samedi 24 décembre 2011

« La Botte secrète » de Claude Terrasse - Théâtre de l'Athénée - 20/12/2011

Comme chaque année en décembre, la compagnie Les Brigands nous offre de découvrir une opérette rare ou méconnue. Pour fêter les dix ans de sa création, la troupe présente cette fois-ci une œuvre courte de Claude Terrasse, suivie d’une pétillante revue anniversaire à consommer sans modération.

Déjà dix ans que la compagnie Les Brigands parcourt la France pour défendre un répertoire malheureusement bien trop dénigré, celui de l’opérette. Seules les grandes œuvres d’Offenbach, Johann Strauss II ou Franz Lehár ont en effet les honneurs réguliers des grandes scènes ou du disque. Fort heureusement, la Péniche Opéra ou Les Brigands défrichent des œuvres plus rares, privilégiant des formes courtes en un acte, pour le plus grand bonheur des amateurs curieux.
Qui connaît aujourd’hui le compositeur Claude Terrasse ? Les quelques chanceux présents en 1997, à la Péniche Opéra déjà, pour savourer la Botte secrète ? Ou bien les fidèles de la compagnie Les Brigands, fort inspirée en 2009 avec la désopilante opérette Au temps des croisades ? Outre ses succès avec le poète Franc-Nohain (librettiste de la Botte secrète), Claude Terrasse connaît son heure de gloire en 1896 lorsque son ami Alfred Jarry lui confie la composition de la musique d’Ubu Roi. Les deux hommes travaillent encore ensemble par la suite, aidés du peintre Pierre Bonnard, beau-frère de Terrasse, qui conçoit les décors d’une autre pièce de Jarry.
Un égoutier qui pro-fesse
C’est donc un Terrasse déjà bien aguerri qui compose en 1903 la Botte secrète, une œuvre aussi incisive qu’hilarante, dont l’argument simple donne prétexte à des rebondissements rocambolesques. Toute la pièce se déroule dans la boutique de l’un des prestigieux chausseurs de la ville où un prince, accompagné de sa femme, recherche celui qui a eu l’outrecuidance de lui botter les fesses par une douce nuit de 14 juillet. Le forfait a été commis par une improbable pointure 70 ou 71, celle d’un égoutier qui pro-fesse (clin d’œil à l’un des multiples jeux de mots de Franc-Nohain).
La pièce est portée à bout de bras par une remarquable Diana Axentii, qui ne recule devant aucune audace pour satisfaire le rôle éminemment comique de la Princesse qui s’amourache du premier venu. La mezzo-soprano moldave est réjouissante de bout en bout avec sa diction parfaite et sa qualité de chant irrésistible. En comparaison, les rôles masculins déçoivent nettement sur le plan vocal – seul David Ghilardi (Hector) fait exception avec son beau timbre de ténor. Tout en imposant une présence scénique et un cabotinage désopilants, Christophe Crapez (le Prince) peine ainsi constamment dans les parties chantées, tandis que Vincent Vantyghem (l’Égoutier) se laisse bien trop souvent couvrir par l’orchestre.
Malgré ces quelques réserves, les qualités d’acteurs des comédiens-chanteurs font mouche, et la pièce est parfaitement efficace, soutenue par la verve habituelle de Christophe Grapperon dans la fosse d’orchestre. La mise en scène discrète de Pierre Guillois se concentre sur les gestes et positions incongrus (hilarante scène des égouts), avant de déployer une fantaisie débridée en deuxième partie avec la revue « surprise ».
Une dernière partie jubilatoire
Tout le plaisir de cette soirée réside dans ce beau clair-obscur concocté par l’équipe des Brigands. À la sobriété de la mise en scène de la Botte secrète en première partie, succède en effet une brillante revue, joyeux pot-pourri d’opérettes de Jacques Offenbach, Marcel Lattès, Henri Christiné, Maurice Yvain, Reynaldo Hahn et Hervé. Jubilatoire et extravertie, la revue fait la part belle aux chœurs de femmes et d’hommes, préservant une cohérence avec la Botte secrète par le choix d’extraits basés sur les différences de classe (chœur des mannequins ou air de la femme du préfet de Police).
Ce véritable feu d’artifices final rend hommage à une belle troupe, que l’on se réjouit déjà de revoir l’an prochain tant son enthousiasme est communicatif. 

vendredi 9 décembre 2011

« La Campagne » de Martin Crimp - Théâtre de La Forge à Nanterre - 07/12/2011

La compagnie Patrick-Schmitt, basée depuis plus de vingt ans dans le charmant centre-ville de Nanterre, ose le pari de présenter l’une des pièces du dramaturge contemporain Martin Crimp, encore peu connu en France. Une brillante réussite.
Larissa Cholomova
Une maison à la campagne. Un couple se questionne. Leur quotidien a été mis à l’épreuve par le mari qui vient de ramener une étrangère, déjà endormie dans une chambre. L’épouse traîne ses savates. Ses charentaises et son vieux pull traduisent un laisser-aller, une lassitude, qui interroge. Soudain, elle réclame des explications sur un ton devenu agressif. Qui est cette Rebecca ? Pourquoi a-t-elle été accueillie ici, alors que les enfants dorment paisiblement à côté ? Maladroitement, le mari hésite, se contredit. Il peine à rassurer sa femme, lui refuse toute affection. Que cache cet homme en apparence si banal sous ses habits de médecin de campagne ?

Choisir de raconter l’histoire d’une pièce de Martin Crimp, dramaturge britannique plusieurs fois traduit par Philippe Djian dès le début des années 2000, c’est déjà le trahir. Tout le prix du plaisir ressenti à la découverte de son œuvre est en effet constitué par cette langue, faite de phrases interrompues, de répétitions en tout genre, de réponses à des questions non posées, ou inversement de questions qui restent sans réponses, à grand renfort d’onomatopés et d’interjections.

Une attention de tous les instants

Autour de l’accumulation de banalités et de faits du quotidien émergent des bribes d’informations essentielles à la compréhension du récit, dévoilant progressivement un véritable polar en huis clos. Cette manière de conter une histoire, qui fait souvent penser à son contemporain norvégien Jon Fosse, invite le spectateur à une attention de tous les instants.

Patrick Schmitt, directeur de la compagnie éponyme en résidence au Théâtre de la Forge, interprète ce mari aux intentions troubles avec un beau timbre grave et posé, imposant un jeu sobre et sans affectation, qui renforce la concentration sur le texte et la compréhension des mobiles des uns et des autres. En face, l’épouse composée par Emmanuelle Meyssignac est saisissante de subtilité, avec ce rôle qui lui permet de paraître tour à tour nerveuse et inquiète, puis libérée et épanouie. La confrontation avec sa rivale Rebecca apporte une intensité électrique à laquelle Larissa Cholomova n’est pas non plus étrangère. La jeune comédienne d’origine russe, à la diction impeccable, fascine en effet par sa sensualité vénéneuse et son caractère revêche. Une belle révélation.
Autour de ce trio parfait de justesse, la mise en scène épurée de Patrick Schmitt épouse le jeu des comédiens. Aucun artifice inutile ou effet de manches. La scène et les murs sont nus, seulement jonchés de deux chaises, un fauteuil et une table, tandis que les éclairages accompagnent les protagonistes au gré de leur évolution psychologique. Dans ce théâtre tout entier à la disposition du texte et de ses interprètes, la compagnie Patrick-Schmitt nous offre un spectacle d’une rare intensité, magnifique huis clos au parfum capiteux. 

lundi 5 décembre 2011

« Dommage qu’elle soit une putain » de John Ford - Théâtre des Gémeaux à Sceaux - 30/11/2011

Il y a des secrets bien gardés. Déjà plus de dix ans que le metteur en scène britannique Declan Donnellan, toujours épaulé de son compère Nick Ormerod à la scénographie, régale les spectateurs du théâtre de Sceaux dans des interprétations des grands classiques, de Shakespeare à Tchekhov. Après " la Tempête " en début d’année, les deux hommes s’attaquent à une œuvre réputée sulfureuse de John Ford, un contemporain de Shakespeare.
Lorsque l’on parle de John Ford, on pense immanquablement au cinéaste américain spécialiste du western. Beaucoup moins renommé est son homonyme, auteur en 1626 de son œuvre la plus connue Dommage qu’elle soit une putain. Une œuvre pourtant traduite par Maurice Maeterlinck à la fin du xixe siècle, puis portée au théâtre par Luchino Visconti à Paris dans les années 1960 avec rien moins que Romy Schneider et Alain Delon. Ces dernières années, Alain Savary ou Stuart Seide se sont également frottés à cette œuvre baroque.

Empoisonnement, mutilations, inceste, les péripéties sont nombreuses autour des deux jumeaux Annabella et Giovanni. Ces deux-là s’aiment d’un amour impossible mais sincère. Ils osent s’élever contre le tabou social majeur, révélateur des limites de l’étendue de notre tolérance, barrière morale ultime difficilement franchissable. Le couple formé par Jack Gordon et Lydia Wilson convainc pleinement jusque dans la scène de folie finale. À leur côté, autour de cette ronde de violence et de fureur, les personnages secondaires échouent lamentablement dans leurs projets, tels des pantins maladroits. Soranzo (Jack Hawkins, parfait), futur mari d’Annabella, reste ainsi l’éternel jouet de son valet, tout comme sa prétendante déchue Hippolita, jouée avec une outrance jouissive par une pétillante Suzanne Burden. Cette dernière volerait presque la vedette à notre couple d’amoureux ! Le père des jumeaux, Florio (subtil David Collings), ou le religieux Bonaventura (caricatural Nyasha Hatendi) sont tout aussi impuissants à empêcher l’issue tragique de la pièce.

Une mise en scène brillante

Declan Donnellan accompagne les rocambolesques rebondissements au moyen d’une mise en scène menée tambour battant, où les scènes s’enchaînent dans un rythme haletant, sans aucune respiration, avec tous les comédiens utilisés comme éléments de décor. Seule la dernière partie crépusculaire fait exception, renforçant ainsi la concentration sur le drame qui se resserre peu à peu. Donnellan apporte aussi beaucoup de fantaisie grâce à des tableaux admirablement chorégraphiés, composant des adorations à une Annabella transformée en Madone ou prenant le contrepied de la bienséance avec l’entrée du Nonce sur un air de salsa. Avec ses éclairages expressionnistes souvent rouge vif, son décor immobile sans cesse revisité par ses comédiens, la mise en scène virtuose et ludique surprend sans cesse par son inventivité.

Pour autant, malgré toutes ces qualités, ce feu d’artifice d’effets en tout genre masque souvent la compréhension d’un texte à bien des égards décevant. Ford multiplie les pistes intéressantes pour mieux les abandonner, et omet surtout de donner la moindre épaisseur psychologique à ses personnages. L’an passé aux Amandiers, Stuart Seide avait ainsi fait le choix de resserrer le drame autour des jumeaux, supprimant toutes les intrigues secondaires au profit de l’ajout de poèmes contemporains.
Aux Gémeaux, Donnellan se montre plus respectueux de la complexité des rebondissements. Mais dans ce destin implacable où tout semble figé, la seule mise en scène ne peut faire oublier un sujet de fond superficiellement traité, comme si le parfum de scandale suffisait à nous contenter. Le sulfureux accouche-t-il nécessairement d’un chef d’œuvre ? Certainement pas.