mercredi 24 mai 2023

« Henry VIII » de Camille Saint-Saëns - Théâtre royal de La Monnaie à Bruxelles - 21/05/2023

Au sommet de son art, Olivier Py fait un retour réussi à la Monnaie de Bruxelles, en démontrant une fois encore toutes ses affinités avec le Grand opéra à la française : plus cruel que jamais, son Henry VIII multiplie les audaces volontairement anachroniques avec une imagination sans limite, au service d’un drame flamboyant.

Prévu pour honorer le 200e anniversaire de la mort de Saint-Saëns voilà deux ans, repoussé par la pandémie, le sixième spectacle d’Olivier Py à la Monnaie est enfin présenté sur scène : disons-le tout net, on tient là un choc. Le choix de la version intégrale d’Henry VIII se révèle décisif, tant il renforce le rôle dramatique du légat du Pape, mettant en avant l’importance historique du schisme anglais contre Rome. Les allers-retours entre les temps cruels d’Henry VIII et ceux plus policés de la fin du XIXe siècle multiplient les perspectives pour enrichir l’histoire : de quoi mettre en miroir la difficulté de divorcer, à plusieurs siècles d’écart, et plus largement de s’affranchir de la morale chrétienne.

Le spectacle ressert peu à peu son étau, en même temps que la prise de conscience de la toute puissance d’Henry VIII sur son entourage : l’éclatant ballet à la fin du II, transféré sur l’esplanade de la Monnaie pendant l’entracte, donne à voir les joutes amoureuses et la victoire violente du Roi contre le Pape. On retrouve ces mêmes scènes d’humiliation pendant l’annulation du mariage au III, où les visions hallucinées de l’épouse répudiée constituent des images fortes. 

Les interventions des danseurs prennent davantage d’ampleur dès que le drame se tend, dépassant les tableaux vivants pour roder de plus en plus autour des protagonistes, à l’instar du double négatif du Roi, sorte de bourreau des basses œuvres. Comme à son habitude, Pierre-André Weitz plonge les interprètes dans les noirs saisissants de sa scénographie splendide, déplaçant les modules de décors à vue en un ballet hypnotique et intriguant, autour de références à Palladio et au Tintoret.

Le plateau réuni se montre d’une belle tenue, sans parvenir au même niveau d’intensité. Ainsi du pénétrant Henry VIII de Lionel Lhote, qui parvient à faire oublier un vibrato trop prononcé par une composition d’une grande vérité dramatique, entre leçon de style et attention aux nuances. On aime la prestation hallucinée de Marie-Adeline Henry en Catherine d’Aragon, qui fait oublier quelques duretés dans les passages de registre (notamment dans le suraigu) par ses qualités interprétatives, parfaitement projetées. 

Plus en retrait du fait d’un timbre terne et peu audible dans les ensembles, Nora Gubisch assure l’essentiel par ses phrasés naturels et sa justesse de ton, tandis qu’Ed Lyon compose un pâle Don Gomez, faute d’une émission plus stable. On lui préfère Vincent Le Texier et ses phrasés d’une noblesse d’âme éloquente, malgré un timbre qui manque de couleurs.

Le drame est porté par le souffle ardent d’Alain Altinoglu, qu’on a rarement entendu aussi libéré dans ses phrasés, portant l’inspiration classique de Saint-Saëns (mâtinée de l’influence du Wagner des Maitres Chanteurs dans les parties strictement orchestrales) de son esprit et de sa grâce subtiles. Entre allègement des textures et engagement des instrumentistes, la pâte de l’orchestre n’est pas pour rien dans le triomphe recueilli au moment des saluts.


dimanche 21 mai 2023

« Les Lombards à la première croisade » de Verdi - Opéra royal de Wallonie à Liège - 19/05/2023

Après Alzira (1845) en fin d’année dernière, l’Opéra de Liège s’offre une autre rareté verdienne avec Les Lombards à la première croisade (1843) : une double audace à souligner en ces temps de restrictions budgétaires, qui ne favorisent pas l’originalité en matière d’exploration du répertoire lyrique. Contrairement à Nabucco, premier chef-d’oeuvre de Verdi créé l’année précédente, les Lombards souffrent d’un livret impossible, qui cherche à embrasser une histoire trop vaste, aux nombreux personnages

Outre de fréquentes ellipses, le récit souffre d’une action souvent inexistante et, paradoxalement, d’une accélération subite des événements. Cet écueil est perceptible immédiatement après le choeur initial, où un ensemble haut en couleurs ne parvient pas au degré d’émotion souhaité, faute d’une présentation des liens entre les différents personnages, nécessaire à la compréhension des enjeux dramatiques. Bien qu’inégale, l’inspiration du compositeur se nourrit des interventions variées du choeur (admirable Choeur de l’Opéra royal de Wallonie-Liège, toujours très investi), qui constitue un des atouts emblématiques de l’ouvrage, à même d’expliquer sa popularité parmi les raretés verdiennes.  

Pour ses débuts à l’Opéra de Liège, Sarah Schinasi joue la carte de la sobriété et de la séduction visuelle, en misant sur l’exploration géométrique des volumes d’une scénographie d’un blanc immaculé : les panneaux se ferment et s’ouvrent, tandis que les modules glissent sur scène en une harmonie doucereuse, en un climat d’abstraction d’inspiration fantastique. On se laisse bercer par cette scénographie stylisée de toute beauté, en contraste avec les costumes intemporels et fastueux, même si l’ensemble ne cherche jamais à donner davantage de sens au livret. C’est la limite de ce travail probe mais peu imaginatif, à l’instar de la direction d’acteur d’une raideur assumée tout du long, faisant souvent chanter ses interprètes en bord de scène. On gagne ainsi en confort sonore ce que l’on perd en vitalité dramatique, tout en ressortant du spectacle avec la désagréable impression d’avoir assisté à une mise en scène interchangeable, peu adaptée au drame de Verdi. 

Face à ce minimalisme, le plateau vocal donne plusieurs motifs de satisfaction, sans tutoyer les sommets. Salome Jicia (Giselda) s’impose par ses qualités de tragédienne : autant sa sensibilité que son attention au texte font de chacune de ses interventions des moments de grande intensité, aussi bien dans l’intimité des piani que la puissance du suraigu (et ce malgré un recours trop fréquent au vibrato en ce dernier cas). Plus problématique est le cas de son compatriote géorgien Goderdzi Janelidze (Pagano), timbre superbe dans les graves et projection à la résonance profonde et intense. Des qualités qui ne peuvent toutefois faire oublier ses problèmes d’intonation, occasionnant plusieurs faussetés (au I surtout), du fait d’une technique peu affirmée en matière de souplesse et d’agilité dans les transitions entre les registres.

Rien de tel, une fois encore, pour le toujours impeccable Ramón Vargas (Oronte), qui irradie ses phrasés de son émission naturelle et aérienne. On aimerait toutefois une attention plus poussée au sens, ce qui est surtout perceptible lors de son premier air, peu en phase avec la battue plus mesurée du chef. A ses côtés, Matteo Roma (Arvino) fait valoir un timbre toujours aussi superbe, aux couleurs mordorées, mais dont la projection modeste s’avère insuffisante pour son rôle, particulièrement face à ses partenaires dans les ensembles. Hormis l’Acciano un peu tendre de Roger Joakim, tous les seconds rôles emportent l’adhésion. 

Le grand atout de la soirée est la direction de Daniel Oren, qui démontre une fois encore toutes ses affinités avec ce répertoire (en habitué, notamment, du festival de Vérone) : conteur attentif des moindres inflexions musicales, Oren porte ses troupes d’un geste puissamment architecturé, volontiers viril et tranchant dans les parties verticales et solennelles, tout en osant davantage de sensibilité dans les passages plus mesurés, à la respiration plus déliée. Plus gênant, le chef israélien se laisse plusieurs fois emporter par son enthousiasme volcanique en laissant échapper de sonores râles et premières répliques pour aider ses solistes dans les attaques, donnant souvent l’impression aux spectateurs des premiers rangs d’assister à une vibrante répétition. 

Alors qu’une autre baguette bouillonnante, celle de Speranza Scappucci, viendra enflammer le dernier spectacle de la saison consacré aux Dialogues des Carmélites de Poulenc, en juin prochain, les regards se tournent déjà vers la programmation 2023-2024, qui vient tout juste d’être dévoilée. Une saison très équilibrée entre répertoire italien et français (dont Les Contes d’Hoffmann revisités par le génial plasticien Stefano Poda), qui sait aussi s’ouvrir aux enchantements slaves de Rusalka de Dvorak, principalement inspirés du conte La Petite sirène : n’attendez pas pour réserver votre abonnement dès maintenant !

dimanche 14 mai 2023

« Manru » d'Ignacy Paderewski - Opéra national de Lorraine à Nancy - 12/05/2023

Jamais monté en France, l'unique opéra de Paderewski investit Nancy en version allemande, comme à la création à Dresde de 1901. Tout droit venue de Halle où elle a reçu un accueil élogieux, la production de Katharina Kastening plonge dans les violences interraciales avec une actualité troublante, sur fond de tensions amoureuses entre locaux et tsiganes.

On ne peut imaginer destin plus fascinant que celui d'Ignacy Paderewski, qui embrassa très tôt une carrière de virtuose du piano avec un succès considérable, tout en s'essayant à la composition pour son instrument fétiche – si l'on excepte Manru ou sa Symphonie Polonia. Le premier conflit mondial lui permit de mettre sa notoriété au service du rétablissement d'un État polonais, jusque-là écartelé entre plusieurs nations depuis la fin du XVIIIe siècle. L'infatigable défenseur de la cause nationale, ce qui lui valut notamment le poste de Premier ministre, délaissa la composition après 1914.

Sa musique se rattache à la tradition romantique allemande, avec une dette importante à Wagner. Si le sujet vériste de l’ouvrage peut le rapprocher du Tiefland d'Eugen d'Albert, il fait davantage appel aux cordes, volontiers arides au I. Le livret reste poussif du fait du peu d'action, sans parler des incohérences dramatiques – Urok, amoureux de l'héroïne, lui prépare un filtre pour qu'elle puisse en aimer un autre ! Les scènes de ballet et les interventions populaires du chœur viennent conclure le I avec emphase, de même que la coloration folklorique plus évocatrice au III, dès l’enchanteur prélude : le lyrisme tsigane est ainsi évoqué par un lumineux cymbalum, sans parler d’un violon solo aux accents sirupeux.

La direction un rien trop prudente de Marta Gardolińska dans les passages apaisés, se régale des parties plus enlevées, en faisant ressortir des couleurs bienvenues. L’ensemble garde une bonne tenue tout du long, à force d’attention aux équilibres, sans jamais couvrir le plateau. Ce dernier constitue le grand atout de la soirée, en faisant appel à des chanteurs engagés : ainsi de la pénétrante Ulana de Gemma Summerfield, qui parvient à éviter tout monolithisme par un art des phrasés expressif à force d’attention au texte, se jouant des difficultés dans tous les registres, en puissance comme dans les piani.

On aime aussi le Manru de Thomas Blondelle, qui malgré un troisième registre parfois limite (et occasionnant un vibrato prononcé), compose un personnage torturé et ardent, d’une vitalité solaire. Hormis un timbre terne, Gyula Nagy (Urok) assure l’essentiel par sa solidité de ligne et son émission bien articulée, mais c’est peut-être plus encore Janis Kelly qui s’impose en Hedwig à force de tempérament et de noirceur. Très sollicité en dernière partie, le chœur de l’Opéra de Lorraine souffre un peu des aigus stridents des sopranos, de même que le chœur d’enfants, un peu chiche en effectif.

La transposition contemporaine de Katharina Kastening joue la carte de la sobriété, en opposant les deux camps au niveau des costumes, insistant au II sur la mise à l’index sociale du couple, avant de trouver davantage de puissance évocatrice au III dans les scènes de groupe. Un travail rigoureux, bien soutenu par la variété des éclairages, qui donne ses lettres de noblesse à l’ouvrage, sans effets de manche. 

mercredi 10 mai 2023

« La Bohème » de Giacomo Puccini - Claus Guth - Opéra Bastille à Paris - 08/05/2023

La Bohème dans l’espace ? C’est l’idée pour la moins déconcertante qu’a eu Claus Guth, voilà six ans, pour renouveler l’intérêt autour de La Bohème : et si Rodolfo et ses amis, perdus dans un vaisseau spatial à la dérive, se retrouvaient à cours de ressources vitales ? Autour de cette trame audacieuse, Guth fait revivre les événements de la tragique disparition de Mimi en mettant en miroir les dernières tentatives des spationautes pour survivre. Aussi léchée que celle du film 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick, la scénographie splendide réserve plusieurs surprises tout au long des deux premiers tableaux, en animant le huis-clos de scènes d’étrangeté parfois trop statiques, mais incontestablement originales. Ainsi la procession macabre du deuxième tableau, orchestrée par un maître de cérémonie énigmatique, évoquant la mort qui rode. On le retrouve tel un fil rouge par la suite, particulièrement dans les scènes précédant la mort de Mimi, où les interprètes se produisent tels deux chanteurs de variété : un ultime pied de nez au lyrisme enivrant de Puccini, qui se joue de la mort en dansant au bord du précipice, tout juste avant la catastrophe.

Si la transposition reste séduisante au niveau visuel, il lui manque toutefois ce petit quelque chose pour nous embarquer dans le torrent d’émotion attendu pour La Bohème, notamment lors de la scène finale. Il faut dès lors compter sur le plateau vocal, plus réjouissant, à quelques réserves près. On aurait ainsi aimé une Ailyn Pérez (Mimi) autrement plus engagée, au service d’une composition plus saisissante. On peut bien entendu arguer que cette conception entre en résonance avec la mise en scène, mais on attend davantage qu’un chant parfaitement posé (aux pianissimi de rêve), aux syllabes parfaitement déliées, pour nous emporter pleinement. On note aussi, par rapport aux autres interprètes, une incapacité à embrasser la vaste salle de Bastille en termes de volume, de même qu’un manque de chair dans le medium. D’intensité et de présence, Slávka Zámecníková (Musetta) ne manque pas, imposant une composition d’un naturel confondant, à juste titre vivement applaudie en fin de représentation. 

A ses côtés, se distingue le Rodolfo de Joshua Guerrero, au timbre gorgé de soleil et d’intentions, d’une aisance superlative sur toute la tessiture. Que dire aussi du pénétrant Colline de Gianluca Buratto, d’une facilité de projection déconcertante, mais aussi capable de phraser avec beaucoup de sensibilité, en dernière partie de soirée ? Enfin, Andrzej Filończyk (Marcello) et Simone del Savio (Schaunard) composent de solides compères, aussi enjoués que complices, au chant parfaitement en place. Tous les seconds rôles complètent admirablement cette distribution, de même que les choeurs très bien préparés pour l’occasion.

Autre grand atout de cette reprise : la direction ivre de couleurs de Michele Mariotti, qui se délecte des chatoiements de phrasés en première partie, autour d’un jeu aérien et transparent sur la pulsation rythmique, jouant sur des effets de contrastes dans les passages plus lents, aux phrasés plus délicatement étagés. L’actuel directeur musical de l’Opéra de Rome montre ainsi qu’il est l’une des baguettes les plus stimulantes du moment, manifestement admiré par plusieurs membres de l’Orchestre qui l’applaudissent en fin de représentation.

lundi 8 mai 2023

« Ariodante » de Georg Friedrich Haendel - Robert Carsen - Opéra Garnier à Paris - 07/05/2023

Parmi les grands spectacles de Robert Carsen à l’Opéra de Paris, Alcina fit date dès sa création en 1999 (voir la reprise en 2021) en propulsant les spectateurs en un huis-clos étouffant autour des tourments psychologiques de l’héroïne. Aujourd’hui, le metteur en scène canadien s’attaque à l’oeuvre jumelle, Ariodante, également créé en 1735 et qui s’inspire d’un autre épisode du poème épique Roland furieux (Orlando furioso), cette fois basée en Ecosse.

On retrouve d’emblée un décor majestueux similaire à Alcina, aux murs immenses et constellés de portes : la froideur des lieux est renforcée par le peu d’éléments sur le plateau, si ce n’est des têtes de cervidés rappelant les grandes heures de la chasse à cour. On comprend en effet rapidement que les conflits amoureux entre les personnages prennent place parmi la famille royale, ce qui explique pourquoi Carsen s’amuse à transposer l’action en nos temps contemporains. Une vague de paparazzi vient ainsi plusieurs fois animer l’action au niveau visuel, tandis que les scènes de mariage nous régalent des ballets traditionnels écossais. L’originalité d’Ariodante vient en effet de l’adjonction de trois ballets (un par acte; le dernier ayant été supprimé pour cette production) afin de relancer l’intérêt des ouvrages de Haendel, alors en perte de vitesse face aux troupes rivales (menées, notamment par Farinelli). D’où la compagnie de la française Marie Sallé (1709-1756), alors célèbre, accueillie alors dans le théâtre nouvellement construit de Covent Garden. Echec à sa création, l’ouvrage s’est imposé au XXème siècle comme l’un des chefs d’oeuvre de Haendel, tant l’inspiration coule de source, autour d’une musique pétillante et à l’inspiration mélodique inépuisable. Si on se fait peu à peu à l’alternance un rien fastidieuse des récitatifs et des airs, quelques rares duos et interventions du choeur (en fin d’acte) apportent un semblant de variété, en plus des ballets susmentionnés.

Le livret se montre toutefois plus convenu qu’Alcina en nouant et dénouant une énième intrigue amoureuse, sous fond de complot ourdi par le ténébreux Polinesso. D’où l’idée de Carsen de nous plonger dans une reconstitution du faste royal, entre costumes splendides et décors plus fouillés (le cabinet de travail royal, notamment) dès lors que l’intrigue se corse. La mise en scène prend toutefois une dimension plus impressionnante au II, sommet de la partition, lorsque Ginevra pense qu’Ariodante s’est suicidé, provoquant un ballet cauchemardesque superbement évocateur. Aux danses courtoises à l’ancienne du I succède un ballet endiablé et sauvage d’une superbe tenue, soutenu par l’exploration de la nudité du plateau, comme des éclairages (toujours très variés chez Carsen). Avec beaucoup d’humour, Carsen fait un ultime clin d’oeil à la famille royale actuelle en fin de spectacle, lors d’une inattendue visite des personnages de cire du musée de Madame Tussauds, reconstitué avec un réjouissant sens du détail. 

Face à cette mise en scène très réussie, le plateau vocal réuni se montre de belle tenue, sans toutefois soulever l’enthousiasme. Dotée d’un timbre superbe, Emily D’Angelo (Ariodante) nous régale de sa technique sans faille, au service de phrasés souples et aériens. Mais sa projection modeste peine à embrasser la vaste salle du Palais Garnier, nuisant quelque peu au plaisir ressenti, même si la mise en scène a l’intelligence de la faire chanter plusieurs fois en bord de plateau. On rend toutefois les armes lors du bouleversant lamento « Scherza infida » (Amuse-toi, infidèle), interprété avec une sensibilité sans afféteries, confondante de simplicité. On aime la Ginevra d’Olga Kulchynska, aux phrasés admirables de naturel, même si le suraigu en première partie met du temps à se chauffer, avec quelques instabilités dans le positionnement de la voix. Mais la soprano ukrainienne se rattrape par la suite par la justesse de son incarnation dramatique – un atout partagé par Matthew Brook (Il Re di Scorzia), à la noblesse de ligne éloquente, seulement ternie par un timbre un peu terne. Si Tamara Banjesevic (Dalinda) se saisit de son rôle avec un bel aplomb, elle n’évite pas un recours au vibrato pour affronter les aigus, tandis que Christophe Dumaux (Polinesso) se régale de sa virtuosité sur toute la tessiture, malgré une émission un rien resserrée par endroit. On aimerait aussi davantage de noirceur dans ce rôle, à l’instar du Lurcarnio encore un peu tendre d’Eric Ferring, qui assure toutefois l’essentiel.

Dommage, la direction trop lisse d’Harry Bicket (né en 1961) affronte les lignes avec un sens du legato étonnant dans ce répertoire, qui nous ramène à une vision du baroque aux rebonds et aux couleurs pour le moins timides, à mille lieux du brio jadis préféré par un Trevor Pinnock. On retrouvera l’an prochain le chef anglais (également claveciniste) pour une très attendue nouvelle production de Jules César de Haendel, mise en scène par Laurent Pelly.

samedi 6 mai 2023

« Le Conte du Tsar Saltane » de Nikolaï Rimski-Korsakov - Opéra national du Rhin à Strasbourg - 05/05/2023

Attention, chef d’oeuvre ! En accueillant la production du Tsar Saltane génialement revisitée par Dimitri Tcherniakov, le directeur général de l’Opéra national du Rhin, Alain Perroux, créé l’événement, tant la production du trublion russe touche en plein coeur par son mélange d’audace, de poésie, d’émotion. On ne remerciera jamais assez Alain Perroux, depuis sa nomination en 2020, de pousser toujours plus loin la curiosité des spectateurs pour leur faire découvrir des ouvrages jamais créés en Alsace : ainsi des Oiseaux (1920) de Braunfels, du Chercheur de trésors (1920) de Schreker, ou désormais du Conte du star Saltane (1900) de Rimski-Korsakov.

Le célébrissime auteur de Schéhérazade (1888) reste aujourd’hui connu comme l’un des plus brillants pédagogues et professeurs de sa génération (complétant généreusement nombre des ouvrages inachevés de ses amis), lui qui fut pourtant initialement autodidacte, à l’instar des autres compositeurs du «groupe des cinq», Moussorgski, Balakirev, Cui et Borodine. D’abord principalement tourné vers le brio symphonique, ce que ses élèves Stravinski et Prokofiev sauront se souvenir après lui, Rimski se passionne finalement pour l’opéra à la fin de sa vie, composant coup sur coup pas moins de 10 ouvrages dans sa dernière période créatrice. Contrairement à Tchaïkovski, jugé plus «européen», Rimski tente de dédier son inspiration à la construction d’un opéra spécifiquement national, recueillant nombre de mélodies folkloriques à travers toute la Russie.

Cette coloration populaire irrigue toute la première partie joyeuse et enjouée du Conte du tsar Saltane (d’après Pouchkine), contrastant avec les intrigues vénéneuses de Babarikha et des soeurs de la tsarine, qui rappellent fugitivement les malheurs de Cendrillon. Entre exil et déclassement social avec son fils, c’est bien le récit initiatique d’un innocent, privé d’enfance, qui prend des allures d’hymne déchirant à la résilience, expliquant sans doute la célébrité du poème épique de Pouchkine, dans toute la Russie. On peut aussi déceler une critique de l’autoritarisme et de l’obéissance aveugle d’un peuple pour son souverain, lorsque la tsarine est brutalement exilée, sans raison, avec son fils.

La mise en musique des tourments et du recours au merveilleux conduit à un deuxième acte au souffle tragique exceptionnel, entre opulence wagnérienne et subtilités à la… Janacek : autant le passage magique du combat entre les deux oiseaux, que le duo avec le cygne-princesse, évoquent le bouleversant final de Jenufa dans le traitement musical (notamment la délicatesse du cor anglais en arrière-plan ou l’usage du célesta). Le dernier acte s’anime ensuite du célébrissime vol du bourdon, avant de se conclure en un final majestueux, mêlé d’emphase guerrière et solennelle.

Si l’ouvrage se suffit à lui-même pour irriguer de ses beautés l’oreille curieuse, il prend une dimension encore plus saisissante et actuelle dans la mise en scène de Dimitri Tcherniakov, dont c’est là sans doute l’une des productions les plus abouties, après le génial doublé Iolanta / Casse-Noisette (voir à Garnier en 2019)

Créé en 2019 à Bruxelles, cette production a l’audace d’imaginer un fils autiste qui ne communique que par le conte : de là l’idée de revivre avec sa mère les évènements pour comprendre l’absence du père, en les transcendant d’un imaginaire à mille lieux de la réalité plus prosaïque d’un couple divorcé. Ce parti-pris évacue le happy end volontiers naïf et artificiel des dernières scènes pour l’animer d’un regard plus cruel, où les adultes jouent les retrouvailles face à l’autiste enfermé dans les songes plus protecteurs du merveilleux. Auparavant, Tcherniakov moque les manigances de cours en grimant ses personnages de tenues volontairement grotesques, sans parler de leurs mimiques d’automates, aussi décalées que désopilantes. Mais c’est peut-être le bouleversant deuxième acte qui prend plus encore aux tripes à force de justesse narrative et poétique, en s’appuyant sur les esquisses crayonnées de Tcherniakov, qui prennent vie en un animé aussi cauchemardesque que dantesque. Malheureusement, pour des raisons budgétaires, les représentations prévues à Mulhouse seront données en version de concert.

Dimitri Tcherniakov a tenu, pour cette reprise, à choisir lui-même les chanteurs, d’où un plateau vocal à peu de chose près identique à celui entendu à Bruxelles (où le spectacle sera aussi redonné en décembre prochain). On ne peut imaginer interprète plus émouvant que Bogdan Vollov en autiste, d’abord muet, puis éloquent ensuite avec son chant parfaitement articulé et ardent. Tatiana Pavlovskaya met un peu de temps à se chauffer au niveau vocal, avant de pleinement convaincre après le I. Outre la ténébreuse Babarikha de Carole Wilson, au timbre superbement cuivré, on aime plus encore les deux soeurs interprétées par Marie Fischer et Bernarda Bobro, d’une aisance vocale superlative. Seuls les aigus un peu durs et sonores de Julia Muzychenko (La Princesse-Cygne) déçoivent quelque peu. Annoncé souffrant, Ante Jerkunica  donne une nouvelle fois une leçon de classe vocale, seulement ternie par des aigus légèrement érayés en dernière partie. Tous les seconds rôles de caractère emportent l’adhésion, de même que le solide Choeur de l’Opéra national du Rhin.

Convaincante, la direction cinglante d’Aziz Shokhakimov (né en 1988) ne ménage pas ses troupes pour adopter des tempi très soutenus, au service d’une vision dramatique d’un souffle ardent. Le jeune chef ouzbek sait aussi donner toute la mesure de sa sensibilité dans les passages plus mesurés, d’une pulsion frémissante et sensuelle. Assurément l’un des grands chefs d’aujourd’hui que Strasbourg ferait bien de chérir longtemps !

jeudi 4 mai 2023

« La scala di seta » de Gioacchino Rossini - Pascal Neyron - Académie de l’Opéra national de Paris - Théâtre de l'Athénée à Paris - 02/05/2023

 

Que ce soit aux Bouffes du Nord ou à l’Athénée, on se délecte encore et toujours de l’écrin idéal de ces petites jauges, qui offrent autant des prix attractifs qu’une proximité avec les interprètes, sans parler de l’acoustique de rêve. De quoi expliquer le choix de l’Académie de l’Opéra national de Paris d’y monter régulièrement ses spectacles, fêtés par un public venu en nombre, dont plusieurs membres de l’Association pour le rayonnement de l’Opéra de Paris (AROP) présents pour cette troisième représentation.

Et quelle fête ! Le premier mérite en revient à la promotion actuelle, dont le haut niveau impressionne dès les premières interventions. Ainsi de la lumineuse Giulia de Margarita Polonskaya, qui joue de son aisance sur toute la tessiture (malgré quelques infimes duretés dans le suraigu en puissance) pour donner à son rôle une présence féline et sensuelle. Mais c’est peut‑être plus encore le très applaudi Yiorgo Ioannou (Germano) qui donne une leçon de diction au service du texte, à force de phrasés aériens et d’agilité dans l’émission. On aime aussi les graves mordants, admirablement articulés, d’Alejandro Balinas Vieites (Blansac), à la présence physique animale. C’est précisément dans le domaine théâtral que Laurence Kilsby (Dorvil) doit encore progresser, afin de se hisser au niveau de ses partenaires. Mais quel ravissement lorsque ténor s’épanouit dans les sauts de registre nombreux de son rôle, avec une souplesse et un raffinement dignes des plus grands, le tout servi par un timbre splendide ! On aime aussi la solide Lucilla de Marine Chagnon, à la ligne bien posée, tandis que Thomas Ricart (Dormont) s’impose avec un bel aplomb.


L’autre grande réussite de la soirée revient incontestablement à la mise en scène désopilante de Pascal Neyron, qui s’affirme à nouveau dans le répertoire comique à l’Athénée, après Le Testament de la tante Caroline de Roussel en 2019 et Là‑haut de Maurice Yvain en 2022. Son travail s’appuie sur l’exiguïté du décor, au mobilier minimaliste des années 1950, dont l’exploration astucieuse réserve plusieurs surprises tout au long du spectacle. On aime aussi la caractérisation des personnages données par les costumes, tous plus farfelus les uns que les autres, apportant une malice bienvenue pour muscler le livret. La seule déception de la soirée vient de la fosse, où la verdeur des cordes sonne trop rêche dans les tutti, même si Elizabeth Askren sait animer la grâce sautillante rossinienne de sa direction allégée et chambriste, avec beaucoup d’esprit.