mardi 30 août 2022

Concert du choeur Ghislieri - Giulio Prandi - Rencontres musicales de Vézelay - 28/08/2022

Giulio Prandi
Se limiter aux seuls concerts de prestige, comme celui donné la veille, serait une grave erreur : parmi les délices offertes par les Rencontres musicales de Vézelay, trône le bal tsigane organisé sur la terrasse derrière la basilique, à l’instar des nombreux autres concerts gratuits dépassant les frontières de la « grande musique », pendant quatre jours. La fièvre a enflammé les festivaliers jusque tard dans la nuit – musiciens et célébrités (dont Lambert Wilson) venant se mêler chaleureusement au public.

Si les plus courageux ont pu se joindre le lendemain matin à l’interprétation participative d’une cantate de Bach, dans l’église voisine de Saint‑Père, les mines paraissaient plus réveillées à la mise en oreille d’avant‑concert, consacrée à la Petite Messe solennelle (1864) de Rossini. C’est l’érudit musicologue Nicolas Dufetel, aussi accessible que facétieux, qui nous embarque dans les délices d’ironie de Rossini, avec force extraits musicaux. On découvre un compositeur « retraité » au fait de sa gloire, qui profite de ses succès d’avant les années 1830 pour parader de salon en salon, tout en composant quelques Péchés de vieillesse aux titres volontiers farfelus.

Que faut‑il penser de sa dernière œuvre d’importance, cette messe qui n’est en rien petite ou solennelle ? Est‑ce un ultime pied de nez, comme pourrait le laisser penser la dédicace sibylline au « Bon Dieu » ? On peut le croire, tant l’ouvrage créé dans un salon avec tout le gratin parisien, Nonce compris, ressemble furieusement à un « dîner de cons » avant l’heure, avec sa musique opératique bien éloignée des canons sérieux de ses contemporains autrement plus fervents – Gounod et Liszt en tête. Quoi qu’il en soit, le compositeur semble vouloir tirer les ficelles dramaturgiques jusqu’au bout de sa vie, à l’instar du Rossini grimé en Monsieur Loyal, imaginé à Lyon en 2017 par Stefan Herheim pour La Cenerentola.

Francesco Corti

L’orchestration originale de la messe, réalisée pour deux pianos et un harmonium (pied de nez, là aussi ?), fait précisément ressortir l’humour du compositeur, notamment en son début péremptoire à la rythmique obstinée, bien soutenu par les tempi enlevés de Prandi. Le piano félin et dynamique de Francesco Corti, jamais avare de malice, est un régal tout du long, à juste titre vivement applaudi en fin de représentation. Le choix d’un Erard pour Corti, comme au disque, permet de se délecter de sonorités sombres et corsées, qui donnent beaucoup de caractère et de sensibilité à l’ensemble.

Corti est entouré de tous les autres interprètes déjà présents sur le disque gravé par Giulio Prandi l’an passé pour Arcana, à l’exception de la soprano Sandrine Piau et du second piano tenu par Christiano Gaudio. Les solistes apportent beaucoup de satisfactions dans l’ensemble, même si l’on note quelques problèmes de positionnement pour le suraigu de Marie Lys, très en voix par ailleurs. Outre l’aérien Edgardo Rocha, on aime le chant sensible et incarné de Josè Maria Lo Monaco (superbe Agnus Dei), tandis que Christian Senn apporte beaucoup d’humanité à son interprétation vibrante, malgré des passages de registres un peu brusque vers l’aigu poitriné.

Un rien trop bavard et inégal d’inspiration, cet ouvrage bénéficie de la finesse d’interprétation de Giulio Prandi, toujours aussi attentif aux moindres détails et nuances. Déjà invité l’an passé à Vézelay, dans un programme Galuppi/Vivaldi proche de celui entendu à Ambronay en 2015, le chef italien semble littéralement porter ses solistes : il faut le voir fixer son regard pétri de concentration sur ses chanteurs, notamment lors de leurs solos, prêt à intervenir à la moindre saute de mémoire, lui qui dirige sans partition. Avec son excellent chœur constitué de seize chanteurs, Prandi trouve des trésors de subtilité dans ses phrasés, portés par une attention au texte et à l’intention générale de Rossini – humour compris.

En bis, sa générosité éclate plus encore lorsqu’il invite les membres du chœur non professionnel Anima, basé à Pau, à le rejoindre sur scène. Le Kyrie initial est repris en totalité pour le plus grand bonheur de l’assistance, les quatre solistes se joignant aux chœurs pour ce moment de partage à nul autre pareil.

dimanche 28 août 2022

Concert de l’Ensemble Aedes et Les Siècles - Rencontres musicales de Vézelay - 27/08/2022

On reste toujours aussi émerveillé par le site de Vézelay, niché sur une butte visible au loin lorsqu’on arrive en voiture, sans parler de la façade majestueuse de la basilique Sainte-Marie-Madeleine, à l’éclat retrouvé depuis sa rénovation extérieure : toute la finesse des détails des sculptures, jadis remodelées par Viollet‑le‑Duc, laisse pantois, tandis que l’intérieur réserve encore de nombreuses surprises, notamment le tympan du narthex, chef‑d’œuvre visible dans un état de conservation tout simplement bouleversant.

L’écoute d’un concert dans la vaste nef romane, à l’occasion de la vingt‑deuxième édition des Rencontres musicales de Vézelay, est un incontournable à ne manquer sous aucun prétexte, fêté par un public venu en nombre cette année. On reste sidéré devant la capacité de François Delagoutte, le dynamique et enthousiaste directeur artistique du festival, à faire venir sur quatre jours des ensembles aussi renommés que Les Siècles, les chœurs de la Radio lettone, Ghislieri ou Aedes, à chaque fois au service d’une programmation audacieuse. A seulement 35 ans, le successeur de Nicolas Bucher en 2018 (qui avait lui‑même pris en 2015 le relais du fondateur Pierre Cao), n’a pas son pareil pour réunir les artistes et les inciter à sortir des sentiers battus : on pense par exemple à la passionnante confrontation imaginée entre Philippe Hersant et le chef franco‑hongrois Bruno Kele‑Baujard, fruit d’une création mondiale interprétée en contraste avec des musiques de Transylvanie, mâtinées d’influences tziganes.

Mais c’est peut‑être plus encore le concert du soir en la basilique qui reçoit tous les suffrages, autant par sa hauteur d’inspiration que son programme d’une grande originalité : l’émotion est également venue s’installer en fin de concert, lorsque le chef Mathieu Romano (né en 1984) a pris la parole pour remercier les responsables du festival, comme le public, de sa confiance renouvelée pendant trois années en résidence à la Cité de la voix. Un mandat qui s’achève avec cette édition, le chœur Les Métaboles prenant la relève l’an prochain. En attendant, Mathieu Romano confirme toute sa maîtrise de l’acoustique des lieux, se jouant des masses en présence pour faire ressortir de nombreux détails ici et là, à chaque fois en des tempi mesurés. C’est particulièrement audible dans la lenteur habitée de l’énigmatique Question sans réponse (1908) de Charles Ives, qui résonne des interventions brusques de la trompette et des vents, en contraste avec le tapis de velours pianissimo et sinueux aux cordes.


Le chef n’hésite pas à se jouer de la spatialité sonore, en faisant jouer la flûte aérienne de Marion Ralincourt dans les hauteurs qui séparent la nef du narthex. Avant les audaces dissonantes de Jolivet avaient résonné la sérénité des chœurs de Janequin, d’une douceur ensorcelante (à l’instar du ravissant bis Toutes les nuits, en fin de soirée). Avec Chtchedrine, mêmes instants de beauté apolliniennes, autour de mélanges de murmures et d’envolées mouvantes, comme des vagues en ressac.

Après les individualités mises en avant par Gesualdo, puis l’épure répétitive de Pärt, le magnifique programme se poursuit avec Messiaen – à chaque fois sans applaudissements entre les pièces. L’effet produit entre la fin de la fanfare de L’Ascension et les méandres tragiques du Stabat Mater de Poulenc est saisissant : on regrette de ne pas pouvoir entendre plus souvent ce chef‑d’œuvre d’intensité vibrante, ici interprété avec des transitions aux angles polis, en une étonnante douceur vaporeuse par endroit. Le chœur bénéficie de cet allégement orchestral en faisant ressortir ses qualités de timbre et de clarté d’émission, même si la virtuosité dans le rebond rythmique n’atteint pas ses équivalents anglais, notamment. La soprano Marianne Croux montre une sûreté d’émission bienvenue, mais qui manque souvent de mordant dans les graves, assez peu audibles. L’aigu, en revanche, est parfaitement projeté, au service d’une interprétation sans pathos appuyé, à l’instar de la vision choisie par le chef.

mercredi 24 août 2022

Concert de La Tempête - Simon‑Pierre Bestion - Festival Les Musicales de Normandie - 23/08/2022

Simon‑Pierre Bestion
Depuis sa création en 2015 par Simon‑Pierre Bestion, la compagnie La Tempête, fruit de la fusion entre le chœur Luce del Canto et de l’ensemble Europa Barocca, n’a cessé de surprendre par ses projets ambitieux, renouvelant l’écoute par une volonté de spatialisation des voix renouvelée à vue pendant les concerts, dès le premier spectacle de la compagnie, également appelé « La Tempête », donné notamment à Périgueux en 2015.

Créé la même année, le spectacle consacré aux Vêpres (1915) de Rachmaninov a souhaité fêter le centenaire de la création de ce chef‑d’œuvre choral en le faisant résonner avec des hymnes de la liturgie grecque orthodoxe byzantine. Comme à son habitude, Simon‑Pierre Bestion donne ce spectacle en alternance avec plusieurs autres (voir notamment le festif « Jérusalem », donné l’an passé à Reims), lors de vastes tournées à travers toute la France. C’est là l’occasion de louer les qualités éloquentes de cet ensemble, qui impressionne toujours autant par son écoute mutuelle, sa précision dans les attaques déliées d’une lenteur habitée, sans parler de sa ferveur sans ostentation.

Le concert débute dans une atmosphère étrange, une brume artificielle ayant été créé dans la sévère et imposante abbatiale Saint‑Ouen. Avec la nuit qui prend place peu à peu, le spectateur s’habitue à la pénombre envoûtante, renonçant à chercher d’où proviennent les voix pour mieux se focaliser sur la seule écoute. Le concert est malheureusement contrarié par le malaise inopiné d’un spectateur placé dans les derniers rangs. Alors que la musique continue au loin, il semble bien difficile de rester concentré, quand un homme à ses côtés peine à trouver son souffle. Après plusieurs minutes d’une attente interminable, les pompiers évacuent sur un brancard le malheureux, manifestement conscient. Toujours étourdi, on regarde comme un spectateur à la télévision, un public enthousiaste fêter la troupe de La Tempête, qui reprend en bis un extrait des Vêpres, puis un autre de la liturgie orthodoxe.

mardi 23 août 2022

Concert de La Petite Symphonie - Daniel Isoir - Festival Les Musicales de Normandie - 22/08/2022

Fondée en 2006 par Daniel Isoir (né en 1963), La Petite Symphonie est une formation symphonique sur instruments d’époque qui a la particularité de réduire à un seul musicien chaque pupitre de cordes : plusieurs disques, notamment ceux consacrés aux concertos et quatuors avec pianoforte de Mozart ont déjà pu témoigner de la finesse d’exécution de cet ensemble dirigé par le fils d’André Isoir.

On retrouve l’ensemble à Barentin, dans la banlieue nord de Rouen, toujours au service de la défense du répertoire de la fin du XVIIIe siècle, avec un programme très original dédié à Haydn, Beethoven et Kraus. C’est la stimulante ouverture de l’opéra L’Ile déserte (1779) de Haydn qui ouvre le concert, en faisant ressortir le pianoforte lors de l’introduction lente. Malgré la forte réverbération de l’église Saint‑Martin, le bel élan général nous emporte en des tempi endiablés, avant de passer au plat de résistance, le Deuxième Concerto pour piano de Beethoven (1794‑95, puis révisé en 1798 et 1801).

Si l’on excepte un concerto de jeunesse, inachevé en 1784 et non numéroté, cet ouvrage est en réalité le tout premier composé par Beethoven, avant le Premier Concerto (1798). L’Allegro initial nous emporte dans la fougue encore mozartienne du jeune compositeur, même si le premier violon de Marieke Bouche ressort trop peu pour marquer la mélodie principale. C’est là sans doute la marque de fabrique de cet ensemble qui ne veut donner la part belle à aucun des interprètes, ce dont se souvient Daniel Isoir par son art agile et félin, très dynamique, aux attaques sèches. L’Adagio, plus délicat, débute trop fort dans les tutti, mais finit par trouver sa mesure avec le toucher délicat d’Isoir : le soliste captive par sa maîtrise imperturbable, notamment dans la fin épurée, un véritable régal.

Eglise St-Martin de Barentin

Bien différent de sa version initiale de 1795 – écoutez le Rondo en si bémol majeur WoO 6 –, le Rondo final donne littéralement envie de swinguer sur sa chaise, sous les doigts déchaînés d’Isoir, toujours aussi rapide. L’Ouverture d’église de Kraus, composée autour de 1790, offre ensuite un contraste saisissant par son austérité initiale. Davantage exposé, le premier violon se fait plus lyrique, bien épaulé par le basson solide de François Charruyer. Cette œuvre assez courte, un rien déstructurée, fascine par son aura hypnotique, aux infimes variations répétées à l’envi.


Le retour de l’ensemble des forces orchestrales donne à découvrir la rare Soixante‑dix‑huitième Symphonie (1782) de Haydn, qui fit partie du premier groupe de symphonies composées pour l’étranger, et non plus pour le prince Esterházy. On découvre une facette volontiers savante de Haydn, qui convoque toutes les ressources de l’orchestre dans un premier mouvement virevoltant, avec quelques échos aux orages du Sturm and Drang, tout en variant les climats, plus lyriques par endroits. La Petite Symphonie se saisit des nombreuses ruptures de ton avec un à‑propos admirable, marquant les silences sans jamais s’appesantir. Très fluides, les enchaînements donnent beaucoup de plaisir à l’ensemble.

L’Adagio poursuit sur la même hauteur d’inspiration, même si l’on note des tutti un rien trop forts par endroit, à l’instar du concerto. L’élégant Menuet laisse entrevoir l’humour toujours présent de Haydn, autour d’une joute entre hautbois et premier violon, avant que ne résonne le début plus sévère du Presto conclusif. La coloration bienvenue des vents donne un peu plus de facétie à l’ensemble, de plus en plus dansant. En bis, Isoir régale l’assistance du célèbre mouvement lent de la Cent unième Symphonie « L’Horloge » (1794) du même Haydn, en un tempo vif admirablement soutenu par les mouvements de balancier au basson.

dimanche 21 août 2022

Concert du Poème Harmonique - Vincent Dumestre - Festival Les Musicales de Normandie - 20/08/2022

Pour sa dix‑septième édition, le festival Les Musicales de Normandie confirme sa place éminente parmi les grandes manifestations de l’été, proposant pas moins de trente‑quatre concerts à travers toute la Haute‑Normandie, et ce pendant un mois. C’est là l’occasion de partir à la découverte des joyaux du patrimoine de cette région, à l’instar des sites exceptionnels de Varengeville‑sur‑Mer, tout en bénéficiant de la programmation pointue d’Enrique Thérain (délégué général des Siècles, ainsi que de l’Atelier lyrique de Tourcoing).

On retrouve un habitué du festival en la personne de Vincent Dumestre, accompagné de son ensemble Le Poème harmonique, toujours basé à Rouen. C’est là un événement salué par un public venu en nombre dans la commune nouvelle de Rives‑en‑Seine (issue de la fusion de Caudebec‑en‑Caux avec ses voisines Saint‑Wandrille‑Rançon et Villequier en 2016), profitant autant des bords de seine agréables, bordés de restaurants, que de l’affiche musicale de renom dans l’Eglise toute proche en centre‑ville. Seul rescapé des bombardements de la Seconde Guerre mondiale, cet édifice terminé à la Renaissance domine la ville de toute sa majesté, à juste titre loué par Henri IV comme une « des plus belles chapelles du royaume ».

Créé au Festival de musique baroque du Jura en 2020, le programme de Vincent Dumestre s’attache à célébrer Venise au temps de Vivaldi, en nous faisant découvrir plusieurs de ses contemporains oubliés, autant au concert qu’au disque (à paraître en septembre chez Alpha). On y retrouve l’élan chaleureux et les couleurs propres à cet ensemble fondé en 1998, autour d’un chœur puissant et généreux. Le ton est toujours vif et festif, avec des ritournelles aux répétitions appuyées, de même que les silences bien marqués dans les deux premières pièces. Avec Serafino Razzi (1531‑1613), Dumestre joue de la spatialité en faisant chanter ses deux solistes féminines sur le côté, en un sens de l’épure d’une grâce lumineuse.

Le contraste n’en est que plus marquant avec la superbe Symphonie funèbre de Locatelli, d’inspiration préclassique, dont l’introduction lente fait ressortir les graves en mettant les cordes aiguës en sourdine, avant de nous embarquer en un élan chambriste très expressif, aux attaques sèches. Dumestre fait ressortir de nombreux détails grâce à son effectif réduit, avant de séduire à nouveau dans l’étonnant O dolcezza, interprété avec beaucoup de sensibilité et de cohésion par trois chanteurs a capella, épaulés de la soprano Caroline Arnaud pour les ornementations aériennes, au niveau du buffet de l’orgue.

On est plus déçu en revanche par le chant un rien monolithique de Victoire Bunel (qui remplace Eva Zaïcik, choisie pour les précédents concerts et au disque), en difficulté dans les redoutables accélérations suraiguës au début du Nisi Dominus de Vivaldi. La jeune mezzo fait toutefois valoir une sureté d’émission dans les autres parties, notamment dans l’envoutant Cum dederit, parfaitement maîtrisé. En bis, tous les chanteurs du Poème Harmonique entonnent une tarentelle en une procession festive jusqu’à l’extérieur de l’église, où ils se congratulent chaleureusement à l’issue du concert.