dimanche 31 mars 2024

« La Dame de pique » de Piotr Ilyitch Tchaïkovski - Timofeï Kouliabine - Opéra de Lyon - 30/03/2024

Comme chaque année au printemps, le festival d’opéras de Lyon fait dialoguer trois ouvrages sur une thématique originale, cette fois dédiée au jeu de cartes, et plus généralement sur la fascination du public pour ces coups du sort, capables de briser ou glorifier une destinée en un rien de temps. Déjà mise en avant lors du festival Pouchkine en 2008, puis 2010, La Dame de pique (1890) de Tchaïkovski fait son retour dans une nouvelle mise en scène confiée à Timofeï Kouliabine (né en 1984).

Disons-le tout net : il s’agit du spectacle le plus marquant vu depuis le début de l’année, qui donne envie de découvrir plus avant le travail de cet artiste russe, désormais installé en Europe de l’Ouest. En 2019, la critique du conflit guerrier avec l’Ukraine, présente dans son adaptation de Don Pasquale, a en effet conduit à l’annulation immédiate du spectacle donné au Bolchoï : de quoi sonner le glas de ses ambitions en Russie, qui avaient pourtant été récompensées dès 2014 par un Masque d’or (l’équivalent de nos Molières).

Proche des audaces d’un Tcherniakov, aussi bien dans la réalisation visuelle très soignée (splendides éclairages revisités tout du long avec maestria) que dans un enrichissement constant du livret, le travail de Kouliabine consiste à dédoubler l’action en deux tableaux distincts, à plusieurs moments clés de l’ouvrage : dès le début, la Comtesse est ainsi représentée sous les traits de Juna Davitashvili (1949‑2015), une guérisseuse et cartomancienne aux allures de gourou, tandis que la guerre rôde par tous les interstices. Les images d’archives situent le récit dans les années 1980, après l’invasion de l’Afghanistan. Dans ce contexte, Hermann apparaît comme un traumatisé qui ne se remet pas des atrocités de la guerre, conduisant à plusieurs scènes de groupe saisissantes, notamment en fin d’ouvrage.

Parmi les nombreuses trouvailles mises en avant, Kouliabine a la bonne idée de muscler le rôle du Prince, promis initialement à Lisa, pour lui prêter un amant : la scène des adieux entre Hermann et sa promise, ici transposée sur un quai de gare contemporain, voit le Prince quitter en parallèle son prétendant avec une pudeur touchante, notamment lorsqu’ils éludent un dernier baiser en public. Plus généralement, toutes les scènes secondaires chargées de détendre l’atmosphère du drame, souvent dévolues au chœur, trouvent ici une illustration scénique mieux intégrée à l’action, à même d’enrichir le livret écrit par Modeste Tchaïkovski, le plus proche des frères cadets du compositeur.

Tout connaisseur des péripéties initialement prévues se délecte ainsi de l’enrichissement du récit, sans que le profane ne soit pour autant gêné par une lecture au premier degré, également possible. C’est sans doute là la marque des plus grands que de parvenir à une telle synthèse, permettant de satisfaire les goûts des plus curieux, comme des autres. Face à cette mise en scène de haut vol, la direction de Daniele Rustioni se situe sur les mêmes cimes, en embrassant de sa fougue coutumière les envolées de Tchaïkovski, en des verticalités altières. L’attention à la construction des crescendos, comme à la pulsation rythmique des graves (délibérément appuyés), donne beaucoup de relief à l’orchestre, en véritable acteur du drame. Avec des chœurs toujours aussi bien préparés par Benedict Kearns, on tient là un autre atout décisif de la soirée.

Le plateau vocal n’est pas moins impressionnant de classe internationale, jusque dans le moindre second rôle. Ainsi de l’Hermann déchirant de vérité théâtrale de Dmitry Golovnin, à la voix blanche articulée au service d’une parfaite prononciation, de même qu’une très investie Elena Guseva (Lisa), qui brule les planches à force de prises de risques, tout en faisant valoir un instrument puissamment incarné, d’une belle longueur de souffle. Le chant techniquement plus parfait d’Olga Syniakova (Polina, Milovzor) n’offre malheureusement pas les mêmes possibilités du fait de son rôle moins dramatique, à l’instar de celui de la parfaite Elena Zaremba (Comtesse). Les phrasés infinis de nuances de Konstantin Shushakov donnent une hauteur de vue bienvenue à son rôle princier, tandis que Pavel Yankovsky (Comte Tomsky, Zlatogor) montre un côté plus animal dans ses rugosités ravageuses dans les graves.

Après L’Enchanteresse en 2019, l’Opéra de Lyon poursuit donc avec bonheur l’exploration du legs lyrique de Tchaïkovski, qui souffre encore d’un déficit de notoriété par rapport à ses ballets ou symphonies.

lundi 25 mars 2024

« Roméo et Juliette » de Serge Prokofiev - Opéra royal de Wallonie à Liège - 24/03/2024

L’excellent Ballet National Tchèque se produit pour la première fois à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège : un événement fêté par un public enthousiaste, lors de cinq représentations données à guichets fermés.

Disparu tragiquement à seulement 45 ans suite à une intoxication médicamenteuse, le chorégraphe John Cranko (1927-1973) a bâti sa réputation sur le travail réalisé lors de son long mandat à la tête du Ballet de Stuttgart, dont il a fait l’une des compagnies les plus en vues. Peu de temps après son arrivée dans la capitale du Bade-Wurtemberg, le Sud-Africain choisit de consacrer son premier projet d’envergure à Romeo et Juliette de Sergueï Prokofiev, dès 1962 (soit bien avant la création parisienne confiée à Rudolf Noureev, en 1984). Le succès immédiat permet au ballet de Prokofiev d’obtenir une reconnaissance mondiale, bien au-delà des seuls extraits tirés des suites d’orchestre, qui avaient fondé sa réputation au disque comme au concert. Créé en 1938, puis révisé en 1940, ce ballet appartient à la période soviétique de Prokofiev, où le compositeur fait allégeance au régime totalitaire en privilégiant l’ivresse mélodique, parfois à la limite du lyrisme. Loin des audaces rythmiques ravageuses du début des années 1920, incarnées à la fois par la Deuxième symphonie et l’opéra L’Ange de feu, le compositeur se permet de reprendre la célèbre et délicieuse Gavotte de sa Première symphonie (1918), d’inspiration néo-classique.

En compositeur déjà très demandé pour les musiques de film (voir notamment Alexandre Nevski et Ivan le Terrible pour le cinéaste Sergueï Eisenstein), Prokofiev étire ses mélodies majestueuses et tisse des sonorités admirablement variées, en confiant un rôle prépondérant au saxophone ténor. Outre ce plaisir strictement musical, d’une émotion étreignante en dernière partie, le spectacle bénéficie des chorégraphies souvent désopilantes de John Cranko, qui multiplie traits d’humour et de malice pour tirer l’ouvrage vers davantage de légèreté au début : cabrioles et facéties acrobatiques rythment les tribulations amoureuses des trois jeunes soupirants du clan Montaigu, dont Romeo à leur tête. On est bien loin des visions sombres et sérieuses, préférées ailleurs. Dès lors que le tragique entre en scène, avec la mort de Mercutio, le contraste n’en est que plus saisissant, en plongeant les protagonistes dans une agonie inéluctable. Auparavant, l’esprit festif et joyeux du spectacle revisite avec bonheur les danses populaires moyenâgeuses, autour de costumes de toute beauté, entre couleurs mordorées et matières chatoyantes.

Malgré une chute inopinée lors d’une scène secondaire au début, la Juliette incarnée par Alina Nanu séduit par ses déplacements aériens, en une grâce diaphane. Quasiment sur scène pendant toute la représentation, le Roméo de Paul Irmatov touche au but par son mélange de fragilité et de sensualité, en une solidité technique jamais prise en défaut. A ses côtés, Matěj Šust compose un irrésistible Mercutio jusque dans son combat final, où il se moque de son adversaire avec autant d’espièglerie que de brio. Enfin, le chef Václav Zahradník impressionne par la concentration qu’il impose aux instrumentistes liégeois dès le début de la soirée, entre tempi étirés et savamment étagés, au bénéfice de sonorités d’une épaisseur enveloppante, qui ne versent jamais dans un lyrisme excessif. Une très belle soirée, à tous points de vue !

dimanche 24 mars 2024

« Nostalgia » d'après Giuseppe Verdi - Théâtre royal de La Monnaie à Bruxelles - 23/03/2024

Nostalgia, la deuxième partie du diptyque des extraits d’opéras de jeunesse de Verdi, se déroule cette fois quarante ans après la révolution avortée de 1968 : meilleur que le premier volet, ce spectacle plus ramassé reste toutefois en-deça des attentes, du fait de la faiblesse de ses enjeux dramatiques, trop orientés vers le sentimentalisme.

 La déception du premier volet venait de son histoire trop simpliste, centrée sans consistance psychologique sur les tribulations amoureuses de ses protagonistes. La deuxième poursuit dans cette optique, en restant à la surface des questions de fond soulevées : comment affronter une mémoire collective hétérogène ? Comment survivre à la trahison de ses idéaux ? Comment poursuivre le combat dans une société de plus en plus individualiste ?

C’est là le principal écueil de ce diptyque qui place avant tout le plaisir musical de l’exploration de nombreuses raretés, au détriment d’un récit et de dialogues plus ambitieux. Quarante ans ont ainsi passé depuis l’attentat suicide provoqué par Laura à la fin de Rivoluzione : les protagonistes de l’époque évoquent leurs souvenirs divergents sur les causes de ce drame, tandis que la jeune Virginia recherche son père parmi eux. Les convictions d’hier ont parfois laissé place aux compromis et aux désillusions, sur fond de vernissage arty mené par la maîtresse de cérémonie Donatella, séductrice affairée à la seule réussite de ses projets.

Le spectacle bénéficie de sa durée plus courte (1h50 sans entracte) en imposant la concentration sur le huis-clos dans un décor unique. Comme la veille, les vidéos viennent rythmer le récit en le faisant avancer de ses révélations un rien aguicheuses, à l’image de la piquante Donatella, à la langue de vipère acérée. On flirte ainsi plusieurs fois avec le soap opéra, même si certaines trouvailles (comme le fantôme de Laura en violoniste soufflant sur les braises de sa vie brisée, en fin d’opéra) viennent compenser ces quelques facilités. 


Les danseurs de rue se font cette fois plus discrets, en une présence toujours plus décorative, tandis que le chœur est relégué en coulisses ou sur les loges de côté, notamment lors de l’éclatement bruyant de l’immense sculpture contemporaine en forme de barricade, pour le final dédié au célèbre Va, pensiero.

Le plaisir reste avant tout musical, du fait de la direction toujours aussi inspirée de Carlo Goldstein, attentif autant à l’articulation qu’aux nuances, le tout admirablement coloré par l’Orchestre symphonique de la Monnaie. Là encore, les interprètes féminines dominent, notamment la rescapée de la soirée précédente, Gabriela Legun (Virginia), qu’on aurait souhaité entendre dans un rôle plus développé encore pour se délecter de son brio vocal.

Très investie dans les aspects dramatiques de son rôle, Helena Dix (Donatella) a davantage de matière en comparaison, ce qui lui permet de faire valoir sa diction millimétrée au service du sens. Si la projection un rien modeste par endroit l’empêche de nous étourdir d’un mordant plus solaire, son interprétation toute de malice et d’engagement reste un des grands moments de la soirée. A ses côtés, Scott Hendricks (Carlo) et Giovanni Battista Parodi (Giuseppe) font valoir une conduite de la ligne très sûre, malgré un timbre trop terne pour l’un comme l’autre.

samedi 23 mars 2024

« Rivoluzione » d'après Giuseppe Verdi - Théâtre royal de La Monnaie à Bruxelles - 22/03/2024

Le théâtre de la Monnaie de Bruxelles explore les raretés verdiennes des années de galère en construisant deux pasticcios qui peuvent se découvrir indépendamment. Le pari musicologique touche au but, mais la soirée consacrée à Rivoluzione déçoit en raison de sa transposition falote autour des conflits politiques et sociaux du printemps 1968.

Belle idée que de faire découvrir la foisonnante période de jeunesse (1838-1850) de Verdi, qui compose alors à un rythme effréné pour asseoir sa réputation au-delà du succès de Nabucco (1842) : pas moins de seize opéras en grande partie méconnus jalonnent ces temps difficiles où dépression et doute assaillent régulièrement le compositeur. Verdi est pourtant déjà au faîte de ses moyens, ce que confirme l’agencement fluide des morceaux réalisé par le chef Carlo Goldstein. Pour autant, le choix de conserver le texte original réduit les possibilités d’une narration plus originale, volontiers détachée des visées patriotiques, malgré l’idée d’une nouvelle histoire placée dans les tourments révolutionnaires de 1968.

Confiée à Krystian Lada, ancien dramaturge à la Monnaie, la première soirée appelée Rivoluzione centre l’action sur quatre étudiants en révolte, auxquels se joint un jeune ouvrier, bourreau des cœurs : les couples se font et se défont au gré des manifestations, tout en s’interrogeant sur les formes que doit prendre la lutte, notamment sur la pertinence du recours à la violence. Les personnages sont pourtant réduits à de simples caricatures dont on peine à s’intéresser à l’évolution. 


Seul le parcours de Laura vers la radicalisation échappe à cet écueil, grâce aux nombreuses vidéos dialoguées qui jalonnent la soirée. Pour autant, on reste déçu par le parti-pris trop consensuel sur la période, qui passe au second plan les enjeux sociétaux et politiques pour se concentrer sur les seuls tourments individuels. Dès lors, les projections de splendides photographies d’archives en noir et blanc, comme des inventifs slogans de l’époque, apparaissent comme autant de vignettes charmantes mais superficielles.

Que dire, aussi, de l’adjonction de danseurs de rue, cantonnés aux mimiques saccadées et au doublonnage hystérique des personnages principaux ? L’écrin visuel est certes soigné, entre éclairages variés (contre-jours aveuglants) et ambiances cauchemardesques (scène de délire de Laura), mais reste assez convenu au niveau de la direction d’acteur sur 3h15 de spectacle.

Heureusement, le plateau apporte beaucoup de satisfactions, particulièrement côté féminin. Ainsi de Nino Machaidze, qui donne à sa Laura toute la puissance de son incarnation, entre timbre corsé et articulation agile. On aime aussi la Cristina de Gabriela Legun, pas moins impressionnante d’intentions, entre technique superlative, longueur de souffle et couleurs. Enea Scala (Carlo) compense une émission parfois un rien métallique par l’emphase de son engagement en pleine voix, au lyrisme dramatique débordant.

Justin Hopkins (Lorenzo) s’impose quant à lui par sa solidité sur toute la tessiture, autour d’une belle résonance, tandis que Vittorio Prato (Giuseppe) assure bien sa partie, malgré un manque de graves et une composition parfois trop timide. Outre l’excellence de chœurs très investis, on se délecte de la direction toute de lisibilité de Carlo Goldstein, qui exalte les sonorités sans jamais céder au spectaculaire.

vendredi 22 mars 2024

« Fausto » de Louise Bertin - Christophe Rousset - Disque Palazzetto Bru Zane


Ces dernières années, on ne peut qu’être impressionné par la curiosité sans cesse approfondie pour l’exploration du répertoire des compositrices, beaucoup plus étendu que celui imaginé de prime abord, du moins pour ce qui concerne le XIXe siècle. Après avoir consacré l’an passé un passionnant coffret de huit disques à vingt et une d’entre elles, le Palazzetto Bru Zane rend cette fois hommage à la figure de Louise Bertin (1805‑1877), amie de Berlioz et Hugo, avec lesquels elle a fait salon à Bièvres, entre autres personnalités. Avec La Esmeralda, Bertin bénéficie d’une adaptation du roman Notre‑Dame de Paris par l’auteur lui‑même, obtenant rien moins qu’une création à l’Opéra de Paris en 1836 : c’est là le point d’orgue, mais aussi la fin de la carrière lyrique de Bertin, que le festival de Montpellier a permis de redécouvrir en 2008, avant un retour au Théâtre des Bouffes du Nord l’année dernière. Au préalable, Louise Bertin avait gravi les échelons un à un avec ses précédents ouvrages, tous sertis de livrets aux fortes ambitions littéraires, depuis Le Loup‑garou (1827) à l’Opéra Comique jusqu’à Fausto (1831) aux Italiens : de quoi se confronter, dans ce dernier ouvrage, à ses rivaux transalpins sur leur terrain, qui plus est dans la langue de Dante.

On se réjouit de pouvoir se découvrir cet ouvrage au disque, après le concert donné au Théâtre des Champs‑Elysées en juin dernier avec les mêmes interprètes. L’adaptation du Faust de Goethe, par la compositrice elle‑même, concentre le drame autour des amours contrariés de Faust et Marguerite. C’est là davantage un semi seria, avec plusieurs intermèdes comiques dans la tradition française de l’époque, couplés à une virtuosité vocale à mi‑chemin entre les exigences italiennes et les derniers ouvrages de Rossini à Paris. Outre des passages plus germaniques de caractère, audibles dès l’Ouverture cuivrée et dus à l’influence de son professeur, Reicha, l’opéra donne une place soutenue aux chœurs, qui rappellent parfois ceux présents dans la défunte tragédie lyrique, encore admirée par Spontini ou Berlioz. On ne peut ainsi qu’admirer la variété de ton et d’atmosphère de la musique de Bertin, qui semble savoir tout faire. Une démonstration à même de prouver qu’elle doit avant tout sa réussite à elle‑même, et non pas au seul soutien de son père, l’un des hommes puissants de son temps, en tant que patron du Journal des débats.

Pour traduire la réussite de cet ouvrage, il fallait aussi des interprètes à la mesure de l’enjeu, ce que sont assurément Les Talens Lyriques et Christophe Rousset : les sonorités des instruments d’époque font merveille dans ce répertoire, qui gagne ainsi en rugosité et en nervosité, s’éloignant des lectures trop doucereuses parfois audibles dans le bel canto. Toute acquise à cette vision, Karine Deshayes déploie dans son rôle de Fausto des trésors d’intensité, sublimés par un instrument toujours ardent et parfaitement projeté. A ses côtés, Karina Gauvin (Margherita) souffre parfois dans les passages rapides, autour d’une émission un rien ampoulée. Mais le velouté de son timbre et l’intelligence des phrasés font oublier ces quelques imperfections, et ce d’autant plus qu’elle est parfaitement épaulée par un Ante Jerkunica (Mefisto) à la présence pénétrante, entre timbre aux graves profonds et facilité d’émission. Tous les seconds rôles, richement distribués, emportent l’adhésion, à l’image du superlatif Chœur de la Radio flamande, très attentif à la diction.

Voilà une nouvelle réussite décisive du Palazzetto Bru Zane, qui n’a pas fini de promener sa curiosité pour nous surprendre, bien loin des sentiers battus. Chaudement recommandé !

mardi 12 mars 2024

« Pulcinella » de Stravinsky et « L'Heure espagnole » de Ravel - Louis Langrée - Guillaume Gallienne - Opéra Comique - 11/03/2024

Quand le directeur de l’Opéra Comique – Louis Langrée – reprend la baguette pour défendre l’un de ses répertoires de prédilection, celui du début du XXe siècle, on peut être sûr que vitalité et raffinement seront au rendez-vous ! Autour d’une chorégraphie élégante mais un peu sage en première partie, la mise en scène de Guillaume Gallienne touche finalement au but par son respect de l’esprit des deux ouvrages réunis, où burlesque et absurde dominent.

Igor Stravinsky a embrassé tout au long de sa carrière plusieurs périodes stylistiques parfois contradictoires, des premiers pas au souffle néo-romantique emprunté à son maître Rimski-Korsakov, audibles dans les ballets L’Oiseau de feu (1910) et Petrouchka (1911), avant les audaces rythmiques et harmoniques du Sacre du Printemps (1913), porteuses de scandale. Après la Première guerre mondiale, le compositeur russe poursuit sa collaboration avec le chorégraphe Sierge Diaghilev, fondateur des Ballets russes, mais assagit radicalement son style pour privilégier une musique chambriste et tonale, avec plusieurs emprunts aux musiques du XVIIIe siècle. Ce style néo-classique est précisément initié lors de la création de Pulcinella en 1920, un ballet avec voix que l’on retrouve en première partie du spectacle présenté cette année à l’Opéra Comique.

Si l’argument est mince, en forme de marivaudage entre de jeunes tourtereaux interprétés par les danseurs, c’est davantage la musique lumineuse, virevoltante et pleine d’esprit de Stravinsky qui ravit tout du long : de quoi démontrer la capacité du compositeur à revisiter des mélodies empruntées à Pergolèse, en un style finement modernisé. Si les trois jeunes chanteurs, tous issus de l’Académie apparaissent encore un rien trop tendres, on est également déçu par les verdeurs de la formation en effectifs réduits (une dizaine d’instrumentistes) de l’Orchestre des Champs-Elysées, et ce malgré la direction pleine de panache de Louis Langrée. Particulièrement, cors et hautbois paraissent plusieurs fois à la peine, ainsi que les cordes bien aigrelettes.

Après l’entracte, le spectacle prend une tournure autrement plus réussie, avec l’Orchestre des Champs-Elysées désormais étoffé jusque dans les loges de côté : les sonorités se font plus harmonieuses pour mettre en valeur les mélodies piquantes de L’Heure espagnole (1907) de Maurice Ravel, tandis que Louis Langrée enchante par son mélange de vitalité et d’expressivité, sans jamais oublier de faire ressortir quelques nuances inattendues. L’argument emprunte au vaudeville par ses rebondissements un rien prévisibles, mais séduit par son ton burlesque et surréaliste, aux grivoiseries à peine voilées. Le livret confronte trois rivaux tous affairés à séduire la belle Concepción, en s’amusant à moquer un vieux barbon libidineux, comme un jeune premier plus amoureux de l’amour que de sa Dulcinée, pour finalement préférer les ardeurs terre-à-terre d’un gentil besogneux. La grande force du spectacle consiste à réunir une distribution entièrement francophone, qui permet à l’auditeur de se délecter de la nécessaire diction attendue. Ainsi de Stéphanie d’Oustrac (Concepción), qui met tout son tempérament au service de ce rôle qui prend davantage d’ampleur au fur et mesure du développement de la farce, bien épaulée par les lignes claires de Philippe Talbot, dans son court rôle de Torquemada. A leurs côtés, Benoît Rameau compose un désopilant Gonzalve, au lyrisme débordant, tandis que Jean-Sébastien Bou (Ramiro) et Nicolas Cavallier (Don Iñigo Gomez) ravissent toujours autant par la noblesse de leurs phrasés.

La mise en scène de Guillaume Gallienne joue quant à elle la carte de la sobriété, en plaçant les deux spectacles dans un décor unique ravissant, constitué d’une immense structure cubiste en forme d’escalier, rappelant l’univers visuel de Giorgio De Chirico. Les éclairages permettent toutefois de bien différencier les deux atmosphères mises en contraste, avec des couleurs plus franches pour figurer l’Espagne de carte postale voulue par Ravel. La mise en scène se concentre surtout sur le jeu d’acteur en tentant de donner davantage de consistance aux personnages, avec quelques artifices comiques bienvenus (l’étroitesse de l’horloge où se cache le barbon ou le postiche mal collé de Gonzalve).

lundi 11 mars 2024

Concert de l’Orchestre symphonique de Londres - Simon Rattle - Philharmonie de Paris - 10/03/2024

L’Orchestre symphonique de Londres (LSO) et son chef Simon Rattle achèvent une tournée qui les a menés de Dortmund à Luxembourg, avant leur arrivée à Paris, pour deux concerts très attendus. Après le premier d’entre eux dédié au répertoire américain (Gershwin, Harris et Adams) la veille, place à une confrontation du classicisme souverain du Concerto pour violon de Johannes Brahms (1878) aux déchaînements telluriques de la Symphonie n° 4 (composée en 1936, mais seulement créée en 1961) de Dmitri Chostakovitch.

Il est finalement bien peu d’occasion d’entendre en concert cet ouvrage aux proportions hors normes en termes d’effectifs réunis (une centaine d’interprètes), dont la complexité et la modernité d’écriture (proche des audaces de son opéra Le Nez) nécessite un chef aguerri à ce type de répertoire. Ainsi de Simon Rattle, qui après son long mandat à la tête du Philharmonique de Berlin, se retrouve aujourd’hui à la tête du LSO et de l’Orchestre de la Radio bavaroise, excusez du peu ! A 69 ans, le chef britannique n’a rien perdu de son énergie légendaire pour galvaniser ses troupes, promenant sa crinière blanche dans toutes les directions avec une attention de tous les instants : de quoi embrasser les changements d’atmosphère nombreux du premier mouvement, le plus long de la symphonie, entre clarté des plans sonores bien différenciés et précision rythmique dans les attaques. Comme à son habitude, Rattle fait ressortir de nombreux détails dans les piani, n’échappant pas en quelques endroits à une lecture un rien séquentielle. La splendeur des timbres du LSO reste toutefois un régal tout du long, tant Rattle s’évertue ainsi à les mettre en valeur, sans jamais oublier d’insister sur les réparties ironiques et grinçantes aux bois, rappelant en cela plusieurs sonorités audibles dans le Concerto pour orchestre de Bartók ou les Symphonies de Mahler (dont Rattle est un spécialiste).

Souvent imprévisible, ce premier mouvement force l’attention par son alternance de tutti impressionnants de déflagration sonore, en contraste avec les passages à l’esprit plus populaire et forain, sans parler de la course à l’abîme du Presto, avec des cordes en fugato, ici très nerveuses. Le bref deuxième mouvement, Moderato con moto, fait davantage de place aux sonorités piquantes, tour à tour évanescentes et morbides, le tout merveilleusement étagé par Rattle, avant la conclusion majestueuse entonnée par les cors, aidés des flûtes, puis des violons en scansion. Le Largo qui suit entonne une mélodie narrative au basson, presque en sourdine, bientôt reprise par les autres vents. Le ton chambriste accompagne une musique plus descriptive, qui laisse entrevoir entre les lignes les premières désillusions de Chostakovitch face au régime totalitaire soviétique. Rattle ne s’y trompe pas et ne verse jamais dans le triomphalisme, notamment dans l’Allegro conclusif. La toute fin se montre ainsi particulièrement glaçante avec sa scansion menaçante aux contrebasses, qui s’équilibre peu à peu avec la mélodie principale, mais sans jamais lui laisser prendre le dessus. Les dernières notes énigmatiques au célesta gardent suffisamment d’ambiguïté et de distance pour préserver la hauteur de vue attendue.

Isabelle Faust
Avant ce morceau de bravoure mémorable et évidemment applaudi longuement, le concert avait débuté sous des hospices tout aussi enthousiasmants avec le Concerto pour violon de Brahms interprété par une Isabelle Faust (née en 1972) en état de grâce. La violoniste allemande n’a pas son pareil pour se jouer de toutes les difficultés techniques avec une facilité déconcertante, ce qui lui permet de laisser libre cours à son art interprétatif, toujours d’une grande classe. Les parties verticales très engagées la voient littéralement cravacher son instrument, en des tempi mesurés qui restent toujours en phase avec les volontés de Rattle. Très attentives dans ses nombreux dialogues avec les vents, Faust s’apaise ensuite avec des notes bien déliées, laissant s’épanouir toute l’expressivité des couleurs mises en avant par le chef, qui refuse tout pathos excessif. La surprise du premier mouvement vient de la cadence utilisée, qui délaisse celle du créateur et dédicataire Joseph Joachim, pour lui préférer celle composée par Ferrucio Busoni en 1913. Isabelle Faust avait déjà fait ce choix lors de la gravure de ce Concerto avec Daniel Harding (Harmonia Mundi, 2011), confirmant tout le bien que l’on pense de cette cadence lunaire, avec les timbales en accompagnement.

La longue introduction aux vents de l’Adagio permet ensuite au merveilleux hautbois solo tenu par Olivier Stankiewicz de se distinguer, en un son velouté à fleur de peau, que l’on retrouve dans la conclusion de ce mouvement, aidé cette fois des cors, avec le même tapis de velours suspendu. Le finale sautillant confirme qu’Isabelle Faust sait tout faire, en maîtresse souveraine de son instrument, sans jamais perdre de son allant et de son raffinement. Après cette prestation de haute volée, l’Allemande s’adresse au public en français pour lui annoncer un bis aussi surprenant que délicieux, dédié à l’un des caprices de Charles-Auguste de Bériot. De quoi conclure la première partie du concert, tout de fantaisie et de malice réunies.

samedi 9 mars 2024

« Gosse de riche » de Maurice Yvain - Pascal Neyron - Théâtre de l'Athénée à Paris - 08/03/2024

Il faut courir à l’Athénée pour applaudir la nouvelle production de la compagnie Les Frivolités Parisiennes, qui confirme là toute son affinité avec le répertoire de l’opérette et de la comédie musicale, de Reynaldo Hahn (O mon bel inconnu) à André Messager (Coups de roulis), en passant par Maurice Yvain (Là‑haut).

C’est précisément ce compositeur, emblématique de la période des Années folles, que l’on retrouve dans l’un de ses plus grands succès, Gosse de riche (1924). Tout du long, on se délecte de l’orchestration piquante réalisée pour la petite fosse du Théâtre Daunou, où l’ouvrage a été créé, même si l’absence de chef est parfois audible dans les attaques un rien trop doucereuses des Frivolités Parisiennes. Quoi qu’il en soit, la musique d’Yvain sait renouveler le genre pour embrasser des mélodies d’une fraîcheur guillerette, auxquelles il incorpore des rythmes de jazz ou des danses à la mode (la java, notamment).


Si l’ouvrage (sans chœurs) paraît musicalement moins ambitieux par rapport à Là‑haut (1923), il brille par son livret désopilant et ses dialogues aux réparties ironiques, parmi les meilleurs qu’il nous ait été donné d’entendre dans ce répertoire. Il faut pourtant s’accrocher au début pour digérer l’exposition un rien fastidieuse des enjeux entre les nombreux personnages, indispensable pour savourer la suite. Comment Colette, la « gosse de riche », va‑t‑elle réagir à la découverte de l’existence de sa rivale Nane, à la fois amante de son soupirant et de son père ? A cet imbroglio amoureux aux allures de vaudeville, les librettistes ont la bonne idée d’ajouter une baronne ruinée et haute en couleur, œuvrant pour ses finances comme pour le bien commun, en maîtresse de cérémonie délicieusement manipulatrice. Autre atout irrésistible, le personnage du faux mari Léon Mézaize, qui n’a pas son pareil pour jouer la mouche du coche dans des scènes où sa présence est incongrue !

Il fallait certainement toute la fantaisie débridée du metteur en scène Pascal Neyron (déjà acclamé en 2019 dans Le Testament de la tante Caroline de Roussel) pour rafraîchir les ficelles du vaudeville et leur donner une actualité toujours débordante de vitalité frémissante. C’est bien sur la direction d’acteur que s’appuie le travail de Neyron, qui caractérise ses personnages par de multiples détails, des postures d’ennui de la mère aux envolées aériennes des gestuelles de la Baronne, sans parler du joli cœur André Sartène, aux atouts physiques généreusement exposés d’emblée. La scénographie minimaliste oppose quant à elle l’intérieur sombre de l’atelier de Sartène au lumineux et fantasque manoir breton, où la plupart des nœuds de l’intrigue se nouent et se dénouent.

Si le livret moque l’opposition entre nobles désargentés et bourgeois nouveaux riches, il insiste sur l’inculture de la mère de Colette, incapable de se saisir des nouvelles tendances de l’art des années 1920. Dans cette veine, la mise en scène a l’intelligence d’étoffer le rôle de Lara Neumann (la Mère), en ajoutant une chanson bretonne en guise de happening salvateur pour ce personnage finalement touchant. De quoi marcher sur les pas de Michel Fau ou Jérôme Deschamps, déjà habitués de ses interludes inénarrables, toujours en lien avec l’esprit de l’ouvrage.

Toute la joyeuse troupe réunie est emmenée par l’énergie débordante de Lara Neumann et Marie Lenormand, à l’aisance scénique jubilatoire, toujours juste, de même que le lunaire Charles Mesrine (Léon Mézaize). Si Aurélien Gasse (André Sartène) a pour lui un très beau timbre et une articulation précise, il lui manque un rien de conviction dramatique pour nous emporter davantage dans son rôle. A ses côtés, Amélie Tatti (Colette Patarin) pétille dans chacune de ses intentions, malgré une projection réduite, tandis que Philippe Brocard (Achille Patarin) impose sa présence sonore et généreuse, tout du long. Un plateau vocal de très belle tenue, dont on ne doute pas qu’il va encore gagner en cohésion ravageuse, au fil des prochaines représentations.

mardi 5 mars 2024

Concert du Philharmonisches Staatsorchester Hamburg - Kent Nagano - Elbphilharmonie de Hambourg - 04/03/2024

Kent Nagano

L’Orchestre philharmonique d’Etat de Hambourg figure parmi les orchestres principaux de la deuxième ville d’Allemagne, aux côtés de celui de l’Elbphilharmonie (ex‑NDR) : sa mission principale consiste à accompagner toute la saison des opéras et ballets, mais il donne aussi plusieurs concerts avec Kent Nagano, son directeur musical depuis 2015. Eugen Jochum et Wolfgang Sawallisch en furent jadis deux des directeurs les plus emblématiques, insistant chacun sur la primauté du répertoire romantique, dont Bruckner est l’un des éminents représentants tardifs.

Avec la célébration du bicentenaire de la naissance du compositeur, on ne peut que se féliciter de retrouver des ouvrages rarissimes au concert, comme ceux récemment entendus à Berlin et dans une moindre mesure la Cinquième Symphonie (1878). Mal aimé, cet ouvrage au ton globalement sérieux fut pourtant l’un des rares à ne pas être retravaillé durant plusieurs années, Bruckner se sentant à juste titre très fier de son savant Finale. A lui seul, ce dernier vaut tous les autres mouvements, tant le travail contrapuntique impressionne par sa rigueur hypnotique, avant la longue et majestueuse péroraison finale, parmi les plus réussies de son auteur. A Hambourg, le chef américain Kent Nagano (né en 1951) aborde ce dernier mouvement d’une traite, sans respiration : de quoi donner une grande modernité à ce tour de force d’audace, avec des troupes chauffées à blanc pour l’occasion.

Avant cette conclusion à la hauteur de l’événement, le concert avait été malheureusement plus inégal, du fait de la volonté de Nagano d’éviter tout pathos excessif. Si ce parti pris peut se défendre, on est moins convaincu par les moyens employés pour y parvenir, notamment les variations de tempo nombreuses entre verticalités sonores aux cuivres prosaïques (la trompette surtout), en contraste avec les passages apaisés, tout en sobriété. Nagano n’évite pas l’aspect séquentiel et analytique de sa battue certes attentive, mais dont les attaques se révèlent moins précises que celles d’Honeck la veille la veille. On gagne en équilibre ce que l’on perd en électricité, en une volonté de transparence toujours élégante dans la primauté donnée aux cordes.

lundi 4 mars 2024

Concert du NDR Elbphilharmonie Orchester - Manfred Honeck - Elbphilharmonie de Hambourg - 03/03/2024

Manfred Honeck   

Depuis son inauguration en 2017, la Philharmonie de l’Elbe (« Elbphilharmonie » ou « Elphi ») est devenu l’emblème de la ville de Hambourg, en monument immédiatement identifiable sur la pointe du port. On comprend pourquoi, tant est grand le choc visuel ressenti à la découverte du bâtiment depuis la perspective de la Speicherstadt, l’ancien quartier industriel magnifiquement restauré avec son immense enfilade d’entrepôts en brique, tous bordés de canaux. Dans ce quartier en pleine revitalisation, l’Elphi trône en majesté, offrant une vue inoubliable sur l’étendue quasi infinie du port de Hambourg (le troisième d’Europe après Rotterdam et Anvers). Le vaisseau aux allures futuristes accueille deux salles de concert de respectivement 2 150 et 550 places, la plus grande répartissant le public tout autour de l’orchestre, à l’instar des standards actuels pour ce type d’équipements. Si l’extérieur éblouit, l’intérieur déçoit quelque peu, avec son interminable ascension par les escalators et sa décoration impersonnelle aux tons blanchâtres. Fort heureusement, l’Elphi assure l’essentiel en offrant une acoustique d’une précision chirurgicale, à même de faire ressortir les moindres subtilités orchestrales.

Depuis l’inauguration de cet équipement, l’Orchestre symphonique de la NDR a pris pour nouveau nom NDR Elbphilharmonie Orchester, actant ainsi sa résidence dans les lieux : cet orchestre fondé en 1945 a connu une renommée dans nos contrées sous le mandat de Günter Wand (1912‑2002), qui s’est notamment illustré dans une intégrale de référence des Symphonies de Bruckner, dans les années 1990. On retrouve donc cette formation dans l’un de ses répertoires de prédilection avec la Neuvième (1896), le programme rappelant que cet ouvrage est interprété pour la dix‑huitième fois en concert depuis le premier d’entre eux en 1960, dirigé par Carl Schuricht.

Avant cela, le chef autrichien Manfred Honeck chauffe ses troupes en interprétant une courte pièce symphonique, Elysium (2021) de Samy Moussa (né en 1984). D’emblée, le jeune compositeur canadien impressionne par l’unisson puissant dans les graves, aux effets de distorsion proches de ceux d’une platine vinyle mal réglée, avant d’imposer des effets de masse, aussi spectaculaires qu’enveloppants. L’uniformité tonale évoque les musiques de film actuelles, avec plusieurs emprunts aux grands noms du passé, tels Richard Strauss (pour l’utilisation des percussions), Aaron Copland (pour les appels clairs de la trompette) ou Jean Sibelius (pour le dernier accord apollinien, digne de son équivalent de la Septième Symphonie). La direction haute en couleur de Manfred Honeck va dans le sens de l’œuvre, sans chercher à faire ressortir une quelconque subtilité à cette avalanche quasi-ininterrompue de décibels.

Honeck enchaîne immédiatement sur la Neuvième Symphonie de Bruckner, en un début étonnamment doucereux : de courte durée, ce prélude est suivi par une immense vague qui embrase tous les pupitres d’une énergie roborative, impressionnante de mise en place millimétrée dans les attaques. Il en sera ainsi toute la soirée, Honeck alternant des verticalités sauvages et endiablées, avant de ralentir ostensiblement les tempi dans les passages lyriques – ces derniers donnés sans pathos, ni relief, mettent en avant des pupitres tous étagés sur le même plan, en des notes bien déliées. Les bois, volontairement plus anguleux, adoptent des saillies d’autant plus extraverties que le tapis de cordes est allégé en contraste. Ce style alternant muscle et mollesse brosse volontiers les intentions de Bruckner à rebrousse‑poil, mais a au moins pour avantage de révéler des détails inattendus. Avec cette lecture souvent déroutante (Trio lunaire et transitions parfois maladroites), le Finale paraît plus réussi, notamment dans la violence péremptoire de ses tutti, qui évoquent la fatalité de la mort, toute proche pour le compositeur. Conscient de cet écueil, le pieux Bruckner n’a‑t‑il pas dédié sa symphonie « au bon Dieu » ?

dimanche 3 mars 2024

Concert du Philharmonique de Berlin - Christian Thielemann - Philharmonie de Berlin - 02/03/2024

Christian Thielema

L’année 2024 célèbre le 200e anniversaire de la naissance d’Anton Bruckner par deux raretés peu données au concert comme au disque : voilà l’occasion de découvrir les deux symphonies que le compositeur autrichien a écarté de la numérotation de son catalogue (au-delà des neuf autres bien connues), avec le spécialiste Christian Thielemann, à la tête de l’un des tous meilleurs orchestres au monde, le Philharmonique de Berlin. Le chef allemand s’est déjà illustré dans ce répertoire avec ses autres phalanges favorites, à Vienne, puis Dresde, autour de deux intégrales des onze symphonies du maître de Saint-Florian.

Outre une Ouverture en sol mineur et un Psaume 112, la Symphonie en fa mineur (1863) est composée pour la fin des études avec le chef d’orchestre Otto Kitzler, à Linz. A l’instar de son cadet Brahms, Bruckner aborde tardivement le genre symphonique, en travailleur infatigable déjà accablé par son perfectionnisme. A 39 ans, il a déjà derrière lui une longue carrière de chef de choeur et d’organiste réputé, sans parler de la réussite du concours de professeur de musique au Conservatoire de Vienne, en 1861. Avant sa nomination dans la capitale, il présente sa symphonie de fin d’études à son professeur, qui la rejète comme « insuffisamment inspirée« .

L’audition de la «Symphonie 00» surprend d’emblée par son style davantage tourné vers le passé, qui rappelle Mendelssohn et Schumann en maints endroits. Dirigeant sans partition tout au long de la soirée, Christian Thielemann embrasse ses troupes de son attention millimétrée, en architecte qui croit à cet ouvrage sous-estimé. Le son plein et généreux imprime des tempi assez vifs dans les tutti, parallèlement à la révélation de nombreux détails dans les parties plus pastorales, à la respiration plus apaisée. On reconnait déjà le tempérament de Bruckner dans les envolées péremptoires et dantesques aux cordes, tandis que les solos, souvent confiés aux bois, servent une atmosphère globalement lumineuse et optimiste, en contraste. A l’inverse des autres symphonies que Bruckner a constamment retravaillé toute sa vie, celle-ci ne comporte qu’une seule version, ce qui lui donne une certaine fraicheur dans son élan juvénile et naturel. Outre sa perfection technique dans l’expression des couleurs, le Philharmonique de Berlin impressionne tout du long par sa précision pour affronter les nombreuses ruptures imposées par le chef, en maître des nuances et des changements de tempi.

La Philharmonie de Berlin
Après l’entracte, place à un ouvrage dont le style initial fait immédiatement penser à Bruckner, par son frémissement nerveux aux cordes, comme son orchestration plus « wagnérienne », grâce à l’appoint des cuivres. Initiée en 1864, la Symphonie en ré mineur a été achevée cinq ans plus tard, après la création de la Première symphonie numérotée (1866). Il s’agit donc, si on inclut la symphonie d’étude, de la Troisième symphonie de Bruckner, mais rapidement reniée et surnommée « die Nullte » (la « 0 »), par l’auteur lui-même. A l’écoute, on tient pourtant là un ouvrage passionnant, malgré quelques faiblesses, notamment un trio évanescent au III et un finale un rien confus.

En peu de temps, le langage de Bruckner est devenu plus affirmé, des nombreux dialogues entre les pupitres de cordes, au souffle mélodique ardent qui parcourt tout l’orchestre : Thielemann se saisit de cette nouvelle maitrise en jouant plus encore sur la révélation des détails, sans parler du soin porté aux transitions ou à la relance électrique du discours musical. L’Andante fait valoir un thème tout en fragilité aux cordes, tout en mettant en valeur les envolées aériennes aux bois, avant un contrechamps déchirant aux altos. Le Scherzo surprend ensuite par sa brève coda en forme de péroraison, rompant avec le style habituel ultérieur, aux répétitions verticales volontairement hypnotiques. Étourdissant de virtuosité maîtrisée sous la baguette de Thielemann, le Finale prend des allures grisantes aux cordes, rappelant l’art vivace de Mendelssohn.

samedi 2 mars 2024

« Les Brigands » de Jacques Offenbach - Katharina Thoma - Opéra de Francfort - 01/03/2024

A l’instar de George le rêveur de Zemlinsky, présenté la veille, l’Opéra de Francfort s’offre en ce début d’année une autre création locale, avec Les Brigands (1869) d’Offenbach (1819‑1880). De quoi se rappeler que le musicien né à Cologne doit son patronyme à la petite ville proche de Francfort (à peine 10 minutes du centre‑ville en train), qui la borde au sud‑est. La musique d’Offenbach reste assez peu jouée outre‑Rhin, du fait de son esthétique portée vers l’opéra‑comique français, entre textures diaphanes, mélodies simples et piquantes, sans parler du refus de la virtuosité vocale à l’italienne. En cela, Offenbach se montre un digne héritier des Boieldieu, Auber et Adam, qui ont tous rencontré le succès avant lui dans le même domaine léger.

Comme à son habitude, Francfort choisit d’adapter l’ouvrage dans sa version allemande, afin de permettre à sa troupe d’éviter les pièges d’une langue insuffisamment maîtrisée : le mélange de dialogues parlés et de chant, propre à ce type d’ouvrages, nécessite en effet une diction parfaite, à même de faire ressortir le crépitement des réparties comiques. Le chef Karsten Januschke se montre très attentif à ce bijou de précision rythmique qu’est Les Brigands, où le moindre détail orchestral constitue un personnage à part entière. Sa direction analytique fouille les moindres recoins de la partition sans jamais oublier la relance du discours musical, faisant ressortir chaque nuance en des tempi apaisés. Si ce geste manque parfois de naturel, il donne un tapis de velours finalement très appréciable pour les interprètes, jamais couvert par la fosse.

Tout ce petit monde est emmené par l’énergie bon enfant de Gerard Schneider, qui donne à son Falsacappa des trésors de tendresse et de fantaisie, en lien avec ses faiblesses filiales peu « professionnelles ». Si la voix met un peu de temps à se chauffer, autour d’un timbre rauque mais bien projeté, son énergie communicative et son aisance scénique finissent par emporter l’adhésion. Malgré quelques suraigus arrachés en seconde partie, Elizabeth Reiter compose une délicieuse Fiorella, du fait de sa gouaille bravache, comme de ses qualités d’articulation. Plus légère mais aussi plus agile en comparaison, la voix de Kelsey Lauritano (Fragoletto) se joue de toutes les difficultés, même si on peut lui reprocher une interprétation un rien trop convenue, à l’instar du pâle et raide Yves Saelens (Pietro). Les rôles de caractère les plus réussis se situent du côté de Theo Lebow (Campotasso), Abraham Bretón (Comte) et surtout de l’impayable et irrésistible Peter Bronder (Antonio), en ministre des finances corrompu. De quoi donner à la farce le grain de folie attendu, à l’image de la désopilante scène des carabiniers, sans parler de celles avec le chœur, globalement excellent de précision rythmique.

Moins réussie au niveau visuel que celle de son précédent spectacle (Martha de Flotow, vu ici même en décembre dernier), la mise en scène de Katharina Thoma souffre d’une direction d’acteur parfois maladroite s’agissant des déplacements du chœur. Il aurait sans doute fallu donner davantage d’espace aux interprètes, notamment dans l’exploration des volumes en hauteur. Quoi qu’il en soit, les péripéties dans l’auberge touche au but, rehaussées par la fantaisie des costumes, surtout les espagnolades volontairement kitsch, tandis que chorégraphies, très présentes tout du long, font souvent appel à des pas de madison pour styliser le chœur à l’unisson. Si la transposition contemporaine plutôt discrète n’apporte pas grand‑chose, elle a au moins pour avantage de rester fidèle au livret.

Une demi-réussite scénique pour cette entrée au répertoire, qui vaut avant tout pour l’énergie débridée de ses interprètes.

vendredi 1 mars 2024

« Der Traumgörge » d'Alexander von Zemlinsky - Tilmann Köhler - Opéra de Francfort - 29/02/2024

Soutenu par Brahms au début de sa carrière, Alexander von Zemlinsky (1871‑1942) embrassa les modes alors en vogue pour ses deux premiers ouvrages lyriques, le premier d’entre eux appartenant à une veine orientaliste, avant que le deuxième n’emprunte à l’imaginaire féerique des contes, à l’instar de Humperdinck. La création du troisième opéra, George le rêveur (1906), fut ensuite annulée du fait du renvoi de Gustav Mahler de l’Opéra de Vienne, alors principal soutien de Zemlinsky, avec Schoenberg. L’ouvrage ne trouva jamais le chemin de la scène et tomba rapidement dans l’oubli, avant qu’il ne resurgisse des archives viennoises pour une création tardive en 1980. La musique opulente et expressive fait immédiatement penser à la fantaisie symphonique La Petite Sirène (1903), elle aussi redécouverte dans les années 1980, suite à son rejet par le compositeur, insatisfait de ce style postromantique au lyrisme débordant (voir notamment en 2015 à Paris).

Plus sombre, l’atmosphère de George le rêveur épouse le mal être existentiel du rôle‑titre, un idéaliste prisonnier du corset d’une société villageoise aux mœurs traditionnelles. Le refuge dans l’univers confortable des rêves et des contes de fées n’est qu’un prétexte pour échapper aux attendus sociaux, du refus du mariage arrangé avec une paysanne prosaïque à l’incapacité de mener une révolte ouvrière, en tant qu’intellectuel isolé des préoccupations fédératrices. Comment affronter la réalité du monde (notamment l’absurde répétition des guerres) et acquérir une conscience politique autonome ?

Le récit initiatique de George, baigné de relents symbolistes et psychanalytiques, souffre toutefois d’une action trop réduite, qui embarque son anti‑héros et sa muse en des réflexions philosophiques parfois inutilement alambiquées, sans éviter quelques redondances fastidieuses au dernier acte, plus faible que les précédents en comparaison. La musique, d’une richesse harmonique haute en couleur mais un rien trop prévisible, fait s’entrecroiser les mélodies entre elles en un style proche de Richard Strauss, mais sans les audaces vénéneuses de Salomé. Les ouvrages suivants de Zemlinsky sauront gagner en subtilité par des alliages de timbres plus ambigus et morbides, proches de son cadet Schreker, en lien avec des livrets plus cruels (notamment Le Nain, en 1922).

Redécouvert à Dijon en 2020 en une réduction chambriste, George le rêveur gagne à être entendu dans sa version originale, tant les effets de masse impressionnent dans les scènes les plus réussies, comme le finale dantesque du second acte : la foule cerne alors les deux tourtereaux pour les conduire au bûcher, en une musique spectaculaire, ce qui conduit à un contraste saisissant au début de l’épilogue, aux effets harmoniques plus intimistes et audacieux, confiés à la facétie narquoise des bois. Tout amoureux de l’orchestre est ici à la fête, et ce d’autant plus que le geste enflammé de Markus Poschner lui donne une sorte d’évidence dans les enchaînements, à force d’attention à la narration expressive. L’Opéra de Francfort a souhaité préserver cette captation pour le disque, grâce à son partenariat avec Naxos.

C’est la une initiative heureuse, tant le plateau vocal se montre lui aussi à la hauteur de l’événement. Ainsi du rôle‑titre écrasant confié à AJ Glueckert, qui démontre une nouvelle fois ses qualités de phrasés, d’une noblesse éloquente sur toute la durée du spectacle (trois heures, y compris un entracte). Seule la puissance lui fait parfois défaut face aux déchaînements de la fosse, à l’inverse de sa partenaire Zuzana Marková (Gertraud et La Princesse), idéale en ce domaine, comme dans la présence dramatique. On retient aussi le chant ardent de Magdalena Hinterdobler (Grete), très solide techniquement, de même que le superlatif Iain MacNeil (Kaspar), d’un engagement toujours sans faille, entre mordant d’intention et précision d’articulation. On aimerait le retrouver dans un rôle plus étoffé encore, à la mesure de ses immenses possibilités.

En attendant, il faut courir applaudir cet ouvrage rarissime, dans une mise en scène minimaliste (un rien trop prudente) qui insiste sur l’enfermement mental de George, avant de se délecter des prochaines reprises très attendues à Francfort en mars, Carmen de Bizet, puis L’Italienne à Londres de Cimarosa.