mardi 30 janvier 2024

« Les Soldats » de Bernd Aloïs Zimmermann - François-Xavier Roth - Philharmonie de Paris - 28/01/2024

Après Cologne et Hambourg, Paris accueille à son tour cette production des Soldats de Bernd Aloïs Zimmermann imaginés par le trublion espagnol Calixto Bieito – ici dans une mise en espace saisissante, montée avec trois fois rien pour mettre en valeur un ouvrage aux dimensions hors-norme, qui justifie tous les superlatifs : personne n’en sortira indemne, pas même son compositeur, à la fin de vie tragique.

Composer un opéra lorsqu’on appartient à l’avant-garde sérielle, dans la foulée de la deuxième guerre mondiale, est en soi un acte provocateur, tant cette forme parait alors à l’agonie. Pour autant, le compositeur allemand Bernd Alois Zimmermann (1918-1970) relève le défi en adaptant la pièce Les Soldats (1776) de Jakob Lenz, un dramaturge qui avait déjà inspiré Berg pour son Wozzeck. L’admiration de Zimmermann pour Berg explose par tous les pores dans cet ouvrage colossal, élaboré lors d’une longue gestation, de la commande initiale de l’Opéra de Cologne en 1958 jusqu’à la création triomphale en 1965. Réputée injouable avant la création, la musique des Soldats impressionne d’emblée par la masse des moyens réunis, qui explique pourquoi elle est si rarement donnée (la précédente production scénique à Paris date de… 1994, dans une mise de Harry Kupfer à l’Opéra Bastille). Près de cent instrumentistes réunis autour d’un plateau vocal tout aussi pléthorique (15 solistes) empoignent l’introduction en forme de magma en fusion : avec l’explosion atonale des multiples instruments, comme indépendants les uns des autres, on peine à se raccrocher à l’un d’entre eux, si ce n’est au rythme implacable des timbales. La furia assourdissante de décibels annonce la couleur par son ton uniforme : pas question, ici, de joyeuseté et encore moins d’expression d’une mélodie, si ténue soit-elle.

Cette violence sonore, entre chatoiement des timbres et ruptures brutales des vents et percussions, est indissociable de la personnalité complexe de Bernd Alois Zimmermann, qui fascine à plus d’un titre. Contrairement à Boulez ou Stockhausen, le compositeur allemand a connu les affres du Deuxième conflit mondial en étant mobilisé sur le front russo-polonais. Bien avant le suicide qui devait mettre fin à ses jours, le traumatisme de cette période se ressent dans son chef d’oeuvre lyrique, très sombre sur la nature humaine. La « masculinité toxique » (pour utiliser une expression contemporaine) conduit ainsi à la répétition inéluctable des catastrophes : les guerres, de génération en génération, et peut-être plus encore la peur de l’anéantissement définitif de l’humanité, suite à un bombardement nucléaire.

Emily Hindrichs
Comme à son habitude, Calixto Bieito dépeint ce contexte avec une violence exacerbée, insistant sur les conséquences du patriarcat triomphant lors d’une saisissante scène de viol collectif, où les hommes, immobiles et alignés, se partagent leur victime, aussi déboussolée qu’offerte. De quoi rappeler combien la lâcheté se cache derrière l’anonymat du costume de chaque soldat, lui faisant finalement renoncer à son humanité. Si on peine parfois à saisir les enjeux de chaque tableau, tant Zimmermann passe de l’un à l’autre dans une même scène, le travail de Bieito impressionne par sa force brute, toujours en lien avec les moindres inflexions musicales. Les éclairages crus, comme l’insistance sur les mouvements saccadés du choeur, renforcent ce huis-clos toujours plus étouffant, qui s’épanouit sur le plateau tout en longueur situé derrière l’orchestre. Le plateau vocal réuni y imprime une tension dramatique d’un engagement constant, tant celui-ci possède les moyens techniques requis, jusque dans le moindre second rôle. Honneur avant tout à Emily Hindrichs, qui force l’admiration par son aisance sur toute la tessiture, entre facilité de projection et expression d’un timbre radieux.

La plus grande ovation de la soirée revient toutefois à François-Xavier Roth, qui relève le défi d’une parfaite mise en place des effectifs collossaux répartis dans toute la grande salle de la Philharmonie de Paris, en des effets de spatialisation nombreux et spectaculaires. Du grand art, qui fait honneur à ce monument, toujours aussi impressionnant d’éloquence tragique, qu’est Les Soldats.

dimanche 28 janvier 2024

« Don Quichotte chez la duchesse » de Joseph Bodin de Boismortier - Hervé Niquet - Opéra de Versailles - 27/01/2024

Il est rare qu’un ouvrage lyrique devienne autant indissociable de l’orchestre qui a contribué à lui rendre ses lettres de noblesse : ainsi de l’opéra-ballet Don Quichotte chez la duchesse (1743) de Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755), qui fut joué par l’ensemble d’Hervé Niquet, le Concert Spirituel, dans la foulée de sa fondation en 1987. Les reprises scéniques de 1996 n’étaient finalement que le prélude à la renaissance de l’ouvrage dans une nouvelle et ébouriffante mise en scène confiée à Shirley et Dino en 2015, avant que disque et dvd n’immortalisent l’événement pour fêter les 35 ans de la formation sur instruments d’époque.

Un enregistrement multi-récompensé, jusque dans la presse européenne, qui explique pourquoi Château de Versailles Spectacles a fait de cette production un étendard de ses spectacles : de quoi démontrer combien rire et bonne humeur peuvent aisément se conjuguer avec l’indispensable qualité artistique. Contemporain de Platée (1745) de Jean-Philippe Rameau, ce Don Quichotte permet à la musique haute en couleurs de Boismortier de s’épanouir autour de plusieurs saynètes savoureuses qui moquent la crédulité du héros, accompagné du pleutre Sancho Pança. Une Duchesse le poursuit de ses assiduités pour lui faire oublier sa fameuse Dulcinée, tout en lui faisant rencontrer le magicien Merlin, ainsi que d’exotiques japonais en fin d’ouvrage. Dans le même temps, le Duc joue les maîtres de cérémonie pour mieux se rire de Don Quichotte, en construisant la farce au fur et à mesure comme une pièce en cours de répétition, entre vrai-faux amateurisme et joyeuseté bon enfant avec le choeur.

Chantal Santon Jeffery et Gilles Benizio

La partie de comédie étant perdue, Shirley et Dino ont libre cours pour nous embarquer dans leur fantaisie pétrie de tendresse et de clins d’oeil burlesques, toujours en lien avec la progression de la partition chantée. Il faut voir comment la scénographie intègre les artifices baroques, les modernisant pour mieux leur rendre hommage, sans jamais oublier de provoquer le rire par leur usage décalé. On ne dévoilera pas les nombreux gags de ce spectacle évolutif, toujours légèrement différent selon les soirées, qui multiplie les digressions et les anachronismes volontaires. Le quatrième mur avec le public est ainsi cassé à plusieurs reprises, grâce aux interventions désopilantes d’Hervé Niquet, très sollicité, et pas seulement dans la fosse.

On ne peut imaginer meilleur défenseur que le Concert Spirituel dans ce répertoire, de même que le plateau vocal réuni, de haute qualité. Ainsi de l’aérien et lumineux Mathias Vidal en Don Quichotte, ou du pénétrant et débonnaire Marc Labonnette en Sancho Pança. Chantal Santon Jeffery (Altisidore) n’est pas en reste dans la virtuosité et l’agilité, tandis que Nicolas Certenais (Merlin) fait valoir un timbre superbe, bien qu’un peu raide au niveau de l’articulation. Seule Lucie Edel déçoit en comparaison avec une prononciation trop approximative. Mais c’est surtout Gilles Benizio qui tient le spectacle sur toutes ses épaules par ses réparties lunaires et délicieusement ingénues, bien épaulé par un complice Hervé Niquet, aussi bon comédien que chef.

vendredi 26 janvier 2024

« La Femme sans ombre » de Richard Strauss - Nicolas Joël - Opéra de Toulouse - 25/01/2024

 

La production de Nicolas Joël (1953-2020), qui avait permis à La Femme sans ombre de faire son entrée au répertoire du Théâtre du Capitole en 2006, fait son retour à Toulouse autour d'un plateau vocal de haute volée. Un spectacle acclamé à juste titre par un public dithyrambique, toujours aussi gâté par le grand connaisseur des voiux qu'est Christophe Ghristi.

 

Il faut néanmoins, commencer par évacuer ce qui constitue la seule relative déception de la soirée. En effet, la sage mise en scène de Nicolas Joël reste trop uniforme et répétitive sur la durée assez longue du spectacle (un peu de plus de 4 heures, avec deux entractes) ; quant au refus d’expliciter les sous-entendus symboliques du livret alambiqué de Hugo von Hofmannsthal, il n’aide pas à démêler le double récit initiatique de l’Impératrice, prisonnière de la tutelle castratrice de son père et de sa nourrice, en miroir de celui du couple formé par les teinturiers, incapable de trouver le chemin du désir charnel pour remplir la fonction première de son rôle social, celui de procréateur. On aurait aimé que ce message moraliste, aux œillères bourgeoises et conservatrices, soit suffisamment mis à distance pour résonner davantage avec les évolutions contemporaines en la matière.

 

Quoi qu’il en soit, le travail de Nicolas Joël a pour lui une certaine lisibilité au niveau visuel. Il oppose le royaume des Esprits à celui des humains par une scénographie monumentale et bien différenciée, entre la majesté froide des teintes grises en hauteur et les volumes plus sombres et poisseux des bas-fonds, dévolus aux teinturiers. « Sans l’ombre d’un doute » : c’est ainsi que l’on pourrait résumer cette mise en scène ancrée dans le réalisme, évacuant, sans trop se poser de questions, l’orientalisme du conte et minorant les possibles effets spectaculaires du recours à la magie très présente dans le livret (par exemple, les apparitions tout en sobriété du faucon ou de l’amant de la teinturière).

Fort heureusement, on retrouve toute la force d’engagement du chef allemand Frank Beermann, désormais bien connu du public toulousain pour avoir dirigé depuis plusieurs saisons de grands titres du répertoire germanique (notamment Elektra du même Strauss), pour mettre en valeur la richesse de coloris de l’Orchestre du Capitole dans les passages apolliniens, avant de l’enflammer dans les déchainements telluriques de la partition, en une pâte sonore généreuse et bien contrastée. Toute l’attention du chef trouve aussi une articulation souple et naturelle avec le plateau vocal, luxueusement distribué jusque dans le moindre second rôle pour faire face aux masses sonores parfois dantesques voulues par Strauss.

Ainsi de Ricarda Merbeth qui troque cette fois le rôle de l’Impératrice pour celui de la teinturière et sculpte chaque syllabe au service du sens, en une saisissante incarnation théâtrale. Le poids des années ne paraît pas atteindre la soprano autrichienne dans ce rôle, qui semble avoir été écrit pour elle. On aime également l’aplomb scénique de Sophie Koch, qui donne à sa nourrice toute la noirceur attendue par ses phrasés tout en relief, sans jamais forcer sa voix.

Que dire, aussi, de l’une des grandes révélations du Festival de Bayreuth en la personne d’Elisabeth Teige (L’Impératrice), dont la souplesse d’émission et la conduite harmonieuse de la ligne sont un régal sur toute la tessiture, sans aucun effort apparent. Il lui reste à trouver davantage de longueur de souffle en certains endroits pour donner plus encore de chair à son interprétation, mais l’ensemble se situe déjà à un niveau superlatif. Plus musculeux en comparaison, dans l’aigu surtout, le chant ardent d’Issachah Savage (L’Empereur) se nourrit de ses moyens considérables, parfaitement projetés. On est plus encore séduit par la noblesse de phrasés de Brian Mulligan, qui donne à son Barak des trésors d’humanité, à même de faire passer une émotion subtile, toute en demi-teinte et sans ostentation.

mardi 23 janvier 2024

Concert de l’Orchestre Royal du Concertgebouw d’Amsterdam - Myung-Whun Chung - Philharmonie de Paris - 22/01/2024

Parmi les événements de la saison à la Philharmonie de Paris, la venue de l’Orchestre Royal du Concertgebouw d’Amsterdam fait logiquement salle comble, autour d’un programme des plus réjouissants. On retrouve en effet en première partie un des Concertos pour piano de W. A. Mozart, véritable jardin secret cultivé tout au long de sa courte vie, à même de rappeler ses qualités de soliste virtuose du piano, étourdissantes dès son enfance prodige. Composé pendant la prolifique année 1784 où pas moins de six concertos pour piano (14 à 19) voient le jour, le Dix-Septième fait partie des pièces maîtresses, tant son atmosphère galante et enjouée séduit d’emblée, faisant une part non négligeable aux vents, ici parfaitement rendus par le pupitre aux envolées aériennes de la phalange amstellodamoise.

Si le piano serein et sans excès, aux notes bien déliées, d’Emanuel Ax (né en 1949) respecte l’esprit de la partition, on reste parfois sur sa faim en matière de prise de risque, loin de l’électricité attendue pour le concert. L’accompagnement sans aspérités et sans nuages de Myung-Whun Chung (né en 1953) va dans le même sens en tirant Mozart vers le 19ème siècle, en un refus assumé du pathos, entre lisibilité et clarté des plans sonores. Cette interprétation cérébrale sonne un peu froid, avec un manque de vélocité du soliste, parfois couvert dans les tutti. Le bis fait la part belle à un autre compositeur autrichien en la personne de Schubert, dont Ax interprète la Sérénade crépusculaire D.957 en une délicatesse sans effets, digne de son art, démontrant qu’il est davantage un maître de l’intimisme qu’un concertiste.

Après l’entracte, la Symphonie n° 7 (1884) d’Anton Bruckner trouve en Myung-Whun Chung un de ses défenseurs les plus ardents, lui qui dirige régulièrement la musique du « Maître de Saint-Florian » depuis de nombreuses années, notamment à la tête de l’Orchestre philharmonique de Radio France (dont il fut directeur musical de 2000 à 2015). Le geste implacable du chef coréen ne cherche pas à caresser l’auditeur dans le sens du poil, allant souvent à rebours des intentions du compositeur pour imposer un idéal de « musique pure » : on assiste à une sorte de mise à nue analytique, sans tension et sans pathos, où les différents thèmes sont peu différenciés. Mélodie principale et contre-chants sont souvent mis sur le même plan, au bénéfice d’une valorisation des dynamiques, en un élan brusque et un rien expédiés dans les tutti cuivrés, en contraste avec les parties apaisées ostensiblement ralenties. Cette lecture volontairement « neutre », un rien lunaire, ne peut laisser indifférent : on sait la capacité de la direction de Chung à provoquer enthousiasme ou rejet.

Malgré toutes les qualités sonores de l’Orchestre Royal du Concertgebouw d’Amsterdam, on avoue rester de glace à cette interprétation en forme de radiographie de la partition, qui refuse toute expressivité. Pour autant, les deux derniers mouvements de la symphonie semblent mieux résister à ce corset sévère, en mettant en valeur quelques détails superbes dans l’exploration des timbres – notamment les cors et tubas wagnériens en sourdine, comme en suspension, à la fin du III.

jeudi 18 janvier 2024

« Adriana Lecouvreur » de Francesco Cilea - David McVicar - Opéra Bastille à Paris - 16/01/2024

Parmi les grand mélodrames initiés par le courant vériste, Adriana Lecouvreur (1902) figure parmi les plus mémorables, tant le destin tragique de l’héroïne reste indissociable de son personnage historique éponyme, une sorte de Sarah Bernhardt, très célèbre en son temps. C’est précisément la comédienne française qui remit au goût du jour en 1880 la vie amoureuse de l’ancienne égérie de Voltaire, autour d’un triangle amoureux vénéneux dont il est impossible de sortir indemne : Maurizio, écartelé entre l’amour d’Adriana et de sa rivale la Princesse de Bouillon, brouille les pistes de son identité pour mieux jouer sur tous les tableaux, laissant ses deux amantes se déchirer pour lui, en un jeu de masques finalement fatal pour Adriana.

Resté dans l’ombre de Puccini, Francesco Cilea composa peu et s’illustra surtout lors d’une brillante carrière académique d’inamovible directeur des Conservatoires de Palerme puis Naples, formant plusieurs générations d’artistes. Son chef d’oeuvre Adriana Lecouvreur impressionne par son inspiration mélodique envoûtante, même si on peut lui reprocher un livret au début peu lisible, tant les personnages s’entrecroisent en un ballet tourbillonnant, pour mettre en relief l’énergie populaire de la Comédie-Française. Cette vitalité est heureusement admirablement saisie par la production imaginée par David McVicar, qui fait là une nouvelle halte bienvenue à Paris, après avoir triomphé sur les plus grandes scènes européennes. D’emblée, McVicar donne à voir de multiples saynètes bien différenciées pour figurer les corps de métiers à l’ouvrage, avant de recentrer l’attention sur les enjeux entre les personnages. Le caractère mélancolique de Michonnet, amoureux en secret d’Adriana, s’incarne ainsi dans ses postures passives et résignées, là où Quinault et Poisson font preuve d’une jeunesse rayonnante, a contrario. Attentif aux oppositions sociales, McVicar n’en oublie pas de rappeler la condition toujours modeste d’un acteur à cette époque, au moyen d’une scénographie très réaliste, qui explore les mirages de la scène comme l’envers de son décor, plus trébuchant en coulisses. Si ce travail reste finalement d’une fidélité très classique au livret, on se délecte tout du long de la splendeur des décors et costumes, magnifiés par la variété des éclairages, pour nous emporter dans un délicieux voyage au temps d’Adriana.

Anna Netrebko et Yusif Eyvazov
Et quelle Adriana, en la personne d’Anna Netrebko ! On reste toujours autant bluffé, pour ce type de rôle où les qualités dramatiques sont déterminantes, par la capacité de la chanteuse russo-autrichienne à moduler ses phrasés d’infinies nuances. Pour autant, quelques limites sont audibles dans la projection, qui semble avoir du mal à se déployer sur l’ensemble de la tessiture, tandis que certaines notes sont prises par en dessous. Si la vaillance est encore timide, l’art de cette grande interprète nous émeut toujours autant dans les scènes intimistes, toutes très réussies. A ses côtés, le ténor azéri (et son mari à la ville) Yusif Eyvazov compose un Maurizio plus monolithique dans l’émission, mais d’une générosité toujours aussi intense dans l’expression ardente, parfois au détriment de ses comparses, balayés par sa puissance sonore. Le chant techniquement très solide d’Ekaterina Semenchuk (Princesse de Bouillon) montre davantage d’équilibre, autour d’un timbre suave. On attend toutefois davantage de noirceur et d’insolence vocale dans ce rôle, à l’instar d’un Leonardo Cortellazzi un rien trop timide dans les aspects plus troubles de l’Abbé de Chazeuil. A leurs côtés, Ambrogio Maestri (Michonnet) surprend par sa présence émouvante dans les réparties en demi-teintes, comme dans son articulation haute en couleurs, qui rappellent toutes les qualités d’interprète bouffe appréciées ailleurs (notamment dans L'Elixir d'amour).

Outre ce plateau vocal de haut niveau, jusque dans le moindre second rôle, on découvre la direction tout en allègement et transparence de Jader Bignamini, qui n’en oublie jamais d’imprimer une fine tension dans les passages dramatiques. Assurément du grand art que ce geste tout en économie et en raffinement, qui exploite à merveille la variété de coloris du superlatif Orchestre de l’Opéra de Paris.

dimanche 14 janvier 2024

Concert de l'Orchestre national d'Ile-de-France - Ainārs Rubikis - Opéra de Massy - 12/01/2024

Ainārs Rubikis   

« Grandeur et élégance » clame le programme de l’Orchestre national d’Ile‑de‑France, qui fête ainsi en grande pompe ses cinquante ans autour de la réunion d’œuvres d’horizons très variées, entre pièces contemporaine, néoclassique et romantique. Le concert débute avec la création de la Bacchanale de Joel Järventausta (né en 1995), une commande offerte au titulaire du prix Ile de créations (désormais remplacé par le prix Elan) en 2019. Cette courte pièce de cinq minutes environ force à la concentration d’emblée par un bref tutti immédiatement suivi d’une atmosphère mystérieuse dans les piani, avec force couleurs et effets de bruitages contemporains. Le Finlandais montre là toute sa maîtrise des ressources de l’orchestre, avec un sens des enchaînements très fluide et toujours envoûtant.

Après cette brève pièce en guise d’apéritif, le concert prend une toute autre allure avec les délices de raffinement du Concerto pour deux pianos (1932) de Poulenc, qui montre tout l’esprit vif et piquant des différentes influences entremêlées par son auteur. Se succèdent ainsi plusieurs hommages à des compositeurs illustres, dont Mozart, mais aussi un foisonnement de rythmes forains et jazzy, au rayonnement lumineux. Le Geister Duo, formé voilà dix ans et ayant à son actif deux disques remarqués (notamment le second, consacré à Debussy et Stravinsky), imprime sa marque par un élan enthousiaste, au ton franc et direct, qui ne cherche jamais à prendre le pouvoir sur l’orchestre. Toujours très précis dans l’écoute mutuelle, les deux pianistes laissent entrevoir quelques infimes différences de style, des virtuosités sans état d’âme de David Salmon aux subtilités plus discrètes de Manuel Vieillard, en lien avec l’esprit de la partition. En bis, les deux Français offrent un moment de douce poésie avec la version pour piano à quatre mains du « Jardin féerique » de Ma mère l’Oye (1908) de Ravel, interprété sans affèterie, ni effets, en toute sobriété.

Après l’entracte, le public a la surprise de découvrir une scène désormais remplie du double de musiciens, pour exécuter la redoutable Quatrième Symphonie (1874/1888) de Bruckner. Comme il y a dix ans avec la même formation à Besançon, on retrouve Ainārs Rubikis (né en 1978) dans un programme étonnamment proche, également ponctué d’une grandiose seconde partie. D’emblée, tous les regards se tournent vers le premier cor Robin Paillette (né en 1985), sur qui repose la réussite des premières mesures inoubliables, avec son solo qui s’élève en majesté sur un tapis de cordes frémissant. Tout au long de la soirée, le corniste sait marier sa solidité technique, sans faille, aux réparties plus raffinées qui le sollicitent dans les autres mouvements, notamment dans l’Andante, quasi allegretto.

C’est d’autant plus remarquable que la direction de Rubikis met précisément en valeur les saillies individuelles, surtout dans les passages pastoraux, en allégeant les textures et en ralentissant les tempi ostensiblement, en contraste avec le rythme plus soutenu des tutti cuivrés. Le Letton fait ainsi ressortir des détails d’une grande lisibilité, parfois impressionnant de solennité lunaire, comme si le temps était en suspension, notamment dans l’exploration des sonorités dans les graves. On gagne ainsi en couleurs et en variété ce que l’on perd en compréhension de l’architecture globale, notamment dans l’Andante, un peu trop déstructuré, qui renforce l’impression de collage des différents thèmes. Malgré un bref cafouillage au tout début du dernier mouvement, le concert impressionne par la tenue d’ensemble, d’une grande solidité technique, avec quelques belles individualités, entre chant ardent des violoncelles, crépitement des bois ou vigueur millimétrée des percussions. Parmi eux, se distingue l’excellent Florian Cauquil aux timbales, notamment mis en valeur par quelques scansions marquées lors du Scherzo.

Quel bonheur, aussi, de constater que le public a retrouvé le chemin des concerts, comme le prouve la vente à guichets fermés pour cette soirée anniversaire de l’Orchestre national d’Ile‑de‑France. Ce concert très réussi démontre une fois encore toute l’excellence de cet ensemble, qui force toujours autant l’admiration par sa capacité à diffuser son ambition artistique dans les moindres petites communes d’Ile‑de‑France, les plus reculées soient‑elles.