vendredi 31 mars 2023

« Nabucco » de Giuseppe Verdi - Jean‑Christophe Mast - Opéra de Marseille - 30/03/2023

C’est toujours un grand plaisir de retrouver l’Opéra de Marseille, dont le splendide édifice Art déco fait la fierté de la ville depuis son inauguration en 1924. A la veille du centenaire prévu l’an prochain, l’institution phocéenne impressionne à nouveau par la qualité de la distribution vocale réunie pour Nabucco (1842), l’un des plus grands succès de la carrière de Verdi. C’est là l’habituel point fort à Marseille, d’autant plus remarquable que le directeur Maurice Xiberras ne dispose pas de moyens financiers comparables à ceux de ses équivalents hexagonaux (Lyon ou Toulouse, par exemple). Il faut donc pas mal de flair et d’entregent pour dénicher un couple principal aussi incendiaire que celui formé par Juan Jesús Rodriguez et Csilla Boross, déjà vivement applaudis ici même en 2016 dans Macbeth.

Annoncé souffrant, Juan Jesús Rodriguez (Nabucco) domine pourtant ses partenaires de toute sa classe vocale, d’une homogénéité parfaite sur toute la tessiture. Ses phrasés d’une grande noblesse, autant par son attention au sens qu’à la diction, donnent une incarnation d’une grande intensité théâtrale, vivement applaudie en fin de soirée. A ses côtés, Csilla Boross (Abigaille) n’est pas en reste dans l’incarnation dramatique, osant des attaques mordantes, d’une grande richesse de couleur. Sa voix ample et puissante lui permet des prises de risque qui scotchent l’auditeur sur son fauteuil, sans oublier quelques nuances délicieuses dans les piani. Seuls quelques changements de registre laissent entrevoir une certaine rudesse, sans parler des stridences dans le suraigu. Rien d’indigne toutefois, tant le chant généreux de la soprano hongroise reste attachant jusque dans ses (relatives) approximations techniques. On aime aussi le Zaccaria de Simon Lim, au timbre de bronze superbe de résonance, qui s’impose d’emblée par sa présence scénique, toujours irradiante. Avec une voix plus modeste mais bien articulée, Marie Gautrot (Fenena) donne beaucoup de plaisir par sa fraîcheur vocale, tandis que Jean-Pierre Furlan (Ismaele) compense un timbre un peu fatigué par un abattage toujours naturel. Dans les seconds rôles, Thomas Dear (Le grand‑prêtre) se distingue par sa projection d’une grande dignité, de même que l’impeccable Chœur de l’Opéra de Marseille, très engagé tout du long et capable de provoquer l’émotion dans les passages plus recueillis, à force de subtilités admirablement étagées.

Juan Jesús Rodriguez et Csilla Boross
L’autre grande réussite de la soirée est à mettre au crédit de la direction narrative de Paolo Arrivabeni : une merveille de contrastes entre fulgurances excitantes dans les parties guerrières et subtilités plus aériennes par ailleurs. Après l’entracte, le grand air de Zaccharia trouve ainsi une évocation toute de sensibilité dans les frémissements du pupitre de violoncelles, à l’image du geste toujours délicat du chef italien. De quoi donner à Nabucco, qui n’avait plus été donné à Marseille depuis 1989, un succès public aussi enthousiaste que mérité en fin de représentation, y compris pour la mise en scène très efficace de Jean‑Christophe Mast (voir la première de cette production, à Saint‑Etienne en 2016). L’ancien assistant de Charles Roubaud joue sur l’opposition entre les deux peuples, aux couleurs différenciées, avec des costumes modernisés pour les Babyloniens, à mi‑chemin entre l’univers des films de Ninja et ceux de Mad Max. Dans cette optique, les scènes chorégraphiées avec les lances guerrières sont particulièrement réussies, en mettant en avant le parti pris épuré et géométrique de la production.

jeudi 30 mars 2023

« La violación de Lucrecia » de José de Nebra - Teatro de la Zarzuela à Madrid - 28/03/2023

Le mélomane curieux en visite à Madrid, s’il a bien en tête un détour par l’incontournable Teatro Real (comme le prouve en ce moment encore l’audacieuse programmation du Nez de Chostakovitch), serait bien en peine de délaisser l’une des institutions les plus originales du pays, dédiée au seul répertoire en langue espagnole : le Teatro de la Zarzuela. L’expression « zarzuela » tire son origine de la villégiature royale du Palacio de la Zarzuela (littéralement « Palais des Ronces » ), où les fêtes musicales étaient organisées au XVIIe siècle, en tant que spectacles de cour. Si le genre proprement dit se rapproche de l’opéra-comique français par son mélange de chant et de théâtre parlé, il préfère parfois les récitatifs, comme c’est le cas pour la présente production. A l’étranger, le répertoire du XIXe siècle reste le plus connu (voir notamment La Generala d’Amadeo Vives en 2008 au Théâtre du Châtelet), même si la zarzuela dite « baroque », qui embrasse toute la période qui précède, retrouve peu à peu les faveurs de la scène, y compris en France, comme l’a montré en 2019 la vaste tournée de Coronis (1705) de Sebastián Durón.

A Madrid, les occasions d’entendre cette musique méconnue sont évidemment plus nombreuses, tant la défense de ce répertoire fait partie des missions du Teatro de la Zarzuela. Parmi la myriade de compositeurs à découvrir, le nom de José de Nebra (1702‑1768) s’est imposé ces dernières années après plusieurs résurrections de ces ouvrages, donnés ici même : Amor aumenta el valor (1728), Viento (1743) et Iphigénie en Tracia (1747). C’est cette fois Le Viol de Lucrèce (1744) qui met en avant la musique frémissante de Nebra, proche des opere serie napolitains de la même période par son intensité rythmique, mais sans la rigidité de forme : l’orchestration est d’emblée plus colorée, avec de nombreuses percussions (dont les castagnettes), de même que la présence de quelques ensembles et duos, apportant ainsi une variété plus séduisante sur la durée. On note aussi une volonté de bien différencier les caractères des quatre rôles chantés, évoquant alternativement la grandeur d’âme de Lucrèce, la fureur de Tulia, la raideur de Colatino ou l’esprit populaire de Laureta : de quoi limiter, aussi, l’écueil d’un ornement dévolu aux seules voix féminines, comme un symbole d’une castration vocale imposée au violeur Sexto.

Pour donner davantage de vitalité théâtrale, la production imaginée par Rafael R. Villalobos a fait le choix d’ajouter un rôle uniquement parlé, qui interprète une sorte de double contemporain de Lucrèce : ce personnage revit ainsi en temps réel le drame déjà vécu, en tentant d’en modifier le cours ou d’en expliciter les enjeux au public. Confiée à l’écrivaine Rosa Montero, cette mise en miroir s’avère intéressante pour bien présenter les personnages au début, mais prend trop de place sur la durée : l’affirmation répétitive et appuyée, pour ne pas dire rageuse, dessert finalement le propos féministe, oubliant par trop de démêler les fondements sociaux de la situation de Lucrèce, qui relève davantage des rapports entre dominants et dominés, que de son genre proprement dit. Faut‑il rappeler que, plus bas encore dans l’échelle sociale de son temps, se trouve l’esclave, sans aucun droit (et quel que soit son sexe) ?

Quoi qu’il en soit, cet ajout a au moins pour mérite de muscler une action trop statique, à même de faire oublier la mise en scène épurée de Rafael R. Villalobos, qui manque d’idées fortes. La scénographie élégante donne à voir un appartement en travaux, duquel ressort une antichambre en arrière‑scène, dont la fonction sinistre prend toute sa signification lors des moments clefs : c’est bien là la garçonnière du prédateur sexuel, dont seul un fin voilage nous sépare de l’irréparable, comme un voyeur impuissant. Les chanteurs, souvent laissés à eux‑mêmes, font ce qu’ils peuvent pour donner une incarnation à leur rôle, mais c’est peu dire que l’on s’ennuie ferme au niveau visuel.

Le plateau vocal réuni se montre de bonne tenue, même si la virtuosité attendue n’est pas toujours au rendez‑vous, occasionnant quelques faussetés dans les passages difficiles dans le suraigu. Malgré une émission un peu raide et un vibrato prononcé, María Hinojosa (Lucrecia) assure l’essentiel, mais c’est davantage l’émission charnue et admirablement projetée de Marina Monzó (Tulia) qui soulève un enthousiasme mérité du public en fin de représentation. Si la petite voix de Judit Subirana (Laureta) manque de caractère, malgré une souplesse bienvenue, on n’est pas plus convaincu par Carol García (Colatino), faute d’une présence plus pénétrante dans sa composition, qui doit faire sentir le mélange d’autorité et de faiblesse propre à son rôle.

Le jeune chef Alberto Miguélez Rouco, plus connu en France pour ses talents de contre‑ténor (voir l’an passé à Nantes dans Partenope), s’est fait un défenseur reconnu du legs de José de Nebra, au concert (voir celui consacré en novembre dernier à Vendado es Amor, no es ciego) comme au disque (Donde hay violencia, no hay culpa pour Glossa). Ses attaques sèches et son attention à faire ressortir la moindre couleur sont un plaisir constant, d’autant que l’articulation entre les pupitres est parfaitement différenciée. Il est toutefois dommage que l’Ensemble Los Elementos, sur instruments d’époque, montre parfois quelques limites, notamment dans la justesse très relative des cors.

mercredi 29 mars 2023

« Le Nez » de Dmitri Chostakovitch - Opera Real à Madrid - 27/03/2023

Ouvrage de toutes les démesures, Le Nez (1930) reste emblématique de la période futuriste de Chostakovitch, encore libre de ses velléités avant-gardistes et satiriques : avec ce chef d'oeuvre comique du XXème siècle, le Russe embrasse toute la fantaisie surréaliste de Gogol, dont la nouvelle éponyme a été augmentée pour brosser le portrait sans concession d'un homme ordinaire affairé à la seule défense de son image et de son rang social, une fois son nez perdu. A partir de cet événement absurde, l’anti-héros Kovaliov se confronte à une galerie de personnages tous plus farfelus les uns que les autres, tandis que le spectateur peine à démêler le vrai du faux, étourdi par l’avalanche de logorrhée verbale ou semi-chantée.

A partir de cette trame rocambolesque, Barry Kosky nous rappelle les racines de ce lointain ancêtre du Bourgeois gentilhomme de Lully /Molière ou du Falstaff de Verdi, en faisant de Kovaliov un clown pathétique moqué par ses semblables. Prenant au mot l’une des critiques assassines  lors de la création de l’ouvrage, il fait du personnage principal un être vulgaire et sale, dont l’inadaptation sociale le condamne à rester un phénomène de foire en son temps : c’est bien ainsi qu’il faut comprendre les allusions à ses inclinaisons homosexuelles cachées dans l’intimité, décisives pour apprécier les joutes épistolaires avec Mme Podtochina au III. Auparavant, Kovaliov attire toute l’attention par ses  mimiques dignes du cinéma muet expressionniste, tout en osant gémir, pleurer ou crier pour tenter de s’extraire de ce cauchemar interminable. La farce volontairement grotesque prend place dans un univers forain totalement déjanté, où l’on croise femmes à barbe et nez transformés en danseurs de claquettes, sans parler de la ronde tribale hypnotique, lors de l’éclatante pièce pour percussions seules au I.

Comme à son habitude, Kosky épouse les moindres inflexions musicales pour donner à la fable une vérité théâtrale saisissante, particulièrement réussie dans les vibrantes scènes de groupe, tout en donnant à voir quelques allusions (notamment la scène des journaux découpés par la censure) au régime totalitaire stalinien, alors en gestation. Seul le dernier acte apparait un peu longuet, les idées de Kosky semblant tourner à vide à l’instar du personnage principal, tandis que le rôle du docteur manque de caractère dans l’interprétation donnée par Alexander Tegila.

C’est bien là la seule relative faiblesse du plateau vocal, qui impressionne tout du long par son homogénéité et son engagement. Ainsi du génial Martin Winkler (déjà interprète de Kovaliov lors de création de la production à Londres, en 2016), qui ne ménage pas ses efforts pour coller à l’interprétation physiquement éprouvante voulue par Kosky. Autant la puissance d’émission que la facilité d’articulation sur toute la tessiture forcent l’admiration, donnant ainsi à son incarnation une sorte d’évidence. Que dire aussi, du parfait choeur Intermezzo, qui relève le défi imposé par les changements de rythme incessants de la partition !

Dans la fosse, Mark Wigglesworth se régale quant à lui de l’orchestration volontiers moqueuse, comme des couleurs tour à tour morbides et incandescentes, donnant beaucoup de vitalité à l’ensemble, sans jamais couvrir le plateau. Assurément un atout décisif pour jouir de ce spectacle à nul autre pareil, dont on ressort sonné mais ravi, après deux heures sans pratiquement aucun temps mort.

samedi 25 mars 2023

« Wonderful Town » de Leonard Bernstein - Olivier Bénézech - Opéra de Toulon - 24/03/2023

Quatre ans avant West Side Story, Leonard Bernstein triomphait à Broadway avec Wonderful Town (1953), une comédie musicale aux rythmes jazzy enivrants, faisant la part belle aux cuivres. Ecrite en seulement un mois, la partition impressionne d’emblée par l’éclat et la fluidité de son orchestration, comme l’élan survitaminé des différentes scènes, qui s’enchaînent sans temps mort – surtout sous la baguette experte, bien qu’un rien trop sonore par endroits, du chef américain Larry Blank.

Le livret décrit la découverte par deux provinciales du quartier new‑yorkais de Greenwich Village, encore populaire dans les années de crise des années 1930 : c’est là le prétexte à un récit d’apprentissage aussi drôle que touchant, où la recherche désespérée d’un emploi se télescope avec la découverte des premiers émois amoureux. L’imagination féconde de Bernstein se régale de la variété des situations dramatiques, entre dîner embarrassant à cinq arbitré par des saillies piquantes aux vents, revue désopilante des soupirants brésiliens en mode « conga » ou encore ensemble déjanté avec chœur lors de la scène finale du night‑club. Outre les divertissements dansés, très nombreux, ce tourbillon d’énergie joyeuse sait aussi laisser la place à l’émotion et à la mélancolie, lorsque les sœurs regrettent leur Ohio natal ou découvrent le pouvoir du sentiment amoureux.

Curieusement, il a fallu attendre 2018 pour découvrir cet ouvrage en création française à Toulon, en une production d’Olivier Bénézech à juste titre couronnée par le Grand Prix de l’Académie Charles Cros : précédée de cet excellent bouche-à-oreille, la reprise affiche logiquement complet pour cette première représentation. On comprend vite pourquoi, tant la mise en scène épouse les situations avec un sens des couleurs et du brio toujours respectueux du livret, bien aidé par les projections vidéo en arrière‑scène de Gilles Papain, évoquant les différents lieux avec un mélange d’élégance et de malice. Avec l’ébouriffant travail sur les costumes, quelques brèves références volontairement anachroniques au début (des émeutes de Stonewall au boys band disco Village People) plantent le décor bohème de l’action, surtout impressionnante dans le travail chorégraphique, d’une ivresse pétillante et toujours juste dans sa parfaite imbrication avec le récit.

Le plateau vocal réuni donne à entendre deux chanteuses d’exception pour interpréter les sœurs, valant à elles seules le déplacement : déjà entendues ici même dans South Pacific en 2022, Kelly Mathieson (Eileen) et Jasmine Roy (Ruth) ravissent à chacune de leurs interventions par la beauté irradiante de leur timbre et leur sens de l’abattage rythmique, d’une précision millimétrée : de là un sentiment d’évidence et de naturel qui ravit tout du long, avant une ovation publique amplement méritée en fin de soirée. Le reste de la distribution tient la route, mais ne se situe malheureusement pas sur les mêmes cimes, surtout Maxime de Toledo (Bob Baker), qui compense une émission vocale chevrotante par une interprétation théâtrale plus affirmée. A ses côtés, les rôles de caractère manquent malheureusement de la folie attendue, du fait d’un jeu d’acteur trop convenu, notamment celui de Max Carpentier. Un bémol mineur pour une production très réussie, qui démontre une fois encore les affinités d’Olivier Bénézech avec ce répertoire, comme jadis Jean‑Luc Choplin.

samedi 18 mars 2023

« Le Bourgeois gentilhomme » de Jean-Baptiste Lully - Jérôme Deschamps - Opéra Comique - 16/03/2023

 

Créée le 7 juin 2019 au Printemps des comédiens à Montpellier, avant une vaste tournée à travers toute la France, la production du Bourgeois gentilhomme (1670) imaginée par Jérôme Deschamps revient à l’Opéra Comique, trois ans après avoir fait les frais d’une interruption inopinée, due à la pandémie. A 75 ans, l’ancien directeur du Comique (entre 2007 et 2015) n’a rien perdu du mélange d’énergie bouffonne et bon enfant qui caractérise son jeu expressif, entre grimaces et mimiques farfelues : de quoi rappeler, par l’apport des artifices du pantomime, toute une génération d’acteurs populaires (de Paul Préboist à Coluche) ou, plus proche de nous, celle de la compagnie Les Deschiens, notamment Macha Makeïeff, François Morel ou Yolande Moreau, pour ne citer que les plus connus.

Omniprésent pendant les trois heures du spectacle, Deschamps campe d’emblée un M. Jourdain peu sympathique, plus autoritaire que maladroit, qui manque de cette tendresse naïve souvent prêtée à son personnage. On peine ainsi à s’attacher à ce mégalomane délirant, qui sait provoquer le rire par son élocution chuintante mais laisse de côté les fragilités de son personnage, possiblement touchant jusque dans ses contradictions. Si la première partie du spectacle pâtit quelque peu de ce manque d’empathie pour le rôle principal, on gagne ensuite en intensité avec la scène très réussie du banquet, où le gag du cochon fait mouche (prouvant ainsi, avec force détails volontairement anachroniques, l’adage « tout est bon, dans le cochon !  »). On aime aussi l’ivresse rythmique du ballet des turqueries, où les délirantes capes des costumes imaginés par Vanessa Sannino virevoltent en une évocation sensuelle et exotique, digne des derviches tourneurs.

La distribution, un rien inégale dans les seconds rôles, pèche par excès de cabotinage en première partie, notamment le duo caricatural entre le Maître de musique et le Maître de ballet – ce dernier interprété par un Guillaume Laloux, nettement plus convaincant dans l’éloquente arrogance prêtée à Dorante. Josiane Stoléru incarne quant à elle une émouvante Mme Jourdain, malgré une voix qui manque parfois de projection. Bien incorporée à l’action, la musique de Lully reste accessoire par rapport à la partie théâtrale, qui emporte plus des trois quarts de l’ouvrage. Avec cette dernière comédie‑ballet, composée avant toutes ses tragédies lyriques, Lully ravit par ses courtes vignettes colorées, interprétés par un quatuor vocal d’une belle homogénéité. On aime aussi l’énergie insufflée par le chef Théotime Langlois de Swarte (28 ans), qui sait empoigner son violon pour entraîner Les Musiciens du Louvre dans l’exacerbation démonstrative des contrastes. C’est là sans doute une forme d’hommage à Marc Minkowski, qui devait diriger en alternance avec son jeune cadet, avant de se blesser tout récemment au bras. De quoi rappeler son amour pour ce répertoire, lui qui enregistra son tout premier disque pour Erato, en 1987, précisément consacré à Molière et Lully, tout en restant attaché à son rôle de bassoniste dans l’orchestre de William Christie, occupé à rendre sa gloire au chef‑d’œuvre de Lully, Atys, déjà à l’Opéra Comique.

« Coups de roulis » d'André Messager - Sol Espeche - Théâtre de l'Athénée à Paris - 15/03/2023

Il faut courir voir ce spectacle donné au Théâtre de l’Athénée jusqu’à dimanche, accueilli par une ovation du public amplement méritée en fin de représentation ! Quel bonheur d’assister à une mise en scène d’une telle inventivité, qui montre combien l’opérette, à ce niveau de qualité, n’a pas à rougir de la comparaison avec le répertoire dit « plus sérieux ». L’opérette reste l’un des répertoires parmi les plus exigeants pour la double qualité de brio vocal et d’interprétation théâtrale (notamment dans les passages parlés) demandée à ses interprètes. La sonorisation ostensible des musiciens et chanteurs, regrettable pour une jauge aussi réduite de 570 places, s’oublie au fur et à mesure que le spectacle prend vie sous nos yeux.

Et quel spectacle ! On reste éberlué par le flair de la compagnie Les Frivolités parisiennes, fondée par les musiciens Benjamin El Arbi et Mathieu Franot en 2012, qui démontre une fois encore sa capacité à s’entourer de metteurs en scène de grand talent, après Pascal Neyron en 2019 (avec Le Testament de la tante Caroline d’Albert Roussel) et 2022 (avec Là-haut de Maurice Yvain), à chaque fois à l’Athénée. En confiant sa nouvelle production à Sol Espeche, ancienne assistante de Marcial Di Fonzo Bo, la réussite est encore au rendez-vous, tant la transposition en soap opera des années 1980 fonctionne dès les premières audaces du générique projeté en grand écran, où chaque personnage est présenté en mode glamour et décalé. De quoi dépoussiérer l’intrigue du tout dernier ouvrage lyrique d’André Messager (1853-1929), d’un vent de folie toujours au service de l’élan narratif, tout en cherchant à donner une consistance dramatique au moindre second rôle. Ainsi de l’Amiral gâteux et bégayant, mais aussi de l’homme à tout faire Pinson, à l’inénarrable accent populaire québécois : une référence à la série Le Cœur a ses raisons, qui parodie les soap opera ? Que dire aussi des clins d’œil désopilants aux amours cachés de deux matelots subalternes, des rivalités délicieusement vénéneuses du chœur féminin ou de l’ignorance crasse de la courtisane Sola Myrrhis, incapable de prononcer correctement les références historiques locales, malgré ses efforts répétés ? On pourrait ainsi multiplier les exemples de cet enrichissement savoureux, aussi pertinent dans sa drôlerie qu’impressionnant d’inventivité. 

Irina De Baghy et Philippe Brocard

Au-delà de ces ajouts textuels, la présence quasi permanente de l’ensemble des protagonistes lors de nombreuses saynètes simultanées, parfois mimées en arrière-scène, étoffe constamment l’action, faisant filer d’une traite les 2h20 du spectacle (sans entracte). Il faut dire que la direction d’acteur s’appuie sur les qualités superlatives de ses interprètes en matière de théâtre, qui donne beaucoup de plaisir tout du long par la rythmique millimétrée de chaque réplique. On aime ainsi la morgue et l’aplomb de Jean-Baptiste Dumora (Puy Pradal) et peut-être plus encore la tempétueuse Irina De Baghy (Sola Myrrhis), au tempérament volcanique qui fait toujours mouche. A leurs côtés, Christophe Gay (Kermao) fait valoir son beau timbre dans les graves, mais manque quelque peu de puissance dans les duos, tandis que Clarisse Dalles (Béatrice) domine son rôle difficile par sa musicalité, malgré quelques stridences dans l’aigu et des décalages avec la fosse. 

On mentionnera enfin la prestation toujours impeccable d’Alexandra Cravero, déjà vivement applaudie tout récemment à l’Opéra-Comique (voir Le Voyage dans la lune d’Offenbach), qui montre tout son amour pour ce répertoire par un engagement de chaque instant. Son attention aux équilibres et aux nuances n’est pas pour rien dans la grande réussite de la soirée, applaudie à juste titre par un public dithyrambique.

mercredi 15 mars 2023

« Le Rossignol » d'Igor Stravinsky et « Les Mamelles de Tirésias » de Francis Poulenc - Olivier Py - François-Xavier Roth - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 13/03/2023

Initiée en 2013 avec Dialogues des Carmélites, avant La Voix humaine (couplée à Point d’orgue de Thierry Escaich) en 2020, l’exploration des opéras de Francis Poulenc se poursuit au Théâtre des Champs-Elysées (TCE), avec la complicité d’Olivier Py. Couplé cette fois avec Le Rossignol (1914) de Stravinsky, l’opéra bouffe Les Mamelles de Tirésias (1947) est l’une des pochades les plus délirantes de Poulenc, mêlant absurde et surréalisme dans la lignée du drame original écrit par Guillaume Apollinaire en 1917. Redoutable à mettre en place, tant il demande une équipe aguerrie à l’abattage et à la gouaille du parlé-chanté propre au répertoire de l’opérette, l'ouvrage représente toujours une gageure pour ses défenseurs.

Le pari n’est ici qu’imparfaitement réussi, du fait d’une distribution plus à l’aise au niveau vocal que dans les réparties théâtrales, qui nécessitent une diction irréprochable pour faire mouche à chaque réplique, y compris dans les périlleuses accélérations. Le Rossignol, composé au tout début de la carrière de Stravinsky, laisse davantage de place à l’expressivité du chant, ce qui permet à Sabine Devieilhe de nous délecter de ses phrasés veloutés et irrésistibles de souplesse aérienne. Moins à son avantage dans le Poulenc, elle emporte toutefois l’essentiel par une présence physique d’un bel aplomb. A ses côtés, Jean-Sébastien Bou impressionne toujours autant par le naturel de son émission, homogène sur toute la tessiture et parfaitement projetée. On regrette toutefois un timbre qui manque de couleurs pour pleinement embrasser les ambiguïtés de ses différents personnages. Cyrille Dubois n’est pas vraiment à sa place ici, du fait d’un débit très délié qui manque de mordant. Il se rattrape heureusement par ses phrasés raffinés, qui font mouche dans les parties plus lyriques. Laurent Naouri, impeccable tout du long, apporte à ses différents personnages une classe vocale éloquente, de même que la plupart des seconds rôles, bien distribués, dont se détache le désopilant Rodolphe Briand.

La plus grande satisfaction de la soirée revient à la prestation superlative de l’ensemble vocal Aedes, qui ravit par son engagement et sa chaleur à chaque intervention, bien aidé par le décor en demi-cercle (qui facilite la projection) ou par le placement parmi le public. Déception en revanche concernant la direction de François-Xavier Roth, qui délaisse brio narratif et rebond rythmique pour privilégier une lecture allégée et subtile, mais trop évanescente pour convaincre sur la durée.

On n’est malheureusement guère plus enthousiaste face à la mise en scène haute en couleurs d’Olivier Py, qui semble, une fois n’est pas coutume, n’avoir pas grand chose à dire ici. Ce sont une fois encore la scénographie et les costumes de Pierre-André Weitz qui parviennent à distraire par leur éclat, jouant des artifices du théâtre dans le théâtre, tout en incorporant plusieurs visions symboliques, en première partie surtout. Dans cet optique, les références exotiques de l’action sont évacuées pour insister sur l’opposition entre les deux décors, l’un sinistre et l’autre gorgé de couleurs, aux néons farfelus et extravertis. On en prend plein les yeux mais on a du mal à se sentir concerné par cette pochade joyeusement déjantée, finalement un peu creuse.

lundi 13 mars 2023

« Andromaque » d'André Grétry - Giulio Prandi - Opéra de Saint-Etienne - 08/03/2023

Souvent réduit au style élégant des opéras-comiques qui lui assurèrent le succès, André Grétry (1741‑1813) eut à cœur de prouver qu’il était capable d’embrasser la veine sérieuse, cherchant l’inspiration à mi‑chemin entre les ornementations virtuoses italiennes et la déclamation dramatique d’un Gluck. Toutefois, son unique tragédie lyrique Andromaque (1780) ne remporta pas le succès escompté, Grétry semblant plus à l’aise dans l’expression en demi‑caractère des ouvrages postérieurs tels que La Caravane du Caire (voir en 2022 à Tours) ou Richard Cœur de Lion (voir en 2019 à Versailles). En réalité, c’est surtout le livret d’Andromaque, privé d’action dramatique, qui explique pourquoi cet ouvrage a été laissé durablement de côté (et ce malgré un disque enregistré par Hervé Niquet ici en 2010, déjà avec Sébastien Guèze) : l’inspiration musicale, éloquente et variée, reste un régal tout du long, donnant une grande place au chœur, seul ou en soutien des ensembles avec solistes. Le Chœur lyrique Saint-Etienne Loire, malgré quelques inévitables décalages dans les parties enlevées, assure l’essentiel par son engagement et son enthousiasme.

Très présent en première partie d’ouvrage, Sébastien Guèze (Pyrrhus) est d’emblée à la peine du fait d’une tessiture aiguë qui le met constamment à la limite de ses moyens : l’émission étroite l’empêche de faire valoir son beau timbre, plus souverain dans les parties déclamées, où son style raffiné fait mouche. C’est toujours là où le ténor français excelle, malgré les soucis techniques évoqués plus haut. A ses côtés, Yoann Dubruque (Oreste) donne une leçon de classe vocale par sa ligne souveraine, bien aidé par sa voix bien posée et idéale de souplesse. On aime plus encore les saisissantes Ambroisine Bré (Andromaque) et Marion Lebègue (Hermione), au tempérament de feu, qui rivalisent de fureur dans leurs rôles respectifs, à force d’émission charnue et parfaitement articulée.

La mise en scène de Matthieu Cruciani déçoit quant à elle par son peu d’imagination, jouant la carte d’un minimalisme énigmatique : peu à peu, la scène vide de tout élément de décor est envahie par les eaux, tandis qu’une pierre en hauteur menace tout autant les protagonistes. Au‑delà des bruits parasites, l’actuel directeur de la Comédie de Colmar peine à animer le spectacle sur la durée, faute d’une direction d’acteur plus serrée (les chanteurs étant souvent placé au‑devant de la scène). On regrette aussi le choix d’une scénographie ouverte, qui prive les chanteurs d’une caisse de résonance intimiste : un confort appréciable dans le domaine de la tragédie lyrique, où le style déclamatoire, à mi‑chemin entre opéra et théâtre, doit rester au plus près d’une émission naturelle, sans excès de poitrine.

Fort heureusement, un maître de ce répertoire est dans la fosse en la personne de Giulio Prandi (voir notamment son intérêt pour les précurseurs italiens Davide Perez, Niccolò Jommelli ou Baldassare Galuppi) : pour sa première invitation à diriger un ouvrage lyrique en France, son art de doser les équilibres respecte à la fois l’esprit et la lettre des intentions de Grétry (qui demande notamment dans ses Mémoires de jouer lentement). Même si les sonorités des instruments modernes de l’Orchestre symphonique Saint‑Etienne Loire apparaissent trop doucereuses, Prandi se délecte de chaque nuance, toujours très bien étagée, sans jamais oublier le relief et le rebond rythmique en contraste.

jeudi 9 mars 2023

« Chimène ou le Cid » d'Antonio Sacchini - Centre des Bords de Marne au Perreux-sur-Marne - 07/03/2023

Avec ses 489 places, la salle principale du Centre des Bords de Marne offre un écrin intimiste idéal pour les nombreux spectacles de danse, jazz et musique classique qui trouvent une large place dans la programmation de cette scène nationale conventionnée « art et création ». Le Théâtre du Perreux‑sur‑Marne peut ainsi s’enorgueillir d’un accueil régulier de l’Orchestre national d’Ile‑de‑France ou de productions audacieuses telles que Le Code noir de Louis Clapisson en 2020, sans parler de sa résidence féconde avec l’Arcal, depuis 2020.

Forte de l’expertise accumulée tout au long de ses quarante ans d’existence, la compagnie nationale de théâtre lyrique et musical, dirigée depuis 2009 par Catherine Kollen, n’a de cesse de monter de nouveaux projets en coproduction avec différentes scènes nationales à travers toute la France : de quoi toucher tous les publics, y compris ceux moins habitués à la fréquentation du répertoire opératique. On pense ainsi, ces dernières années, à des spectacles aussi réussis qu’Armida de Haydn en 2014, L’Empereur d’Atlantis d’Ullmann en 2015, La Petite renarde rusée de Janácek en 2016, ou, dans une moindre mesure, Crésus de Keiser en 2020.

A cette liste, s’ajoute la tragédie lyrique Chimène ou le Cid (1783) d’Antonio Sacchini, montée en 2017 à Massy, Herblay et déjà au Perreux‑sur‑Marne. Si la pandémie a repoussé la reprise de l’ouvrage, on le retrouve pour une unique date au Centre des Bords de Marne, avec des interprètes différents par rapport à la création, hormis les deux rôles principaux. C’est là l’occasion de découvrir l’un des compositeurs les plus fêtés de son temps, mais malheureusement largement oublié de nos jours, et ce malgré plusieurs initiatives isolées, dont l’excellent enregistrement en 2013 par Christophe Rousset de la tragédie lyrique Renaud. Avec Le Cid, Sacchini s’attaque à un autre monument littéraire, centré cette fois sur la figure de Chimène. Sa musique électrique et haute en couleur trouve en Julien Chauvin un interprète vigoureux, qui opte pour des attaques sèches et des tempi très vifs : de quoi donner un relief saisissant aux nombreuses scènes guerrières qui parsèment l’ouvrage. On est plus déçu en revanche lors des parties intimistes, qui manquent de respiration et d’attention à l’expression des sentiments, en contraste.

Artavazd Sargsyan et Agnieszka Slawinska

Quoi qu’il en soit, son travail donne beaucoup de tenue à l’ensemble, autant par la précision des attaques, que l’attention à l’articulation avec ses chanteurs, et tout particulièrement les superlatifs Chantres du Centre de musique baroque de Versailles, véritables rayons de lumière à chacune de leurs interventions. Leur niveau technique n’a pas à rougir de celui offert par les solistes, et l’on se réjouit tout du long du sens des couleurs et de la cohésion d’ensemble. A leurs côtés, on est moins convaincu en revanche par la prestation d’Agnieszka Slawinska dans le difficile rôle‑titre, du fait d’une prononciation perfectible du français (et ce malgré l’expérience accumulée avec l’Opéra Studio de l’Opéra du Rhin, de 2006 à 2008) et d’une émission étranglée dans le suraigu, au fort vibrato, qui rend ses phrasés peu naturels. La soprano polonaise compense ses difficultés par un investissement dramatique engagé, mais on aurait préféré une artiste francophone dans un rôle aussi décisif.

Parmi les grandes révélations de la soirée figurent les prestations de Florent Karrer (Don Diègue) et Louis de Lavignère (Héraut d’armes), tous deux superbes de vérité dans leurs rôles respectifs. Ainsi de l’autorité naturelle de Florent Karrer, portée par une clarté d’émission et une aisance sur toute la tessiture, mais c’est peut‑être plus encore Louis de Lavignère qui impressionne par la beauté de son timbre charnu, parfaitement projeté. On aime aussi la classe d’Artavazd Sargsyan (Rodrigue), aux phrasés toujours aussi raffinés, et ce malgré un manque de puissance et une émission parfois trop nasale. Tout le reste de la distribution apporte beaucoup de satisfactions, au premier rang desquels le solide Roi de Castille de Laurent Deleuil ou le chant raffiné et gracile du Don Sanche de Benjamin Alunni.

On mentionnera enfin la mise en scène élégante et épurée de Sandrine Anglade, qui se joue de la contrainte de l’étroitesse de la scène en incluant les instrumentistes, tous grimés en juré d’un tribunal métaphorique. Recentrée en une sorte de huis clos étouffant où Chimène demande justice, la scénographie permet de concentrer l’attention sur les tourments de la protagoniste. On aime aussi l’idée de jouer avec les éléments techniques (particulièrement les éclairages) en un ballet minimaliste, qui impose un climat d’étrangeté tout du long, au service d’un travail probe et toujours pertinent.

mardi 7 mars 2023

« La Favorite » de Gaetano Donizetti - Paolo Olmi - Opéra de Bordeaux - 04/03/2023

Après la réussite de la version de concert de Robert le Diable voilà deux ans, on ne boudera pas notre plaisir de retrouver à Bordeaux un autre grand opéra à la française, avec La Favorite (1840). Les spectateurs bénéficient cette fois du faste d’une production scénique, comme le requiert le genre, qui entremêle grande histoire et tourments individuels : le trio amoureux particulièrement vénéneux ici réuni tente ainsi de jongler avec l’honneur et les conventions, sur fond de conflit guerrier contre les Maures. Malgré le statisme de l’action, la multiplicité des atmosphères donne à entendre une partition d’une variété d’inspiration quasi inépuisable de la part d’un Donizetti alors au sommet de ses moyens, alternant scènes d’intériorité spirituelle ou d’ivresse amoureuse, ensembles spectaculaires entre tous les protagonistes, sans parler de la présence pénétrante du chœur, sollicité tout du long. Attendu au tournant par la critique, Donizetti donne là l’une de ses plus éclatantes réussites, en profitant de la double influence des maîtres du genre, Meyerbeer et Halévy : de quoi expliquer la longévité de l’un des plus grands succès du XIXe siècle à l’Opéra de Paris (où l’ouvrage est donné chaque année jusqu’en 1893) ou à l’international (grâce à la version italienne).

Présentée au Festival Donizetti de Bergame l'an passé, la production imaginée par Valentina Carrasco joue d’abord la carte de la séduction visuelle en superposant plusieurs éléments de décor, magnifiés par l’élégance des éclairages, entre pénombre et contre‑jour énigmatiques. Peu à peu, l’ancienne assistante d’Alex Ollé (La Fura dels Baus) alterne rideaux noirs transparents et grandes grilles pour suggérer combien les protagonistes sont prisonniers de leur condition sociale, du religieux à la courtisane, en passant par le Roi lui-même. Mais Carrasco surprend plus encore en choisissant d’animer le (long) ballet de l’acte II d’une déambulation d’une dizaine de femmes âgées, qui figurent les anciennes favorites délaissées par le souverain. Si le message féministe est séduisant, il peine toutefois à se renouveler sur la durée des vingt minutes du ballet, du fait d’un recours trop simpliste à la pantomime, au détriment de la danse. Pour le reste, la mise en scène reste heureusement pertinente, à la fois pour sa direction d’acteur soutenue que sa constante fidélité au récit ou aux moindres inflexions musicales.

Après le triomphe remporté ici même par Pene Pati voilà trois ans dans Roméo et Juliette, le public bordelais est venu en nombre pour fêter le ténor samoan : on ne peut que rendre les armes devant l’éclat de son timbre en pleine voix, confondant de naturel et d’une radieuse beauté. Les progrès dans la diction française sont aussi audibles depuis sa récente prestation à Monte‑Carlo dans La Damnation de Faust, particulièrement dans les passages en mezzo voce, où l’émission est plus ouverte. A ses côtés, Annalisa Stroppa donne à sa Leonora les accents déchirés d’une interprète soucieuse du moindre détail au niveau interprétatif, bien aidée par sa grande maitrise technique sur toute la tessiture. On aime aussi le chant ardent de Florian Sempey (Alphonse XI), qui montre sa maîtrise du rôle par un investissement dramatique d’une sincère éloquence et d’une puissance d’émission étourdissante par endroit. Plus en retrait du fait d’un timbre en lambeaux dans l’aigu, Vincent Le Texier (Balthazar) se rattrape quelque peu par son art de la diction, d’une noblesse digne et sereine, tandis que le chœur déçoit lui aussi par son manque de cohésion dans les attaques, ce qui est particulièrement audible s’agissant d’un ouvrage chanté en français.

Placé sous la direction aussi attentive qu’aérienne de Paolo Olmi, l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine donne beaucoup de plaisir à force de couleurs et de raffinement, donnant à ce Donizetti les atours d’un mélodrame finement contrasté. De quoi parfaire la réussite de cette production qui démontre toute l’étendue de la richesse de sonorités offerte par le grand opéra à la française.