lundi 30 octobre 2023

« Dalibor » de Bedrich Smetana - Opéra d'Ostrava - 24/10/2023

Avec plus d’une trentaine de spectacles différents présentés chaque année, la saison musicale de l’Opéra d’Ostrava impressionne par son importance et sa diversité, faisant une place au répertoire lyrique traditionnel, mais également à la comédie musicale et au ballet. La salle « historique » (1907), à laquelle Antonín Dvorák a donné son nom, est un écrin privilégié, tant la proximité avec la scène offre un rapport idéal pour l’acoustique, par ailleurs doté d’un écran avec surtitres en tchèque et en anglais. Un confort moderne digne de la troisième ville du pays, qui peut aussi s’enorgueillir d’une programmation audacieuse, avec plusieurs raretés, tels que les courts opéras de Viktor Ullmann, l’enfant du pays (voir ici).

L’événement de la saison est incontestablement la décision de donner les huit opéras de Smetana à la suite, en autant de soirées différentes (du 2 au 10 mars, puis du 4 au 12 mai 2024), afin de fêter le deux-centième anniversaire de la naissance du compositeur. De quoi entendre des ouvrages rarissimes dans nos contrées mais également en Tchéquie, tels que Les Brandebourgeois en Bohème (1866) ou Le Mur du diable (1882). Solidement installé au répertoire local, Dalibor (1868) constitue le tout premier chef‑d’œuvre « sérieux » de Smetana, puisant aux racines tchèques par les références hussites prêtées au rôle‑titre, autant qu’à sa grandeur d’âme : devenu symbole de la résistance face à un pouvoir autoritaire faisant fi de la volonté populaire, cet ouvrage a été créé pendant la période de domination autrichienne, lui donnant une résonance patriotique encore forte aujourd’hui. Toutefois, cela n’empêcha pas Smetana de superviser lui‑même la version allemande de Dalibor (voir notre compte rendu de la production donnée à Francfort en 2019 dans la langue de Goethe), afin de donner davantage de rayonnement à son ouvrage.


A Ostrava, la production créée au printemps dernier (qui sera reprise l’an prochain avec le cycle complet des opéras) est exécutée devant une salle malheureusement clairsemée, mais attentive à l’éloquence du drame. En symphoniste capable de convoquer toutes les couleurs de l’orchestre, Smetana impressionne par son don mélodique enveloppant, de même que sa variété d’expression, de la grandeur royale très cuivrée aux effluves évanescents de Milada, aux bois. Dalibor s’épanouit quant à lui dans un contexte volontiers plus lyrique, souvent accompagné par le premier violon (proche en cela de la légende qui lui fit jouer de cet instrument en prison), tandis que le geôlier Benes s’enferme dans les teintes grises et ternes aux cordes, révélatrices de son horizon bouché. Autant la grandeur des chœurs au I (splendide cohésion des forces locales réunies) que l’esprit populaire au début du II sont parfaitement rendus, même si la direction de Josef Kurfirt a parfois la main lourde dans les passages vifs. Le chef tchèque reste toutefois attentif à la narration, sans jamais couvrir le plateau.

Le plateau vocal réuni se montre convaincant par son niveau globalement homogène, mais trouve quelques limites dans les rôles principaux, évidemment plus périlleux. Ainsi de Tomás Juhás (Dalibor), qui fait valoir un naturel d’émission et une belle vaillance, sans toutefois faire oublier plusieurs faussetés dans les aigus approximatifs. Le positionnement de voix de Jolana Fogasová (Milada), parfois instable, souffre d’un vibrato audible et d’une perte de substance dans les passages rapides. Fort heureusement, son aisance dramatique donne une présence soutenue à sa composition, à même de faire oublier ses limites techniques. On lui préfère toutefois le chant rayonnant de Veronika Rovná (Jitka), d’une aisance superlative sur toute la tessiture, ou encore l’interprétation pénétrante de Jozef Benci (Benes), aux graves d’une profondeur aussi abyssale que sonore. On retient aussi la très bonne prestation technique de Marián Lukác (Vladislav), d’une élégance de ligne toujours millimétrée, malheureusement un rien trop timide par endroit.

Une timidité que l’on retrouve aussi malheureusement dans le travail efficace mais peu imaginatif de Martin Otava, qui modernise le sobre plateau par quelques éléments (dont le symbolique lion argenté de Bohème), sans pour autant parvenir à limiter le statisme de l’action. Les éclairages alternent différentes couleurs, restant dans la veine illustrative de la mise en scène. Une production sérieuse et de bonne tenue, mais qui aurait mérité davantage d’audace pour pleinement nous emporter, notamment dans l’utilisation trop restreinte du plateau tournant.

dimanche 29 octobre 2023

« La Cruche brisée » et « L’Empereur d’Atlantis » de Viktor Ullmann - Opéra d'Ostrava - 25/10/2023

Il est difficile de parler de la musique de Viktor Ullmann (1898‑1944) sans évoquer sa fin tragique dans les camps nazis, de Terezín (au nord de Prague) à Auschwitz (à l’ouest de Cracovie). C’est précisément à Terezín qu’il écrivit et créa son tout dernier ouvrage lyrique, L’Empereur d’Atlantis (1944), afin de dénoncer les horreurs et l’absurdité de la guerre. Comment survivre quand le monde devient fou ? Ce court opéra d’une heure environ, en forme de plaidoyer pour la vie, rappelle les ouvrages de Kurt Weill avec Brecht, tant la farce féroce sur un dictateur d’opérette, avide de succès guerrier, fait froid dans le dos. L’ironie y tient pourtant une place décisive, en imaginant la mort lassée d’un travail devenu ubuesque, et refusant d’accéder à sa tâche. L’instrumentation allégée, pour une quinzaine d’instruments, est un délice d’invention et de brio rythmique, brossant le caractère des différents personnages en une variété de coloris toujours éloquente. L’ancien élève de Schoenberg n’a pas son pareil pour entremêler différentes influences, du burlesque forain à l’esprit populaire des danses satiriques, tout en donnant à l’Empereur (double évident du Führer) une musique plus déstructurée, aux sonorités morbides (dont un inattendu orgue). De quoi continuer à faire découvrir au plus grand nombre cet ouvrage de premier plan, qui a connu une notoriété méritée en France grâce à la tournée de la production de l’Arcal en 2015.

A Ostrava (située à une vingtaine de kilomètres seulement de la ville natale d’Ullmann), la production du metteur en scène tchèque Rocc se joue habilement des variations d’atmosphère en proposant un espace d’abord réduit par le rideau de scène, afin de mettre en relief les allusions des différents personnages allégoriques : le contraste n’en est que plus saisissant lors de l’apparition de l’Empereur (dont la faiblesse est soulignée par l’usage d’un fauteuil roulant) en un bunker en ruine, aux éclairages savamment distillés. La direction d’acteur dynamique permet à chacun d’exister loin de l’autoritarisme de l’Empereur, comme abandonné à son triste sort. On note aussi quelques parallèles avec l’autre court opéra (d’environ quarante minutes) de Viktor Ullmann donné en première partie de soirée, La Cruche brisée (1942) d’après la pièce éponyme de Heinrich von Kleist. Avec un pommier dévoilé en arrière‑ scène, on retrouve ainsi une allusion à la faute originelle d’Eve, tandis que le juge regrette son prestige antérieur. Des clins d’œil savoureux, à l’instar de la mise en miroir opportune des deux pièces : l’agitation un rien futile qui émane des péripéties de La Cruche brisée est en effet évocatrice de la vitalité de la période de l’entre-deux-guerres (à Berlin notamment), souvent sourde à tous les signaux annonciateurs de la catastrophe à venir. Dans cet ouvrage, les reparties fusent entre les dix personnages, donnant à la pochade un rythme plus saillant, presque pointilliste, là où L’Empereur d’Atlantis laisse davantage de place à l’expressivité.

Tous les chanteurs réunis impressionnent par leur niveau global de bonne qualité, offrant une cohésion d’ensemble révélatrice de leurs habitudes de travail en troupe  – Ostrava ayant conservé la pratique du théâtre de répertoire, à l’instar de ses équivalents en Allemagne. Boris Prýgl se détache de la distribution par son timbre harmonieux, porté par une clarté d’élocution sans défauts, de même que David Nykl, aussi à l’aise au niveau technique que pénétrant au niveau dramatique. Autour de la direction piquante de Jakub Klecker à la tête d’une formation locale engagée, ce spectacle s’avère réjouissant de bout en bout, tout en donnant envie de découvrir plus avant la programmation aussi riche qu’ambitieuse de l’Opéra d’Ostrava.

samedi 28 octobre 2023

« Ivan le terrible » de Serge Prokofiev - Opéra d'Olomouc - 24/10/2023

Ancienne capitale de Moravie aujourd’hui détrônée par sa voisine Brno, la ville d’Olomouc conserve de nombreux atouts, au premier rang desquels son patrimoine religieux important, de même que la vitalité de ses nombreuses universités. Avec le Théâtre morave d’Olomouc, la vie culturelle locale peut aussi s’enorgueillir de l’une des institutions parmi les plus renommées du pays, qui dispose de pas moins de trois troupes permanentes d’artistes (comédiens, chanteurs et danseurs), ainsi que de son propre orchestre.

De quoi expliquer l’excellent niveau de la production d’Ivan le terrible (1944) de Prokofiev, immédiatement perceptible dès le lever de rideau. Créé en 2002 à Brno, puis repris en 2008 à Bratislava, par l’ancien danseur de premier plan Libor Vaculík, ce spectacle trouve son origine dans l’adaptation réalisée par l’incontournable chorégraphe russe Yuri Grigorovich (directeur artistique du Bolchoï de 1964 à 1995), d’après la musique du film composée pour Eisenstein. Un nouvel assemblage des extraits musicaux, ainsi qu’un livret recentré sur les personnages principaux (Ivan IV, son épouse Anastasie et leurs rivaux), ont permis la recréation de ce spectacle haut en couleur, à l’élan classique (pointes, envolées et nombreux portés) modernisé par une intense fluidité des mouvements et toujours en lien avec les moindres inflexions musicales. Au plus près des intentions narratives, la direction d’acteur constitue la grande force du spectacle, interprétée avec engagement par le moindre second rôle (pour une vingtaine de danseurs au total). Seule la seconde partie, après l’entracte, déçoit quelque peu par l’emploi redondant des mêmes extraits musicaux (préalablement enregistrés et diffusés via une sonorisation trop uniforme), aux transitions répétitives aux percussions (surtout les cloches), tandis que l’alternance entre les morceaux donne parfois l’impression d’un collage un peu artificiel.


Malgré ces quelques faiblesses, le spectacle se montre réjouissant, tout d’abord par la qualité de la musique de Prokofiev, grand maître des variations d’atmosphère et toujours aussi impressionnant par sa capacité à convoquer toutes les ressources de l’orchestre, d’une richesse de coloris tour à tour emphatique et délicatement émouvante. On aime aussi l’emploi des matériaux populaires ou des rudesses dans les graves, rappelant l’influence de Moussorgski. Au niveau visuel, outre la qualité des éclairages très variés, le spectacle bénéficie d’une scénographie évoquant subtilement la Russie ancienne par quelques éléments symboliques, jamais ostentatoires. Mais c’est surtout la qualité de la troupe de danseurs réunis qui impressionne tout du long, entre le brio athlétique et dramatique du Français Aurélien Jeandot (Ivan), ou encore la délicatesse d’interprétation des deux rôles féminins principaux. De quoi inciter à fréquenter les théâtres tchèques bien au‑delà de ceux, déjà très renommés, de Prague.

dimanche 15 octobre 2023

« Béatrice et Bénédict » d'Hector Berlioz - Pierre‑Emmanuel Rousseau - Angers Nantes Opéra - Théâtre Graslin à Nantes - 13/10/2023

 

Tout dernier ouvrage lyrique de Berlioz, Béatrice et Bénédict (1862) reste peu monté et méconnu, du fait d’un livret indigent qui réduit à peau de chagrin la plupart des péripéties de la comédie Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare, dont il est tiré. Egalement auteur du livret, Berlioz ne retient que le marivaudage entre les deux personnages principaux, dont l’orgueil démesuré les empêche de s’avouer l’inéluctable, leur amour. A partir de cette trame très mince, le compositeur tisse pourtant une partition délicieuse d’invention mélodique et d’une finesse d’orchestration en partie tournée vers le folklore sicilien (où se situe l’action), qui exclut les emphases spectaculaires propres à d’autres ouvrages.

Dès l’Ouverture, la facétie de Berlioz s’exprime à travers les bois narquois, ici particulièrement mis en relief par la direction haute en couleurs de Sascha Goetzel, malgré les cordes un rien trop acide de l’Orchestre national des Pays de la Loire. Pour autant, l’énergie du chef autrichien sait galvaniser ses troupes pour en tirer le meilleur, prouvant une fois encore toute l’affinité de la formation avec la musique de Berlioz (voir le récent concert consacré aux Nuits d’été au Festival de La Chaise‑Dieu). Il est toutefois dommage que l’articulation avec le plateau laisse parfois à désirer, en raison surtout de tempi dantesques qui mettent à mal certains chanteurs – dont le pourtant expérimenté Philippe Talbot (Bénédict), à bout de souffle dans les passages rapides, ce qui pénalise sa puissance de projection.

Philippe Talbot et Marie-Adeline Henry

Il reste bien entendu l’art des phrasés et la diction inégalable pour le ténor français, mais on attendait mieux de lui dans ce rôle à sa mesure. Lionel Lhote se distingue quant à lui dans les réparties comiques dédiées au désopilant Somarone, caricature du mauvais chef de chœur, même si ses intonations trop sonores sonnent parfois outrées. Si Marc Scoffoni (Claudio) et Frédéric Caton (Don Pedro) assurent bien leur partie, c’est davantage les femmes qui se distinguent. Malgré un air d’entrée où elle a trop souvent recours au vibrato dans le suraigu, Olivia Doray compose une touchante Héro, à la ligne de chant souple et naturelle dans son duo (sommet de la partition qui semble suspendre le temps) avec la solide Marie Lenormand (Ursule), toujours très investie dramatiquement. Marie‑Adeline Henry (Béatrice) se montre un rien inégale en comparaison, faisant valoir son timbre superbe dans les graves, à même de faire oublier quelques passages de registre parfois chaotiques, surtout vers l’aigu.

Si le chœur apparaît lui aussi dépassé par les vifs tempi du chef, il préserve l’essentiel, bien aidé par la direction d’acteur dynamique et inventive de Pierre‑Emmanuel Rousseau. De quoi galvaniser l’ensemble des chanteurs, toujours affairés aux préparatifs du mariage entre Héro et Claudio, sur fond de danses façon madison. Les délicieux costumes années 1980, colorés et farfelus, nous plongent dans une mascarade mafieuse où les masques tombent peu à peu, repoussant toujours plus avant le happy end attendu. Si les textes modernisés, dont le gaullien et volontairement anachronique « Je vous ai compris !», ne peuvent faire oublier le peu d’épaisseur de l’intrigue, ils donnent toutefois une malice bienvenue, au ton toujours juste, s’insérant parfaitement dans l’écrin visuel de toute beauté du spectacle réglé par Pierre‑Emmanuel Rousseau. De quoi nous réconcilier avec ce péché de vieillesse de Berlioz, aussi rare que raffiné.

mercredi 11 octobre 2023

« La Cenerentola » de Gioachino Rossini - Damiano Michieletto - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 09/10/2023

Parmi les événements lyriques du début de saison, la nouvelle production de La Cenerentola (1817) de Gioachino Rossini permet de retrouver au Théâtre des Champs-Elysées le metteur en scène italien Damiano Michieletto, après son controversé Jules César de Haendel, donné ici-même l’an passé. La sobriété est de mise au début du spectacle, où la transposition contemporaine s’épanouit dans le quotidien d’une cafétéria aussi triste que blafarde, mettant en valeur les costumes de mauvais goût des deux soeurs de Cendrillon. Michieletto joue à plein la carte de l’opposition sociale entre riches décérébrés et égoïstes d’un côté, face à la générosité du Prince et de sa future promise, de l’autre. Pour autant, la farce met un peu de temps à décoller, tant les caricatures tournent à vide, à force des répétitions des mêmes idées. Il faut attendre l’invitation au bal pour que le spectacle décolle enfin, avec la mise en avant du personnage d’Alidoro, grimé en une sorte d’envoyé divin : on comprend dès lors pourquoi il était littéralement descendu du ciel, en début de spectacle. Cette idée savoureuse permet de réintroduire une forme de magie, là où l’adaptation du conte par les librettistes de Rossini l’en avait privé, à l’instar de la fée absente de l’opéra. Tout du long, Alidoro manipule les uns et les autres pour donner davantage de cohérence à l’action, tout en naviguant entre touches humoristiques et délicatesse poétique. 

Avec ce personnage, on pense parfois à une idée semblable développée par Stefan Herheim (à Lyon en 2017), introduisant un double de Rossini comme une sorte de Monsieur Loyal. Finalement très fidèle au livret, le travail de Michieletto s’accompagne d’une virtuosité visuelle toujours aussi inventive, de l’exploration surprenante de la scénographie dans les hauteurs aux éclairages variés (revisitant ainsi le même plateau au I et au III pour leur donner deux atmosphères complètement différentes).

La production est accueillie par des applaudissements enthousiastes, même si quelques huées viennent gâcher la fête au moment des saluts, ici ou là. L’exécution musicale fait davantage l’unanimité, tant il est vrai qu’on trouve en Thomas Hengelbrock un interprète de grande classe, tirant Rossini vers une élégance toute mozartienne, à force d’allègement des textures. L’exploration des détails de la partition permet de se délecter des sonorités sur instruments d’époque, malgré quelques verdeurs aux bois, en un sens des nuances et de la respiration toujours éminemment théâtrales dans les parties apaisées – en contraste avec les verticalités plus enflammées. Ce travail d’orfèvre est toujours très respectueux du plateau (y compris le superlatif Choeur Balthasar Neumann), qui n’a jamais à forcer la voix pour affronter la fosse.

On retrouve en Marina Viotti une Angelina de haute volée, à force de phrasés souples et harmonieux, sans parler de son intelligence au service du texte, toujours aussi stimulante. Si la chanteuse franco-suisse se saisit de toutes les difficultés techniques, elle peine toutefois à convaincre dans son premier air, faute d’un timbre plus harmonieux, au léger vibrato. On aimerait aussi l’entendre dans des rôles plus ardents, à même de faire valoir ses qualités théâtrales, comme celui que lui avait confié le Théâtre des Champs-Elysées en 2015 dans La Périchole d'Offenbach). A ses côtés, Levy Sekgapane (Don Ramiro) ravit par sa fraicheur de timbre, d’une jeunesse rayonnante et parfaitement en phase avec le rôle. Même si on note une timidité plus prononcée dans les dialogues, notamment des piani un peu pâle, le ténor sud-africain ravit par son brillant et son articulation, lorsque l’émission est en pleine voix. On aime aussi le Dandini d’Edward Nelson, à la technique sans faille sur toute la tessiture, sans parler de sa projection aisée. Les quelques raideurs dans l’interprétation devraient rapidement disparaitre, tant le rôle semble lui convenir comme un gant. Belle idée, aussi, de confier le rôle d’Alidoro au sonore Alexandros Stavrakakis, qui se régale de son rôle de maître de cérémonie avec un plaisir gourmand, imposant sa voix profonde et pénétrante à toute l’assistance. Les rôles comiques trouvent en Peter Kálmán (Don Magnifico) un interprète tout aussi truculent, aux graves mordants, bien épaulé par ses comparses délicieusement vénéneuses, Alice Rossi (Clorinda) et Justyna Ołów (Tisbe).

samedi 7 octobre 2023

« L’Affaire Makropoulos » de Leos Janáček - Krzysztof Warlikowski - Opéra Bastille à Paris - 04/10/2023

La reprise de la production de L’Affaire Makropoulos (1926) de Leos Janáček, imaginée par Krzysztof Warlikowski en 2007 et reprise plusieurs fois ensuite, est un événement à ne pas manquer, tant son travail n’a pas pris une ride, que ce soit dans la progression dramatique ou l’expression visuelle, d’une beauté plastique réglée dans le moindre détail.

Initiée au début des années 2000, la carrière lyrique de Krzysztof Warlikowski prit un envol considérable avec ses premières productions parisiennes, dont Iphigénie en Tauride de Gluck en 2006, puis L’Affaire Makropoulos, l’année suivante. Le parfum de scandale entourant la plupart des mises en scène proposées par le Polonais a souvent été propagé par l’incompréhension suscité par sa fascination pour toilettes et lavabos, à laquelle le présent spectacle ne fait pas exception. C’est pourtant ici un ajout qui trouve tout son sens, tant Warlikowski oppose le monde léché de la représentation sociale – ici incarné par les lignes épurées d’un superbe cinéma des années 1950 – aux réalités plus sordides de la vie privée : Emilia Marty, alias Elena Makropoulos, n’est-elle pas cette femme sans foi, ni loi, prête à tout, y compris offrir son corps au tout-venant, pour récupérer sa recette d’immortalité ?

Tout au long du spectacle, des images filmées associent l’héroïne aux grandes stars du cinéma d’antan, dont Marilyn Monroe : c’est précisément avec sa robe soulevée par l’aération qu’Emilia Marty apparaît, soulignant autant son charme irrépressible que sa fragilité psychologique, ainsi suggérée dès le début de l’action. En experte de la dissimulation, l’héroïne se joue de tous les looks, plus glamours les uns que les autres, démontrant ainsi sa capacité à endosser tous les rôles, à l’instar d’une star de cinéma. L’exploration de son caractère, fouillé comme jamais, permet de se jouer du statisme de l’action (particulièrement présent ici), de même que la variété visuelle des différentes scènes, aux changements d’atmosphère irréels et fascinants, magnifiés par des éclairages de toute beauté (notamment lorsque la scène du cinéma se soulève pour dévoiler sa structure métallique). On aime aussi la capacité de Warlikowski à faire surgir l’émotion là où on ne l’attend pas : les deux faux duos d’amour entre Marty et son fils Albert Gregor (qui ignore tout de ses origines) sont ainsi un sommet d’intensité expressive, particulièrement quand les interprètes s’effondrent de chaque côté de la porte qui les sépare, soulignant autant leur proximité que leur impossible liaison.

C’est peu dire qu’on retrouve en Karita Mattila une chanteuse au tempérament bouillant, à même de faire vivre son personnage d’une folle aisance, comme jadis Angela Denoke sur le même plateau. Si la Finlandaise n’a plus l’âge du rôle, ce qui s’entend aussi au niveau du timbre fatigué, elle continue à imposer cette présence scénique à nulle autre pareil, d’une sincérité émouvante jusque dans les saluts, où sa complicité avec orchestre et public est évidente. Malgré une projection parfois limitée dans les dialogues, Mattila reste une technicienne hors pair, qui connait l’état et les limites de sa voix, pour donner le maximum de ses moyens, en toute circonstance. Face à cette grande artiste, toujours aussi émouvante, Pavel Černoch (Albert Gregor) s’impose à force de clarté d’articulation et de brio. Mais on aime peut-être plus encore les seconds rôles truculents, notamment le pénétrant Kolenaty de Károly Szemerédy ou l’irrésistible vieillard libidineux de Peter Bronder. De quoi donner une vitalité théâtrale particulièrement soutenue autour de l’héroïne.

Enfin, la direction de Susanna Mälkki démontre encore une fois tout son amour pour ce répertoire, à force d’attention aux équilibres et de précision rythmique. A peine pourrait-on souhaiter, ici et là, une bride un rien plus relâchée pour faire davantage pétiller la savoureuse orchestration de Janáček, mais l’essentiel est là, bien porté par un Orchestre de l’Opéra de Paris très engagé pour l’occasion.

dimanche 1 octobre 2023

« Hulda » de César Franck - Gergely Madaras - Disque Palazzetto Bru Zane

Parmi les événements de l’actualité discographique de cette année, Hulda (1885) se taille une place aussi prépondérante qu’inattendue, tant son auteur n’est pas associé à l’art lyrique : pour autant, chaque nouvelle écoute renforce la conviction qu’on tient là l’une des grandes redécouvertes de ces dernières années. Déjà engagée avec la première intégrale enregistrée par Fabrice Bollon (Naxos, 2021), la résurrection de Hulda s’est poursuivie l'an passé avec les concerts liégeois et parisien organisés par le Palazzetto Bru Zane, en prélude au présent enregistrement.

Achevée au soir de la vie de César Franck, Hulda fut refusée aussi bien à Paris qu’à Bruxelles, sans doute en raison de son livret peu vendeur, adapté d’une pièce de jeunesse du norvégien Bjørnstjerne Bjørnson, prix Nobel de littérature en 1903. Très statique, l’action a pour principal ressort la vengeance d’Hulda sur le clan Aslak, qui a exterminé toute sa famille : malgré cet écueil, Franck surprend par sa capacité à varier les couleurs, en des motifs courts et mouvants qui accompagnent un art vocal toujours éloquent. L’imbrication naturelle de l’accompagnement orchestral et du chant est une merveille tout du long, en un sens de l’expressivité dramatique qui s’appuie davantage sur la modulation des contrastes que sur la mélodie ou les leitmotivs. Si le sujet nordique ou la « conversation en musique » rapproche parfois l’ouvrage de Wagner, le traitement musical appartient davantage à l’opéra français, de Halévy à Gounod, tout en alliant un sens de l’emphase dans les chœurs et ensembles proches du dernier Verdi.

Avant de s’éclairer peu à peu, l’ouvrage débute par les clairs‑obscurs fantomatiques et dépressifs des ambiances marines du rivage où vit Hulda : déjà tout accaparée par son désir de vengeance, l’héroïne voit s’ouvrir des sentiments amoureux contradictoires qui font tout le prix du développement de ce huis clos étouffant. Celui‑ci se ponctue dans l’éclat des chants de victoire du clan Aslak, ivre de sa puissance au I : c’est là le prélude à sa chute ininterrompue, sous l’œil attentif d’Hulda.

Jennifer Holloway
On ne peut qu’être admiratif du plateau vocal réuni pour l’occasion, qui parvient une fois encore à conjuguer conduite dramatique et attention au texte. Jennifer Holloway (Hulda) apporte autant un velouté qu’un sens de l’articulation à son interprétation ardente, aux côtés de la pénétrante Véronique Gens (Gudrun), sans parler d’une parfaite Judith van Wanroij (Swanhilde), au timbre toujours aussi chaleureux. On est plus réservé en revanche sur le recours trop poussé au vibrato d’Edgaras Montvidas (Eiolf), qui assure toutefois l’essentiel, dans un rôle à sa mesure.

Que dire, aussi, de la direction toute d’équilibre et de raffinement de Gergely Madaras : son geste aérien est à mettre en comparaison avec la version plus franche et directe (sans doute aidée par une prise de son qui favorise l’orchestre) de Fabrice Bollon, autour d’un plateau vocal de très bonne tenue, notamment une superlative Meagan Miller. Deux versions complémentaires pour un même ouvrage, qui l’éclairent d’un jour nouveau : celui d’un chef‑d’œuvre dont on se délecte encore et encore, quelle que soit la version choisie.