Bock (1928-2010) touche au cœur plusieurs fois par la variété de son inspiration, de la rythmique entêtante des fanfares mêlées d’accents forains aux emprunts folkloriques qui font la part belle à l’accordéon et à la clarinette.


Barrie Kosky s’empare d’emblée de l’issue tragique en figurant un monumental décor constitué de meubles de toutes sortes, annonciateur du «grand dérangement» – comme les Français de la Nouvelle-France ont appelé leur exil forcé dans la province de Québec. Il est également possible que Kosky ait ainsi voulu suggérer l’exiguïté des quartiers juifs de l’époque, en un joyeux désordre qui fait ressortir l’humanité de cette communauté chaleureuse, jusque dans ses défauts les plus savoureux. Ce décor astucieux permet aussi aux personnages d’entrer et sortir de la scène avec malice, sans jamais se départir de leur entrain populaire, franc et joyeux. Comme souvent, Kosky prend un soin particulier à éviter toute caricature (notamment le personnage plus humain qu’il n’y paraît de Golde, la femme de Tevye), en brossant finement le caractère de chacun par d’infinis détails, de la voisine commère qui boite et mange sans cesse, au rabbin gâteux et maladroit: tout en restituant admirablement la tendresse qui lie cette communauté qui ne se connaît que trop bien, Kosky n’en oublie pas de figer l’action plusieurs fois pour mettre en relief les interrogations existentielles de Tevye, personnage touchant de bout en bout jusque dans ses doutes et fragilités.

Comédie musicale oblige, la sonorisation est de mise, jusque dans les dialogues parlés. On s’habitue toutefois assez vite à cet apport un rien trop audible au Komische Oper, du fait de la belle énergie de troupe déployée par le plateau vocal réuni. Dans cette optique, les saluts en fin de représentation évitent de donner la part belle à tel ou tel – même si le public parvient à réserver un bel accueil à l’humanité déchirante de Max Hopp (Tevye), si juste tout au long de la soirée. Dagmar Manzel (Golde) ne lui cède en rien dans la subtilité de son incarnation, entre débit cassant rapidissime et émotion sous-jacente, même si elle déçoit au niveau vocal par un aigu peu en place. Tous les autres rôles montrent un niveau superlatif, au premier rang desquels la truculente Yente de Barbara Spitz. Le tout est parfaitement dirigé par un Koen Schoots attentif à la rythmique et aux couleurs, indispensable à la réussite de cette très belle soirée, logiquement conclue par une standing ovation.

samedi 7 mars 2020

« A Village Romeo and Juliet » de Frederick Delius - Eva-Maria Höckmayr - Opéra de Francfort - 06/03/2020


Créé en 1907 à Berlin, le quatrième et plus connu des ouvrages lyriques du Britannique Frederick Delius (1862-1934), Roméo et Juliette au village, est repris cette année à Francfort dans l’excellente production présentée ici-même en 2014. La capitale de la Hesse honore ainsi un compositeur d’ascendance hollandaise et allemande (ses parents le nommèrent Fritz jusqu’à ses quatre ans), qui fit ses études musicales à Leipzig avec Reinecke notamment. Hormis le Festival de Wexford (Irlande), on doit aux maisons germaniques (Bielefeld, Karlsruhe et donc Francfort) de célébrer Delius sur scène depuis 2012, là où la France ignore un compositeur qui a pourtant vécu les trente dernières années de sa vie à Grez-sur-Loing, près de Fontainebleau. On notera toutefois que Piotr Kaminski compte Roméo et Juliette au village parmi ses mille et un opéras de référence (Fayard, 2003).

Si le statisme de l’action explique que cet ouvrage est souvent donné en version de concert, ses qualités musicales en font un incontestable chef-d’œuvre, sans doute davantage apprécié par les amateurs d’orchestre que d’art lyrique: c’est en effet davantage à une symphonie avec voix que l’on assiste, tant l’orchestre de Delius prend une place décisive tout du long – comme un véritable personnage. A cet égard, il eût été sans doute opportun de réaliser une suite orchestrale pour ne pas seulement se contenter de l’unique extrait parfois entendu en concert, la splendide Marche vers le jardin du paradis. Quoi qu’il en soit, l’une des grandes satisfactions de la soirée vient de l’attention portée par la mise en scène à l’émotion sous-jacente, marquée par des phrasés sinueux aux mélodies fuyantes au début – en forme de palette subtile souvent qualifiée d’impressionniste ou de pointilliste. Le langage de Delius se fait ensuite plus franc, en une expression parfois proche de l’éclat straussien, tout en réservant des passages de toute beauté dans la fusion des timbres délicats aux bois. Le travail sur les voix, plus austère en comparaison, trouve un accomplissement proche du lyrisme puccinien dans la dernière partie tragique de l’ouvrage.

On ne remerciera jamais assez l’Opéra de Francfort de proposer sans entracte la découverte de ce chef-d’œuvre, permettant une concentration opportune sur les méandres de ce drame philosophique, autant qu’une pénétration envoutante dans les délices de raffinement de la musique. Promu directeur musical à Heidelberg en 2015, dans la foulée de son prix reçu au concours Solti, le Bavarois Elias Grandy (39 ans) n’est pas pour rien dans cette réussite, autour d’une battue radieuse et respectueuse de chaque climat – portant une attention notable à la souplesse des pulsations rythmiques et à l’élan narratif, jusqu’aux moindres subtilités de fins de phrasé. La musique semble ainsi couler de source, avec des transitions très soignées: du grand art applaudi par un public enthousiaste en fin de représentation.


Sur scène, la distribution réunie se montre à la hauteur, hormis les fatigués Dietrich Volle et Magnús Baldvinsson, dans leurs courts rôles respectifs en début d’ouvrage. Si Johannes Martin Kränzle montre un beau tempérament, la lumière vient avec l’entrée en scène des petites voix gracieuses des deux tourtereaux, Jonathan Abernethy (Sali) et Simone Osborne (Vreli), superbes de vérité dramatique.
 
La mise en scène d’Eva-Maria Höckmayr séduit tout du long en enrichissant le livret des délires fantasmagoriques des deux héros, entre passé et présent, tandis que l’utilisation de trois plateaux tournants permet de revisiter les décors en un ballet virtuose particulièrement fascinant dans son chatoiement quasi perpétuel, en lien avec la musique. Les deux personnages principaux se voient dans le même temps interprétés par des comédiens en miroir, en un décor identique en blanc, à l’opposé de leur intérieur crasseux: on imagine ainsi les amoureux comme condamnés à revivre éternellement leur histoire, une fois leur suicide accompli. A l’instar des nombreuses visions oniriques et poétiques dévoilées en des saynètes fugitives, la scène des doubles se déshabillant comme Adam et Eve est une belle trouvaille, tant elle annonce le sacrifice mystique des amoureux, révélateur de leur incapacité à choisir entre la vie rangée au village ou l’errance dans le monde (avec le Violoniste noir, logiquement vu ici comme une sorte de Monsieur Loyal qui tire les ficelles de l’action en coulisse).

On l’aura compris, cette mise en scène riche en suggestions symboliques se prête admirablement au flot changeant de l’inspiration musicale de Delius, maître des variations subtiles de climats. On espère désormais que d’autres théâtres sauront s’intéresser à sa musique, tout particulièrement la monumentale pièce chorale A Mass of Life (1908), inspirée d’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche.

vendredi 6 mars 2020

« Manon » de Jules Massenet - Vincent Huguet - Opéra Bastille à Paris - 04/03/2020


Le ratage de la précédente production de Manon, imaginée par Coline Serreau en 2012 aura peut-être préjugé du choix plus consensuel de Vincent Huguet (né en 1976), ancien assistant de Patrice Chéreau (1944-2013) lors de ces derniers spectacles. On retrouve précisément l’univers visuel de la dernière pièce mise en scène par le Français en 2010, avec Rêve d’automne de Jon Fosse: si le Louvre est cette fois-ci remplacé par le Conseil économique et social et son monumentalisme Art déco, les protagonistes continuent d’évoluer au milieu des œuvres d’art. Huguet cherche ainsi à distinguer plus encore Des Grieux et Manon, en une opposition symbolique entre la culture et les désirs plus superficiels de Manon – le tout autour d’une transposition dans les années 1920 qui replace l’action dans une temporalité fiévreuse en forme de saga temporelle au long cours. Dans ce cadre, la fin des Années folles permet de donner davantage de relief à l’ouvrage, lorsque les deux amoureux se retrouvent en un temps politique perturbé.

Si ce travail montre parfois quelques limites dans une direction d’acteur qui hésite entre réalisme et esthétisme, n’évitant pas quelques caricatures et répétitions dans le jeu individuel, l’ensemble reste plaisant et bien mené, en un style élégant situé entre le travail de Vincent Boussard et celui d’Ivan Alexandre. C’est particulièrement notable dans la scène de bal, où l’éclat des costumes monochromes se voit applaudir par une assistance ravie, tandis que la scène de cabaret clandestin interlope touche juste par ses détails piquants aux Années folles – tout particulièrement les allusions saphiques prêtées à Manon, aux faux airs de Joséphine Baker.


Pretty Yende s’empare du rôle-titre avec une assurance toute frivole au début, en lien avec les intentions de la mise en scène, avant de gagner en majesté ensuite: le velouté radieux de l’émission, comme la grâce touchante des pianissimi font souvent oublier une voix qui manque de volume dans le medium et les ensembles (au IV et V notamment). A ses côtés, Benjamin Bernheim reçoit une ovation méritée en fin de représentation, même si le trac en début de soirée voile légèrement son timbre dans l’aigu. Une fois ces difficultés passées, on ne peut que se délecter de la qualité de la diction et la vaillance des phrasés. Il lui reste encore toutefois à donner davantage de vérité dramatique à son incarnation pour approcher Roberto Alagna, inoubliable dans ce rôle ici-même en 2004, avec le regretté Michel Sénéchal en Morfontaine. Grimé en académicien suffisant, Rodolphe Briand reprend avec un bel aplomb théâtral ce rôle, dont il se souvient qu’il doit beaucoup à l’opéra-comique français. Ludovic Tézier s’impose également en Lescaut, toujours aussi solide d’aisance naturelle, tandis que Roberto Tagliavini séduit plus encore en comte Des Grieux, par une prestance plus affirmée, le tout en un chant bien projeté.

Autour de ce plateau vocal de qualité, la grande satisfaction de la soirée vient de la fosse, où Dan Ettinger (né en 1971) fait briller l’Orchestre de l’Opéra national de Paris de mille feux: cela lui vaut d’obtenir une rare standing ovation de la part des musiciens à l’issue du spectacle, manifestement séduits par sa direction inventive, qui fait la part belle aux contrastes dynamiques et aux nuances.

mercredi 4 mars 2020

« La Dame de Pique » de Piotr Ilyitch Tchaïkovski - Opéra de Nice - 28/02/2020


On doit à la Région Sud (le nom «commercial» de la région PACA) l’initiative d’une grande coproduction entre les quatre principales institutions lyriques (Nice, Toulon, Marseille et Avignon) du sud-est de la France: La Dame de Pique (1890) de Tchaïkovski y sera ainsi présentée jusqu’en octobre dans chacune de ces villes, avec le même plateau vocal et la mise en scène d’Olivier Py – natif de Grasse. On notera qu’une «petite forme» a déjà été présentée à Toulon l’an passé avec Pomme d’Api de Jacques Offenbach et Le Singe d’une nuit d’été de Gaston Serpette – un spectacle soutenu par le même intérêt commun et qui tournera lui aussi dans la région, jusqu’en mai prochain. En attendant, il faut se précipiter pour découvrir ou redécouvrir l’avant-dernier ouvrage lyrique de Tchaïkovski à l’Opéra de Nice – une institution qui continue ainsi de promouvoir l’art du grand maître russe, se souvenant d’avoir jadis accueilli la création française de son autre chef-d’œuvre, Eugène Onéguine.

Les inquiétudes liées à la progression du coronavirus dans l’Italie voisine n’auront pas découragé les spectateurs à venir en nombre dans le superbe théâtre rebâti en 1885 sur le modèle de la Scala de Milan: l’atmosphère électrique est palpable, culminant à l’entracte lorsque plusieurs spectateurs manifestent leur mécontentement vis-à-vis de la mise en scène volontiers provocatrice d’Olivier Py. Rien de bien méchant pourtant, tant le trublion français essaie d’étoffer le livret par une mise en miroir logique et cohérente avec la vie de Tchaïkovski – une idée déjà représentée ailleurs, par Stefan Herheim notamment, à Amsterdam et Londres. La scénographie très sombre de Pierre-André Weitz, véritable œuvre d’art à elle toute seule, donne un écrin splendide aux tourments d’Hermann, entre hallucinations et délires: les errances d’un jeune homme dévêtu à ses côtés (magnifiquement interprétées par la grâce féline du danseur Jackson Carroll) donnent à voir toute la frustration de son désir refoulé, tandis que la Comtesse et Lisa apparaissent en hauteur, comme d’inaccessibles et improbables fantasmes de vie rangée. L’échec du mariage de Tchaïkovski, la rupture avec sa protectrice Nadejda von Meck ou les tentatives de suicide sont évidemment au cœur de ces visions cauchemardesques et souvent énigmatiques. Pour autant, Py n’en oublie pas quelques facéties lorsqu’il s’amuse à croquer Catherine II sous les traits d’un travesti nymphomane (en lien avec son appétit bien connu pour la chose masculine), tout en enrichissant l’action de péripéties truculentes, tel que le feu d’artifice passé de main en main avant de retomber comme un soufflet. Seule la transposition au temps de la Russie soviétique déçoit quelque peu par son manque de pertinence, en dehors des aspects visuels marqués par une photographie noir et blanc de toute beauté.

Au-delà de cette belle réussite plastique, toujours animé par la direction d’acteur très vivante de Py, le plateau vocal réuni – en grande partie russophone – donne beaucoup de satisfactions, y compris pour les seconds rôles, très bien distribués. On doit à Oleg Dolgov une incarnation intense dans son rôle d’Hermann, décisive tout au long de la soirée, et ce malgré un timbre parfois un rien voilé. A ses côtés, Marie-Ange Todorovitch compose une superlative Comtesse, dramatiquement investie et superbe de couleurs vocales parfaitement projetées. Malgré un aigu parfois peu en place dans les accélérations, Elena Bezgodkova (Lisa) s’impose par ses graves splendides, mais c’est peut-être plus encore Eva Zaïcik qui charme par son chant vibrant et précis. On mentionnera enfin le parfait Serban Vasile, qui donne beaucoup de style à son Prince Eletski, tandis qu’Alexander Kasyanov assure l’essentiel, même si on pourra être déçu par une interprétation un peu raide et des graves qui manquent de noirceur.

Si les chœurs réunis pour l’occasion n’évitent pas quelques décalages dans les passages ardus, c’est surtout l’admirable direction de Győrgy Győriványi Ráth, directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Nice depuis 2017, qui séduit par son attention aux nuances et sa clarté toute française – que l’on pourra toutefois trouver un rien extérieur au tourbillon émotionnel du maître russe. On retrouvera le chef hongrois les 3 et 4 avril prochains dans l’éclat du Premier Concerto pour piano de Tchaïkovski, associé à la Première Symphonie d’Ernő Dohnányi (1877-1960) – un compatriote défendu avec constance par Ráth depuis plusieurs années.