jeudi 29 février 2024

« Falstaff » de Giuseppe Verdi - Opéra royal de Wallonie à Liège - 28/02/2024

Le tout dernier opéra de Giuseppe Verdi, Falstaff (1893), fait parti de ces ouvrages dont on n’a pas fini d’explorer les richesses, tant celui-ci regorge d’inventivité dans les moindres recoins de la partition, tout particulièrement au niveau de l’orchestration pétillante et quasi-pointilliste dans sa caractérisation des situations. A presque 80 ans, le maître italien émerveille par sa capacité à varier les atmosphères, de la verve haute en couleurs du rôle-titre, ridiculisé pour ses petitesses et sa vantardise, aux mélodies plus épanouies des deux jeunes tourtereaux Fenton et Nannetta (dont le lyrisme frémissant évoque le vérisme, alors en ascension). Que dire, aussi, de la palette subtile aux bois pour ciseler les atmosphères fantastiques au dernier acte, avant une magistrale fugue entre les dix interprètes pour conclure l’opéra ? Coté chant, Verdi laisse de côté la primauté d’une expression ardente pour préférer un quasi parlando continu, à même de coller au plus près des situations comiques. Avec l’aide du compositeur et librettiste Arrigo Boito, Verdi rend ainsi un digne hommage à son dramaturge préféré, Shakespeare, tout en faisant mentir le fielleux Rossini (qui avait déclaré que Verdi n’avait pas la fibre comique).

Pour mettre en valeur cet ultime chef d’oeuvre, l’Opéra Royal de Wallonie-Liège a eu la bonne idée de reprendre la production très réussie de Jacopo Spirei (né en 1974), qui avait été créée en 2017 à Parme : l’ancien assistant de Graham Vick donne d’emblée le ton en montrant un immense drapeau britannique en guise de rideau de scène, aussi défraîchi et sale que Falstaff lui-même. La transposition contemporaine montre le laisser-aller du vrai-faux héros, autant dans son aspect physique dégradé que son intérieur exigu. Très fidèle au livret, ce travail s’appuie sur un décor déstructuré et volontiers cubiste, qui ravit par sa fantaisie bon enfant, tout en insistant sur les oppositions sociales entre les protagonistes. Les éclairages très variés, comme les costumes inventifs, donnent une identification visuelle de toute beauté, même si la dernière partie reste plus timide dans l’évocation du merveilleux.

Avec Pietro Spagnoli, on tient un des meilleurs interprètes du rôle-titre, capable de rendre crédible la grandeur tragique de ce noble désargenté, par un mélange subtil entre verbe éloquent et prétention ridicule. C’est peu dire qu’il possède le physique du rôle, autour d’une présence scénique qui impressionne tout du long, entre débit sonore, aussi fluide que parfaitement articulé. On aime aussi l’autorité naturelle de Simone Piazzola (Ford), à la projection insolente de facilité sur toute la tessiture, de même que le timbre velouté et harmonieux de Marianna Pizzolato (Mrs Quickly), toutefois plus timide dans le médium. Tout le reste du plateau se montre d’une homogénéité superlative, à l’instar d’une Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Meg Page), toujours aussi impressionnante au niveau technique.

Falstaff ne saurait être réussi sans un maestro accompli dans la fosse : ainsi de Giampaolo Bisanti, qui confirme là tout le bien qu’on pense de lui (voir notamment les récents Contes d’Hoffmann in loco), en directeur musical attentif à la mise en place de ce bijou de précision qu’est Falstaff. Le geste vif et allant reste toujours au plus près de la narration, sans jamais couvrir ses chanteurs (hormis dans la fugue conclusive, un rien trop sonore). De quoi donner beaucoup de hauteur à l’ensemble, à même d’expliquer l’accueil chaleureux du public, venu en nombre pour l’occasion.

mardi 27 février 2024

« Cinq cantiques » de Benjamin Britten - Allan Clayton - Théâtre de l'Athénée à Paris - 26/02/2024

 Allan Clayton

Dans le cadre des « Lundis musicaux à l’Athénée », l’ensemble Le Balcon propose l’un des programmes les plus audacieux de la saison autour des cinq cantiques composés par Benjamin Britten tout au long de sa carrière, de 1947 à 1974. Rarement donnés (voir le dernier spectacle parisien qui leur a été consacré, en 2015), ces ouvrages intimistes, à mi‑chemin entre la mélodie et la cantate, mettent en avant le goût inépuisable de Britten pour la poésie, qui l’accompagna dès ses premières compositions, notamment les Quatre Chansons françaises pour soprano et orchestre écrites à seulement 15 ans, sur des poèmes d’Hugo et Verlaine.

Le spectacle invite dès le début à la concentration, lorsque la récitante Harriet Walter rejoint la scène pour lire en anglais (malheureusement sans sous‑titres) le poème ayant servi d’inspiration au premier cantique, My Beloved is Mine and I am his (1947). La soirée sera ainsi rythmée, entre poésies dévoilées par le ton clair de Walter, puis chantées dans les adaptations réalisées par Britten. La scène est légèrement éclairée, grâce aux quelques ampoules réparties autour du piano placé au centre, du fait de son rôle omniprésent (hormis dans le cinquième cantique, dont l’accompagnement est confié à la harpe). Allan Clayton émerge de la pénombre pour nous régaler de ses phrasés finement articulés, où chaque mot est ciselé au service du sens. Déjà interprète du rôle‑titre de Peter Grimes à Garnier l’an passé, le ténor britannique impressionne par sa souplesse dans les changements de registre, se jouant des passages en force comme des réparties plus apaisées avec une égale rondeur, hormis dans le suraigu un rien plus charbonneux. Ca n’est là qu’un détail, tant Clayton apparait comme l’un des meilleurs interprètes de notre temps dans ce répertoire, à juste titre fêté en fin de représentation.

La suite du spectacle fait découvrir les cantiques dans l’ordre inverse de leur composition, du cinquième au deuxième, afin de conclure la soirée par le plus émouvant d’entre eux, dédié au quasi-sacrifice d’Isaac par son père Abraham. Le Cantique V « The Death of Saint Narcissus » (1974) fait initialement valoir une utilisation inattendue de la harpe en accompagnement, avec des verticalités hautes en couleur parfaitement rendues par Olivia Jageurs. Le Cantique IV « The Journey of the Magi » (1971), plus classique, offre ensuite une mise en miroir fascinante des trois voix entremêlées, la plupart du temps en homophonie. Plus sombre, le Cantique III « Still falls the Rain » (1954) fait intervenir le cor dans les teintes graves et marmoréennes, aux côtés du piano. Mais c’est bien entendu le Cantique II « Abraham and Isaac » (1951) qui reste dans les esprits avec sa construction émouvante en arche, où les deux interprètes prennent Dieu pour témoin, avant que ce dernier ne parle littéralement par leur bouche. Proche du sujet expiatoire de Billy Budd, composé à la même période, ce cantique donne à entendre la voix cristalline du contre‑ténor Christopher Lowrey, dans le rôle de l’enfant (tenu à la création par Kathleen Ferrier). Au piano, Julius Drake n’a pas son pareil pour nous plonger dans l’univers expressif de ces petites pièces délicieuses, qui mériteraient de trouver plus souvent le chemin de la scène.

vendredi 16 février 2024

« Pelléas et Mélisande » de Claude Debussy - Moshe Leiser et Patrice Caurier - Théâtre de l'Athénée à Paris - 15/02/2024

Créée à Toulon voilà deux ans, la nouvelle production de Pelléas et Mélisande produite par la Fondation Royaumont s’est lancée dans une vaste tournée à travers l’Hexagone, avant de faire halte à l’Athénée pour six représentations : il faut dire que le choix de la version piano-chant, réalisée par le compositeur lui‑même, facilite l’accueil dans des salles aux dimensions modestes. De quoi faire découvrir au plus grand nombre le chef‑d’œuvre lyrique de Debussy, qu’il acheva en 1895, mais qu’il retravailla sans cesse jusqu’à la création à l’Opéra-Comique sept ans plus tard.

Proposer Pelléas et Mélisande dans une salle aussi intimiste que celle de l’Athénée (500 places) a évidemment pour avantage premier de donner au spectateur une proximité avec la scène, au plus près des interprètes. C’est là un atout décisif pour pénétrer les subtilités de ce huis‑clos irrespirable, et ce d’autant plus que l’allégement de l’accompagnement musical, au seul piano, valorise plus encore la concentration sur le texte. On découvre là une version plus théâtrale, qui permet de se délecter des abîmes d’ambiguïté du livret, adapté de l’ouvrage éponyme de Maeterlinck. Le poète symboliste belge n’a pas son pareil pour donner un double sens à ces nombreuses allusions, volontiers psychanalytiques avant l’heure – en laissant entrevoir, par exemple, viol et inceste entre les lignes. Pratiquement oublié dans nos contrées, Maeterlinck conserve de nos jours une certaine notoriété grâce aux adaptations musicales qui l’ont honorées en son temps, du Pelléas de Debussy jusqu’à Ariane et Barbe‑Bleue (1907) de Dukas (où l’on retrouve précisément Mélisande dans un rôle plus anecdotique). On peut toutefois apprécier cette histoire au premier degré, sans se laisser enivrer par le symbolisme du livret, pour y voir un amour platonique repoussé jusqu’à l’affirmation explosive entre les deux tourtereaux, finalement fatale pour l’un et l’autre, sous l’œil vengeur du mari trompé.

Marthe Davos et Jean-Christophe Lanièce
Il faut, pour donner toutes ses lettres de noblesse à ce drame, des interprètes rompus à la diction requise par l’écriture vocale, où le parlé‑chanté est roi. C’est précisément l’atout maître de cette production, qui réunit de jeunes chanteurs tous très aguerris dans ce domaine. Ainsi de Jean-Christophe Lanièce (Pelléas), qui porte haut le verbe du fait de son éloquence souveraine, à l’articulation souple et naturelle. Il sait aussi s’enflammer au IV pour porter toute l’effusion de sentiments, si longtemps muselée, aux côtés d’une Marthe Davost (Mélisande) tout aussi convaincante au niveau dramatique. On aime aussi son attention portée au texte, soutenue par une prestation technique très solide tout du long. C’est en ce dernier domaine qu’Halidou Nombre (Golaud) déçoit, entre problèmes d’intonation et passages parfois plus criés que chantés. Rien de tel pour la superlative Marie‑Laure Garnier (Geneviève), qui impressionne une nouvelle fois par sa classe vocale, aussi incarnée qu’harmonieuse dans la délicatesse des phrasés. Plus sonore en comparaison, Cyril Costanzo impose un Arkel autoritaire mais plus uniforme, tandis que Cécile Madelin (Yniold) séduit dans les passages en parlé‑chanté, mais laisse de côté la nécessaire prononciation dans les passages rapides.

Tout ce petit monde bénéficie de l’accompagnement narratif de Martin Surot au piano, tout de grâce et de légèreté féline, qui montre là son affinité avec ce répertoire, lui qui s’est notamment illustré par le passé dans un drame analogue (Katia Kabanová de Janácek). Son piano sert aussi d’élément de décor, dans la transposition contemporaine très sobre de Moshe Leiser et Patrice Caurier, en figurant la tour où Mélisande déploie ses cheveux vers l’élu de son coeur. Le couple franco-belge cherche à donner davantage de consistance aux caractères des personnages, insistant sur l’alcoolisme et la violence de Golaud ou la vieillesse pas si infirme d’Arkel. On aime également la variété des éclairages, qui sert le propos avec une modernité de ton jamais formelle, toujours au service des moindres péripéties du récit. On pourra bien entendu trouver proposition plus audacieuse, mais ce travail rigoureux impose tout du long une concentration tendue sur les interprètes, sans fioritures excessives.

jeudi 15 février 2024

« Beatrice di Tenda » de Vincenzo Bellini - Peter Sellars - Opéra Bastille à Paris - 13/02/2024

Beatrice di Tenda, avant-dernier opéra de Vincenzo Bellini, fait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris : un événement incontestable, tant ce diamant noir drapé de mille beautés vénéneuses envoûte tout du long, magnifié par une direction de haut vol.

Echec à sa création, Beatrice di Tenda (1833) pâtit alors de sa proximité avec le chef d’oeuvre Norma, créé deux ans plus tôt : loin d’être une pâle copie comme l’ont répété à l’envi ses pourfendeurs, l’avant-dernier ouvrage lyrique de Bellini impressionne par son atmosphère résolument sombre, d’une intensité psychologique digne d’un huis-clos étouffant (ce qui n’échappe pas à la perspicacité du metteur en scène Peter Sellars, nous y reviendrons). On aura rarement entendu Bellini aussi inspiré par un drame, imposant la concentration sur les états d’âme de ses protagonistes dès le début de l’opéra, étirant plus encore ses mélodies pour embrasser les angoisses sourdes, qui planent comme autant de menaces à venir. Son écriture montre aussi davantage d’épure pour coller à la vérité théâtrale du livret, offrant à ses personnages de nombreuses réparties a capella, en contraste avec les envolées belcantistes attendues. Excédé par les retards de son librettiste, Bellini doit composer sa partition quasiment d’un trait, ce qui lui donne finalement une sorte d’évidence dans ses enchaînements naturels, et ce malgré la répétition de certains motifs mélodiques. Si le livret de Felice Romani a été écrit à la hâte entre plusieurs projets, il reste l’un de ses plus ambitieux au niveau littéraire, en donnant à ses personnages une complexité peu commune, entre obscurs complots et ambiguïtés de sentiments. Peu à peu, malgré une action réduite, les nombreux non-dits textuels créent une sorte de suspens intrigant, à même de donner toute son originalité à l’ouvrage.

Il fallait certainement un metteur en scène de la trempe de Peter Sellars, plus connu pour son travail avec ses contemporains John Adams et Kaija Saariaho, pour nous aider à pénétrer les arcanes de ce drame complexe. Sellars choisit d’enfermer tout son petit monde dans l’étroitesse d’une sorte de Palais métallique, aux hauts murs sécurisés, dont le jardin labyrinthique se déploie en majesté au milieu de la scène. Même si Sellars nous refait le coup du décor unique pendant toute la représentation, il faut lui reconnaitre une capacité à revisiter le plateau d’une variété d’éclairage splendide : de quoi faire ressortir plusieurs motifs géométriques en arrière-scène, comme une métaphore de l’esprit perturbé de Filipo Visconti (un lointain ancêtre du cinéaste Luchino Visconti), dont l’autoritarisme n’est qu’un leurre pour masquer sa faiblesse. La transposition contemporaine fait apparaitre les inévitables treillis et kalachnikovs pour entourer le monarque paranoïaque, mais surprend par ses jardiniers affairés à plusieurs moments de l’action : comme si ces petits gestes quotidiens immuables rassuraient les angoisses de Visconti, emporté dans un drame qui le dépasse. Si la direction d’acteurs reste l’atout principal de Sellars, on regrette toutefois que ce travail n’insiste pas davantage sur la compréhension des enjeux en début d’opéra, où l’on peine à percevoir les jeux de masque amoureux entre les personnages.

Quoi qu’il en soit, la force théâtrale qui se dégage de cette production permet de maintenir tout du long la tension, et ce d’autant plus que la direction de Mark Wigglesworth (né en 1964) est l’une des plus passionnantes qu’il nous ait été donné d’entendre dans le répertoire de belcanto. Il faut entendre comment le chef britannique ralentit les tempi pour ciseler les phrasés d’une respiration toujours en lien avec le récit : le respect des silences et l’allègement des textures donnent aux chanteurs un confort sonore d’un luxe inouï, leur permettant de ne jamais forcer leur instrument face à la fosse.

Le plateau vocal réuni a la particularité d’offrir à ses interprètes autant de prises de rôle, ce qui a pu dérouter les amateurs de belcanto très présents dans la salle, qui auraient volontiers espéré une Jessica Pratt dans le rôle-titre. Avec Tamara Wilson, on trouve une Beatrice d’une vaillance redoutable dans l’aigu, parfois un peu dur, à l’intensité théâtrale toujours éloquente. On pourrait souhaiter davantage de souplesse et de rondeur dans les vocalises, mais la soprano américaine impressionne une nouvelle fois par la force de son incarnation, très touchante également dans les réparties plus intimistes. Si Tamara Wilson ne convainc pas autant que lors de ses autres prestations parisiennes récentes (notamment ici-même dans Turandot), on ne peut qu’applaudir son audace et sa curiosité pour tous les répertoires.

A ses côtés, Quinn Kelsey impose un Filippo Visconti d’une humanité déchirante, faisant valoir ses qualités d’articulation et sa projection toute de résonance sonore. Son timbre légèrement fatigué colle bien au rôle de souverain désorienté, offrant un contraste parfait avec la jeunesse rayonnante de Pene Pati (Orombello). Le ténor samoan fait valoir ses habituelles qualités en pleine voix, entre timbre solaire et précision de la diction. Le médium est plus terne en comparaison, mais parvient toutefois à tenir la distance. Son frère Amitai Pati (Anichino) a certes des moyens plus modestes, mais donne des trésors de subtilité et de souplesse d’émission pour ce petit rôle. Enfin, Theresa Kronthaler souffle le chaud et le froid en Agnese, avec quelques difficultés d’intonation dans le suraigu en première partie, avant d’emporter l’adhésion par la chaleur de son incarnation, très investie au niveau dramatique.

lundi 5 février 2024

« L’Autre voyage » d'après Franz Schubert - Raphaël Pichon - Silvia Costa - Opéra Comique - 03/02/2024

Depuis sa création en 2006 par Raphaël Pichon, l’ensemble sur instruments anciens Pygmalion donne une place prépondérante au répertoire germanique : en s’intéressant cette fois à des raretés absolues de Franz Schubert, on tient là un des spectacles les plus réjouissants de ce début d’année, à savourer d’urgence !

Malgré son décès prématuré à seulement 31 ans, Franz Schubert a eu le temps de composer près de mille partitions, auxquelles s’ajoutent de nombreuses autres inachevées, comme la célèbre Symphonie en si mineur (1822), au surnom éponyme. Pour autant, on ne peut s’empêcher de rêver aux autres chefs d’oeuvre que Schubert aurait composé s’il avait pu vivre jusqu’à 77 ans, l’âge vénérable atteint par l’un de ses modèles, Joseph Haydn. Si son compatriote autrichien était mort à 31 ans, il n’aurait légué qu’une vingtaine de symphonies (sur 106 au total), dix quatuors à cordes (sur 70) et aucun de ses trois oratorios – autant d’ouvrages pour lesquels «Papa Haydn» reste aujourd’hui encore incontournable.

Plutôt que de s’en tenir à ces regrets, le chef français Raphaël Pichon (né en 1984) a eu la bonne idée de s’intéresser aux raretés schubertiennes, dont il estime qu’environ 30% du legs n’est jamais joué, en France comme à l’étranger. De quoi monter un spectacle original regroupant de larges extraits de la vingtaine de projets scéniques du compositeur autrichien, auxquels s’ajoutent des oeuvres sacrées (principalement Lazarus) et plusieurs fragments de Lieder (dont certains orchestrés par Brahms, Liszt ou Reger), avec quelques courtes pièces symphoniques pour apporter des respirations apaisées. Afin de palier au risque de collage maladroit, les équipes réunies pour l’occasion ont réécrit en partie ou en totalité les paroles de nombreux extraits, tout en faisant adapter les transitions orchestrales par Robert Percival : un véritable travail de création à plusieurs mains. Avant de crier au sacrilège, les puristes se doivent d’écouter ce spectacle, sur scène ou sur France Musique (diffusion le 9 mars prochain), pour saisir combien de chefs d’oeuvre complètement inconnus trouvent ainsi une mise en lumière amplement méritée.

Pour rassembler ces oeuvres, Raphaël Pichon, Antonio Cuenca Ruiz (dramaturge) et Silvia Costa (également chargée de la mise en scène et de la scénographie) ont imaginé un argument centré autour de la mort d’un enfant, un tabou bien ancré dans la plupart des sociétés européennes. Il est conseillé de lire au préalable l’argument développé dans le programme de salle ou sur le site internet de l’Opéra-Comique, afin de démêler au mieux le propos fantastique, mâtiné de récit initiatique, du livret. Comment faire son deuil face à l’injustice que représente la perte de son enfant ? Comment continuer à vivre et ne pas être étouffé par le complexe du survivant ? Si la mise en scène de Silvia Costa a parfois tendance à sursignifier le propos par ses citations philosophiques en arrière-scène, elle donne beaucoup de caractère à l’ensemble par sa direction d’acteur dynamique : quel plaisir de voir ses saynètes montées à vue comme autant de tableaux virevoltants et inattendus, de la noirceur minimaliste des premières scènes dans la pénombre aux envolées étourdissantes du choeur, en deuxième partie ! L’ancienne assistante de Romeo Castellucci n’hésite pas à surprendre par ses audaces formelles et volontairement incommodantes, comme cette scène sanglante d’autopsie au début. Mais elle sait aussi se faire plus poétique en contraste, lorsqu’elle montre une sorte de Parque qui brise le fil d’une vie, ou lors des scènes bouleversantes en fin d’opéra, lorsque père et fils s’apaisent pour accepter mutuellement leur destinée, en deux mondes diamétralement séparés.

Il fallait assurément des interprètes à la hauteur de ce sujet délicat, ce que sont à l’évidence tous les solistes réunis, sans exception. Ainsi de Stéphane Degout, pour qui Pichon a imaginé le spectacle, suite à la réussite de leur précédent projet appelé «Mein Traum» (un hommage aux musiques de Weber, Schubert et Schumann, donné en concert et préservé par un disque paru chez Harmonia Mundi, en 2022). Le baryton français donne à ses phrasés des trésors d’humanité, où chaque mot est pesé au service du sens, en une sensibilité jamais affectée et toujours juste. Que dire aussi du chant velouté de Siobhan Stagg, qui émerveille par la conduite de la ligne, tout aussi incarnée et naturelle, à l’instar d’un Laurence Kilsby très touchant dans l’équilibre soyeux entre les registres. Son timbre clair donne une pureté angélique à chacune de ses interventions, bien en phase avec son personnage allégorique représentant l’Amitié. Dans ce concert de louanges, on n’oublie pas le jeune Chadi Lazreq (L’Enfant), qui touche au coeur dans sa première intervention au piano par sa grâce et sa douceur. Très à l’aise, il n’a pas à rougir de la comparaison avec ses ainés et reçoit fort logiquement une ovation chaleureuse à l’issue de la représentation, à leurs côtés.

Outre un Choeur Pygmalion aussi homogène qu’investi, on aime la formation éponyme sur instruments d’époque dirigée de main de maître par Raphaël Pichon : sa baguette nerveuse n’aime rien tant que les passages subtils, où la respiration et les phrasés bien déliés font merveille, avant une mise en contraste vigoureuse dans les parties verticales, à la pulsation rythmique endiablée. Du grand art au service d’un compositeur que l’on croyait bien connaitre et que l’on n’a pas fini de redécouvrir : Pichon laisse entendre dans le programme qu’une suite pourrait être donnée à ce spectacle, tant la matière musicale est grande. A suivre !