lundi 26 avril 2021

Oeuvres de Franz Schubert - Trio Talweg - Disque NoMadMusic

Après la brillante réussite de son précédent disque consacré à Turina, Ravel et Gubitch (voir ici), le Trio Talweg poursuit sur sa lancée avec un programme certes moins original, mais qui revisite Schubert avec une éloquente noblesse, marque de fabrique de l’ensemble français. C’est là une incursion réussie dans l’univers poétique et délicat du compositeur, là où le Trio Busch avait déçu voilà quelques mois dans le même répertoire.

Formé en 2004, le Trio Talweg s’est stabilisé dans sa composition actuelle en 2016, avec l’accueil au piano de Romain Descharmes, en remplacement de Juliana Steinbach. Bien lui en a pris, tant l’entente entre les trois musiciens semble évidente, même si on aimerait, ici et là, quelques traits de caractère plus prononcés au violoncelle d’Eric-Maria Couturier.

Quoi qu’il en soit, les musiciens charment d’emblée par leur geste pudique, sans vibrato, à la sonorité limpide mise en valeur par acoustique de la Cité musicale de l’Arsenal de Metz. Quel régal que d’entendre chaque détail au service d’un équilibre souverain entre sens des couleurs, ruptures marquées dans les reprises et élan global de la narration! Le sommet du disque est atteint avec l’Andante du Premier Trio, entamé presque en sourdine, en une lenteur habitée par un toucher étonnamment doux au piano. La noblesse sereine qui se dégage de cette lecture sans artifices profite de la lumière intérieure des solistes, sans qu’aucun ne cherche à prendre le dessus. Les deux derniers mouvements manquent toutefois d’un rien d’espièglerie, accentuant l’impression séquentielle de cette lecture analytique. 

On pourra faire le même reproche au superbe Notturno (initialement conçu comme deuxième mouvement du Premier Trio), un rien trop délié en son début, même si la dernière partie gagne en naturel et en émotion à fleur de peau. L’adaptation du lied Auf dem Strom (1828), réalisée par le Trio Talweg, donne à entendre tout l’esprit de Schubert dans son répertoire de prédilection, à l’égal de la musique de chambre. De quoi compléter un disque globalement très réussi, malgré quelques infimes réserves.

jeudi 22 avril 2021

Oeuvres de Liszt, Schumann et Schoenberg - Trio Karénine - Disque Mirare

Après la réussite de son disque consacré à Chostakovitch, Dvorák et Weinberg (voir ici), le Trio Karénine poursuit sur sa lancée avec un enregistrement aux qualités multiples. Les qualités techniques individuelles, en premier lieu, permettent de se délecter d’un mélange d’intensité dans les tutti et d’un raffinement inouï dans la délicatesse des passages intériorisés, le tout au service d’une lecture dégraissée de toute lourdeur romantique. La prise de son détaillée n’est pas pour rien dans ce plaisir sonore continu. Le programme, enfin, montre à nouveau toute la curiosité du trio (formé en 2009) pour l’exploration d’un vaste répertoire, ici consacré à plusieurs adaptations d’œuvres bien connues.
 

On se réjouit ainsi de retrouver Liszt dans l’une de ses rares incursions dans le domaine de la musique de chambre, puisqu’il a lui-même réalisé en 1880 l’adaptation de «Vallée d’Obermann» – une pièce issue de la Première des Années de pèlerinage, composée plus de trente ans auparavant. Tristia comporte en réalité de nombreuses différences avec l’original pour piano solo, en privilégiant notamment les contrastes dans les échanges entre solistes.


On ne peut pas dire que les Six pièces en forme de canon (1845) de Schumann manquent de transcriptions, puisque autant Bizet que Debussy ont souhaité en exploiter les possibilités à quatre mains, tandis que Theodor Kirchner (1823-1903) se tournait vers celles du trio, en 1888. Cet ancien élève de Mendelssohn, grand amateur de pièces miniaturistes, se saisit admirablement de la poésie délicate de Schumann, inspiré par l’art de Bach.


Le disque se conclut avec la transcription de La Nuit transfigurée de Schoenberg réalisée par Eduard Steuermann (1892-1964). On y retrouve le toucher subtil du Trio Karénine, qui s’empare des moindres détails de la partition en un ton d’une étonnante sérénité, bien éloigné des dernières lueurs romantiques encore présentes dans l’ouvrage. Toute la modernité de ce premier chef-d’œuvre de Schoenberg ressort de cette interprétation superbe d’épure intériorisée, à l’image de ce très beau disque.


C’est là le tout dernier disque du Trio Karénine dans sa formation originelle, avec Fanny Robilliard au violon. Charlotte Juillard, premier violon de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg et fondatrice du Quatuor Zaïde, la remplace en effet depuis le mois dernier. On attend avec impatience les fruits de cette nouvelle collaboration.

mardi 6 avril 2021

Concertos pour piano de Pancho Vladigerov - Alexander Vladigerov - Disques Capriccio

L’éditeur autrichien Capriccio a la bonne idée de réunir en plusieurs coffrets économiques l’intégrale des oeuvres symphoniques du plus célèbre des compositeurs bulgares, Pancho Vladigerov (1899-1978). L’ensemble de ces enregistrements est dirigé par son fils Alexander (1933-1993) qui se fit le défenseur de cet héritage pendant toute sa carrière, malheureusement interrompue en 1990 pour cause de maladie.

Virtuose du piano, instrument auquel il a dédié un tiers du total de ses compositions, Pancho Vladigerov passe son enfance à Choumen (dixième ville de Bulgarie par sa population), avant de partir faire ses études à Berlin en 1912. Parmi ses professeurs, on compte Friedrich Gernsheim, à qui l’on doit certainement l’élan brahmsien qui souffle sur le Premier Concerto pour piano (1918), achevé pour la fin d’études de Vladigerov. Créé trois ans plus tard par Fritz Reiner à la tête de l’Orchestre philharmonique de Berlin, cet ouvrage aux dimensions imposantes signe l’ambition artistique de son auteur, tout autant que sa maîtrise parfaite de la grande forme et sa capacité à intégrer finement des mélodies populaires bulgares. Ce concerto permet à Vladigerov de se faire rapidement connaître comme interprète et compositeur lors de tournées en Europe, avant d’obtenir le prestigieux prix Mendelssohn (bourse d’études attribuée par le gouvernement prussien) à deux reprises en 1918 et 1920. Entre-temps, c’est rien moins que Kurt Weill qui a cet honneur en 1919.

Considéré comme l’un des compositeurs les plus prometteurs de son temps, Vladigerov se tient toutefois à l’écart de l’avant-garde, privilégiant le style postromantique cher à ses professeurs. Tout en composant de nombreuses musiques de scène pour le dramaturge Max Reinhardt, le Bulgare achève en 1930 son Deuxième Concerto, qui lui permet de laisser s’épanouir un tempérament plus félin et taquin, sans se départir de la double influence de Scriabine et Rachmaninov, notamment dans le mouvement lent, très lyrique. Alors que Deutsche Grammophon enregistre ses ouvrages dès 1929, l’aura du compositeur décline avec l’avènement du pouvoir nazi quatre ans plus tard. Du fait de son ascendance juive par sa mère, sa musique est ensuite interdite, y compris dans son propre pays, alors allié à l’Allemagne. Vladigerov reste autorisé à enseigner, ce dont bénéficie le jeune Alexis Weissenberg dès ses trois ans, et ce jusqu’en 1944.

Peu après la composition de son unique opéra Tsar Kaloyan, plusieurs fois remis sur le métier avant sa création en 1975, le compositeur retrouve l’inspiration avec son Troisième Concerto (1937). On y découvre un Vladigerov plus personnel, à l’orchestration toujours aussi colorée, mais avec davantage d’audaces dans l’enchevêtrement des mélodies entrecroisées. Le mouvement lent apporte un climat plus sombre et mystérieux, avant que des thèmes jazzy n’irriguent le finale. On comprend aisément, à l’écoute de ce concerto à juste titre considéré comme le plus réussi de la série, pourquoi Chostakovitch affirmait tenir Vladigerov en haute estime.

C’est précisément dans le giron soviétique, à laquelle la Bulgarie est rattachée après la Seconde Guerre mondiale, que prend place la création du Quatrième Concerto en 1953. Le langage lorgne vers la musique de film proche de Korngold, en un ton lumineux et radieux, volontiers démonstratif, à même de plaire aux censeurs. Dix ans plus tard, l’ultime concerto pour piano a gagné en noblesse sereine et aérienne, tout en restant tourné vers le passé au niveau de l’inspiration. On ne manquera pas, enfin, l’écoute des exquises Cinq Silhouettes (1974) pour piano, qui démontrent toute l’élégance d’un compositeur alors au soir de sa vie.

Très engagé, l’Orchestre symphonique de la radio nationale bulgare donne le meilleur de ces œuvres, autour du geste équilibré d’Alexander Vladigerov. Tous élèves de Pancho, les pianistes réunis ici expriment le mélange d’éclat et de subtilité propre à l’école bulgare, ce que le compositeur démontre lui-même dans l’enregistrement du Cinquième Concerto, réalisé en 1964. Un bel exemple du toucher du maître, malheureusement terni par la prise de son en mono, un peu lointaine. 

lundi 5 avril 2021

« Juliette et Roméo » de Niccolò Zingarelli - Adèle Charvet et Franco Fagioli - Opéra de Versailles - 03/04/2021

 

En ces temps de pandémie, on sait pouvoir compter sur la détermination et l’énergie de Laurent Brunner, directeur de Château de Versailles Spectacles, pour continuer à faire bouger certains clivages en vogue. On se souvient ainsi de sa Flûte enchantée de Mozart chantée en français (dont le disque/DVD vient de paraître, après le spectacle donné en début d’année dernière): un crime de lèse-majesté dans notre pays où règne depuis des décennies le diktat de la version originale, là où l’Allemagne et plus encore l’Italie ne s’embarrassent pas de parti pris systématique.

Avec le présent enregistrement de Juliette et Roméo (1798) de Niccolò Zingarelli (1752-1837), il faut se résoudre à n’en découvrir que les plus beaux airs et ensembles, sans les récitatifs. Les tenants d’une version «complète» ne peuvent ignorer que chaque production du XVIIIe siècle adapte l’ouvrage en fonction des forces en présence, modifiant les tessitures ou ajoutant un air pour un chanteur fameux. En 1785, Haydn lui-même, lors de la production de Montezuma (1781), premier opéra de Zingarelli donné à Esterháza, n’hésite pas à remplacer les airs les plus faibles par ceux d’autres compositeurs italiens. Doit-on ajouter que l’air le plus fameux de Juliette et Roméo, «Ombra adorata aspetta», a été composé par le castrat Girolamo Crescentini, avec l’accord de Zingarelli?

Quoi qu’il en soit, on ne peut que saluer la redécouverte du chef-d’œuvre de Zingarelli, entamée dès 2016 lors des festivals de Salzbourg, puis Schwetzingen: c’est là l’occasion de remettre au goût du jour la musique de l’un des plus éminents compositeurs de son temps, aujourd’hui éclipsé par ses contemporains Haydn et Mozart – à l’instar de la plupart des compositeurs de l’école napolitaine, tels Traeta, Sacchini, Piccinni, Anfossi, Jommelli, et dans une moindre mesure Paisiello et Cimarosa. Outre trente-quatre opéras, la plupart relevant du modèle sérieux, la muse de Zingarelli s’illustre dans tous les genres, que ce soient les pièces religieuses (fruits de ses différents postes en Italie, notamment auprès du Vatican) ou symphoniques (voir le disque de Vanni Moretto avec l’ensemble Atalanta Fugiens). Fêté dès 1790 à Paris avec la création d’Antigone, le Napolitain est ensuite rattaché à la Chapelle de Napoléon Bonaparte, qui le considère comme le «plus grand compositeur vivant après Paisiello» et le préfère à Cherubini et sa musique jugée «trop bruyante» (cité par Marc Vignal dans son Luigi Cherubini, Bleu Nuit, 2017). Dernier professeur de Bellini en 1822, alors qu’il dirige le Conservatoire San Sebastiano à Naples, Zingarelli s’illustre alors comme anti-rossiniste notoire, en déplorant que les «voix doivent hurler pour dominer le vacarme des instruments» (cité par Pierre Brunel dans son Vincenzo Bellini, Fayard, 1981). Il reste ainsi attaché au style mozartien, mâtiné de virtuosité, qui irrigue son vibrant Juliette et Roméo.

Adèle Charvet

Si l’Orchestre de l’Opéra royal, fondé en 2019 à l’occasion de la représentation des Fantômes de Versailles de John Corigliano , met un peu de temps à se chauffer, notamment les cordes peu en place, le tempérament de feu du chef Stefan Plewniak ne tarde pas à faire son office: les attaques sèches sont un régal dans les tutti, tout autant que les interventions piquantes aux bois. Egalement chef de l’ensemble Il Giardino d’Amore, Plewniak se délecte de la variété des climats, autant dans l’orchestration que l’écriture pour les voix (nombreux ensembles et place importante du chœur). Il est vrai qu’autant les cordes réduites à une quinzaine d’interprètes que le chœur masculin et ses six chanteurs, mettent subtilement en valeur les solistes, tous de haute tenue.

Ainsi d’Adèle Charvet, qui impose ses phrasés nobles et sa voix charnue, même si elle perd quelque peu en substance dans les accélérations. On pourra faire le même reproche à Franco Fagioli dans son premier air meurtrier, sans parler de ses inutiles afféteries dans les passages émouvants. Mais le contre-ténor argentin sait nous rappeler toute l’étendue de sa classe vocale dans les changements de registre périlleux ou les diminuendos, à la hauteur de sa réputation. On aime aussi la clarté et la prestance, toujours de grand style, de Philippe Talbot, même si l’on note un manque de graves dans son deuxième air aux allures martiales.

On attend avec impatience l’édition de ce concert, au disque ou sur la prochaine plateforme audio et vidéo de Château de Versailles Spectacles, en cours de réalisation, qui permettra de disposer de l’ensemble des parutions de l’éditeur.

dimanche 4 avril 2021

« Les Publics des scènes musicales en France (XVIIIe-XXIe siècles) » - Livre Editions Classiques Garnier

Depuis plusieurs années, l’Opéra-Comique organise des colloques internationaux et interdisciplinaires consacrés à l’art lyrique en France, donnant lieu à la parution ultérieure d’ouvrages musicologiques, notamment deux volumes d’actes édités par Symétrie, L’Invention des genres lyriques français et leur redécouverte au XIXe siècle en 2011 et Le Surnaturel sur la scène lyrique en 2012. Ainsi, entre 2008 et 2015, pas moins de vingt-neuf colloques se sont tenus salle Favart, dont celui consacré en 2014 aux publics des scènes musicales en France. Le présent ouvrage en constitue les actes, précédé d’une introduction qui tente de lier les différents sujets, très éloignés les uns des autres. On a ainsi la surprise de découvrir quelques chapitres qui traitent des publics des musiques plus actuelles (jazz, rock ou rap) aux côtés de celles plus «savantes», évidemment plus attendues.

En un travail éditorial irréprochable, les vingt articles abordent le sujet du public sous tous les angles, s’intéressant aux lieux, aux attitudes, au répertoire, ainsi qu’aux artistes. Le pari de réunir des intervenants venus de tous les horizons, principalement universitaires, permet de se délecter des tics d’écriture propres à chaque discipline – historiens, musicologues ou sociologues se confrontant aux chercheurs en études théâtrales, médiation culturelle, communication ou sémiolinguistique. On pourra ainsi picorer parmi les différents sujets d’étude en fonction de ses centres d’intérêt, sans manquer de lire les plus réussis, notamment ceux consacrés au public du Théâtre-Italien (Céline Frigau Manning) et aux rapports de Boieldieu avec le public de l’Opéra-Comique (Johann Elart). Plus étonnants et savoureux, les deux articles qui concluent l’ouvrage ne sont pas à négliger, autant l’enquête sur les manquements de sécurité qui ont conduits à l’incendie de l’Opéra-Comique en 1887 que les conditions d’assurance des théâtres au XIXe siècle.