vendredi 23 juillet 2021

Concert de l’Orchestre national de France - Christian Măcelaru - Festival de Montpellier - 21/07/2021

Christian Măcelaru

C’est à un passionnant programme de musique française que nous convie le Festival de Montpellier pour le dernier concert consacré au centenaire de la mort de Saint-Saëns: on pourra être surpris d’y trouver en ouverture les Feux d’artifice (1998, révisés en 2003) de Guillaume Connesson (né en 1970), mais il est vrai que cette pièce tonale délicieuse de verve permet de chauffer l’orchestre au mieux, tout en faisant valoir l’irrésistible talent d’orchestrateur du compositeur. Le public ne s’y trompe pas en réservant un accueil chaleureux à la direction spontanée et directe de Cristian Măcelaru, le tout nouveau directeur musical de l’Orchestre national de France. Son premier concert «officiel» avec la formation, en septembre dernier, avait déjà révélé son intérêt pour la musique de Saint-Saëns, dont il doit enregistrer l’intégrale des cinq Symphonies d’ici la fin de l’année. Ce sera ainsi l’occasion d’approfondir la connaissance de ce corpus en grande partie méconnu.

Place cette fois à la rare Symphonie «Urbs Roma» (1857), qui s’intercale chronologiquement entre les deux premières symphonies numérotées, mais qui n’a pas eu cet honneur, à l’instar de la Symphonie en la majeur (1850). On découvre là un Saint-Saëns très inégal dans les mouvements extérieurs, où la double influence de Beethoven et Mendelssohn (sans la beauté lumineuse des interventions des vents) est audible, avec une propension à privilégier les cordes et les cuivres à l’unisson. Les effets de manche aux timbales et les ruptures abruptes surprennent souvent, même si l’élan juvénile peut séduire par endroit. Le deuxième mouvement (Molto vivace) apparaît autrement plus intéressant, tant le compositeur montre un visage audacieux dans les enchevêtrements virtuoses, le tout bien soutenu par les attaques franches de l’orchestre. Ce mouvement jubilatoire invite certains spectateurs à applaudir avant l’heure, bien vite rappelés à l’ordre par leurs voisins scrupuleux. De même, le début mystérieux du mouvement lent, aux raideurs assumées par Măcelaru, fait entendre un Saint-Saëns plus sombre et moins corseté qu’à l’habitude, visiblement inspiré par cette marche funèbre entêtante. Le compositeur suspend brièvement la tension par endroit, avec des parties plus éthérées aux bois, notamment lors du second thème énoncé par la clarinette. Un répit de courte durée, tant le compositeur tient son auditoire en un climat étouffant: on pense parfois aux premières symphonies de Dvorák, plus libres et plus personnelles de ton, mais incontestablement moins efficaces que les dernières.

Plus tôt dans la soirée, Măcelaru nous a régalé de son tempérament fougueux avec deux chefs d’œuvre de César Franck, le poème symphonique Les Djinns (1885) et les Variations symphoniques (1885). En enchaînant les deux œuvres d’un seul tenant, le chef roumain emporte ses troupes dans un élan souvent compact dans les tutti, mais davantage fouillé dans les parties apaisées. Cette verve s’accorde bien avec le piano techniquement sans faille de Bertrand Chamayou, mais un rien trop métronomique par endroit. On a là davantage une symphonie avec piano obligé qu’un concerto à proprement parler, ce qui n’est en rien un contresens ici. En bis, le pianiste français revient à Saint-Saëns, avec «Les Cloches de Las Palmas», quatrième des six Etudes de l’Opus 111, au caractère espiègle, bien défendue par son toucher agile.

mardi 20 juillet 2021

Concert de l’Orchestre Les Siècles - François-Xavier Roth - Festival de Montpellier - 19/07/2021

François-Xavier Roth

On sait pouvoir compter sur le Festival Radio France Occitanie Montpellier pour continuer à explorer le répertoire dans toute sa diversité: le centième anniversaire de la mort de Camille Saint-Saëns (1835-1921) est ainsi l’occasion de sortir des sentiers battus avec pas moins de cinq concerts en deux jours, dont le tout premier principalement dédié à ses poèmes symphoniques. Le concert débute avec Phaëton (1877), qui rappelle l’influence de son ami Franz Liszt (créateur du poème symphonique) par la primauté donnée à l’ivresse mélodique, ici solidement charpentée en un crescendo dramatique irrésistible: l’apaisement soudain permet à Saint-Saëns de reprendre le thème principal en un climax inoubliable, qui parcourt toutes les cordes vers les graves avant de s’éteindre en un magma impalpable. Particulièrement attentif à la narration, François-Xavier Roth avance en un élan virevoltant, donnant une légèreté bondissante à l’ensemble, tout en faisant ressortir d’admirables couleurs, aux cuivres notamment.

Moins roboratif, Le Rouet d’Omphale (1872) laisse entrevoir toute l’admiration de Saint-Saëns pour Wagner en son début évocateur où la forêt semble s’éveiller à un jaillissement de vitalité: Roth fait valoir toute sa subtilité dans l’allégement des textures et la capacité à faire ressortir le moindre détail insolite. Après les premiers nuages sombres, la fin pianissimo est un régal de maîtrise, sans aucun maniérisme. L’incontestable événement de la soirée vient toutefois de la présence de Sol Gabetta, qui illumine de son engagement le rare Second Concerto pour violoncelle (1905), avec une profondeur d’expression dans les phrasés qui donne beaucoup d’intensité à chacune de ses interventions. A ses côtés, Roth est attentif à ne jamais l’étouffer, offrant des attaques franches et des couleurs superbes à cette œuvre parfois déroutante dans ses brusques changements de climat. Entièrement acquis à sa cause, les musiciens font corps avec le chef pour épouser sa vision contrastée: le deuxième mouvement, comme suspendu dans les airs, est un délice de raffinement. En bis, les interprètes font entendre le deuxième mouvement du Premier Concerto, de forme moins libre.

Après l’entracte, le méconnu poème symphonique La Jeunesse d’Hercule (1877) ne fait pas entendre le meilleur Saint-Saëns, en panne d’inspiration mélodique et tentant de coller maladroitement des éléments disparates. La science de l’orchestre de Roth ne peut pas faire grand-chose pour améliorer l’ensemble, notamment l’interminable final. On retrouve des rivages plus familiers avec la Danse macabre (1875), l’un des plus fameux «tubes» du compositeur, dont plusieurs passages en crescendo annoncent la Troisième Symphonie. Entre rebond rythmique et superbes pianissimi (encore une fois!), Roth avance sans temps mort, pour le plus grand bonheur du public. En bis, la Bacchanale de Samson et Dalila vient nous rappeler combien Saint-Saëns aurait gagné à oser incorporer davantage d’emprunts aux musiques découvertes lors de ses nombreux voyages, à l’instar du tourbillon ébouriffant de cette pièce conclusive.

lundi 19 juillet 2021

Concert de l’Orchestre philharmonique de Radio France - Santtu-Matias Rouvali - Festival de Montpellier - 18/07/2021

Adriana González

Réduit à un seul week-end de concerts l’an passé pour cause de pandémie, le Festival Radio France Occitanie Montpellier retrouve son format habituel cet été, en proposant pendant trois semaines plus de cent trente concerts de musique classique et jazz, dans toute la région. Parmi les premiers temps forts, la journée «Fiesta Latina» permet de découvrir le répertoire sud-américain en cinq programmes variés, la plupart donné en plein air au parc départemental du Château d’O à Montpellier. Il revient toutefois au Corum d’accueillir le concert le plus prestigieux, dirigé par Santtu-Matias Rouvali (né en 1985), plusieurs fois entendu ici-même (voir sa dernière prestation, avec l’Orchestre philharmonique de Tampere en 2019). On a là un répertoire inattendu pour ce chef finlandais qui s’est fait connaitre pour ses interprétations ciselées des symphonies de Sibelius, même si l’on pourra noter que son compatriote Esa-Pekka Salonen avait opté pour un tel contrepied en consacrant un disque entier au compositeur mexicain Silvestre Revueltas (1899-1940) en 1999.

Parmi les tubes emblématiques de ce disque figure précisément la Suite tirée du film La Nuit des Mayas et son dernier mouvement aux percussions aussi exotiques qu’endiablées, que le concert a longtemps privilégié dans la version du chef d’orchestre mexicain José Yves Limantour (donnée encore récemment à Strasbourg). En 2014, le disque s’est souvenu qu’une première suite avait été réalisée en 1946 par rien moins que Paul Hindemith, à la demande de la veuve du compositeur. Alors en voyage au Mexique, Hindemith assembla les meilleurs morceaux du film, tous indépendants entre eux, sans faire d’ajouts de sa plume. C’est cette version que l’on découvre avec la baguette féline de Rouvali, qui fouille la partition pour en faire ressortir le moindre détail, en étirant les tempi avec des pupitres bien différenciés. On gagne en modernité ce que l’on perd en spontanéité, tout en appréciant le contraste des parties sereines et élégantes avec les verticalités plus sauvages. La fin abrupte fait évidemment regretter le spectaculaire final de Limantour, même si l’on se console avec le plaisir d’avoir découvert une œuvre plus fidèle à la partition écrite par Revueltas.

Peu avant, le concert avait débuté avec Fuga con Pajarillo (1976) d’Aldemaro Romero (1928-2007), plus connu comme chef fondateur de l’Orchestre philharmonique de Caracas. Cette courte pièce au charme immédiat, à la mélodie aussi entêtante qu’entraînante, est là aussi abordée en un rythme serein par Rouvali, qui privilégie l’expression des couleurs avec de superbes nuances dans les pianissimi. Plus ambitieuse encore apparait l’écriture du Concierto del Sur (1944) pour guitare de Manuel Ponce (1882-1948), son instrument de prédilection. En montrant un langage plus moderne que son contemporain Rodrigo, Ponce reste toutefois séduisant par les effluves orientales disséminées ici et là, notamment dans le passage lent. Le guitariste français Thibaut Garcia (né en 1994) se joue des difficultés techniques avec beaucoup d’aisance, même si son toucher un rien nonchalant par endroit pourra surprendre. En phase avec celle du chef, cette optique privilégie la poétique des phrasés, en une élégance jamais prise en défaut. Manifestement peu timide, le jeune interprète invite l’assistance à le rejoindre sur scène pour La Cumparsita de Gerardo Matos Rodríguez, sans succès, avant de recueillir une ovation méritée à l’issue de sa prestation.

La soirée se conclut avec un «tube», la Bachianas brasileiras n° 5 (1945) de Heitor Villa-Lobos (1887-1959). On se délecte de l’excellence du pupitre des violoncelles du Philhar’, à l’énergie communicative dans les passages verticaux rapidissimes. La soprano guatémaltèque Adriana González, parée d’une superbe robe aux motifs traditionnels revisités avec goût, se joue de ses tempi périlleux avec beaucoup de métier, maîtrisant aussi bien les changements de registre que le velouté de son timbre. Assurément un très beau concert, bien qu’un peu court, à entendre ou à réentendre sur le site de France Musique.

mardi 13 juillet 2021

«Jerusalem» par la compagnie La Tempête - Simon-Pierre Bestion - Flâneries musicales de Reims - 09/07/2021

Simon-Pierre Bestion

Depuis la découverte du spectacle «The Tempest» (voir ici), on suit de très près Simon-Pierre Bestion (né en 1988) et sa compagnie instrumentale et vocale La Tempête, créé en 2015. Issu d’une famille de cinq frères musiciens (dont Louis-Noël, co-fondateur de l’ensemble Les Surprises), le jeune Français s’est d’abord illustré en tant que claveciniste et organiste, avant de présider à sa destinée avec sa compagnie, en une qualité technique hors pair partout reconnue et justement applaudie. Depuis lors, on reste impressionné par ce travailleur insatiable, toujours avide de nouveaux projets: pas moins de huit sont ainsi recensés sur son site, dont le très réussi «Hypnos», donné l’an passé notamment à l’abbaye de Lessay et qui sera repris dans plusieurs festivals cet été, à Saintes, Aubazine et Lecce (Italie).

Simon-Pierre Bestion n’en finit plus de surprendre à chacune de ses créations, comme l’atteste le présent concert dédié à «Jérusalem», qui révèle autant une curiosité pour l’exploration du répertoire, du XIIe siècle à nos jours, qu’une volonté de confronter les musiques principalement issues des trois religions monothéistes, en un message œcuménique subliminal. Pas moins de douze langues différentes s’expriment en un kaléidoscope d’émotion qui touche au cœur: on va ainsi de surprise en surprise en se laissant conduire par ce voyage musical fait d’alternance très bien construite entre rivages bien connus de la musique dite savante (Schütz, Liszt ou Rachmaninov) aux confins plus inattendus des saveurs orientales, sans oublier les audaces de la musique contemporaine (Ohana, Pärt ou Florentz).

Le recours aux deux excellents solistes spécialistes des chants traditionnels de leur pays, la Bulgare Milena Jeliazkova et le Libanais Georges Abdallah, n’en finit pas de séduire par la douce nostalgie qui se dégage de leur chant lumineux, souvent empreints des mélismes orientaux – le tout accompagné par des instruments aux sonorités exotiques, de la doulciane (ancêtre du basson) et du duduk (sorte de hautbois) à la sacqueboute (ancêtre du trombone), en passant par de nombreuses percussions.

L’acoustique de la basilique Saint-Rémi, à la réverbération idéale d’équilibre, donne aussi beaucoup de saveur au concert, chaleureusement applaudi à l’issue de la représentation. Comme à son habitude, Bestion explore la sonorité des lieux avec une attention minutieuse, faisant déambuler ses chanteurs au gré des différents morceaux, des processions religieuses aux cercles plus chaleureux des musiques populaires, dont le bis final enthousiaste, proche d’une célébration familiale, donne littéralement envie de danser et de se congratuler. Le festival des Flâneries musicales de Reims, qui a fêté ses trente ans d’existence l’an passé, ne pouvait rêver concert de clôture plus réussi!

mercredi 7 juillet 2021

« Blanche-Neige » d'Angelin Preljocaj - Opéra de Bordeaux - 04/07/2021

Depuis sa nomination fin 2017 comme directeur de la danse de l’Opéra national de Bordeaux, Eric Quilleré a engagé un partenariat avec Angelin Preljocaj (né en 1957) afin de faire découvrir plus encore le travail du grand chorégraphe français. Avant la très attendue création mondiale de Mythologies, prévue dans un an tout juste sur une musique de Thomas Bangalter, place à l’un de ses plus parfaits chefs-d’œuvre,Blanche-Neige (2008). Déjà présenté à Bordeaux en ouverture de saison 2018, ce ballet s’est imposé d’emblée à sa création à la Biennale de la danse de Lyon, occasionnant une captation en version réduite pour Arte et l’édition d’un DVD par mk2 éditions (2010).

Adaptée du conte des frères Grimm, à l’instar du film homonyme de Walt Disney, la trame du ballet reprend les principales péripéties de cette histoire bien connue, en y apportant d’emblée une touche plus sombre avec la lente agonie de la mère de Blanche-Neige. Cette scène, sans doute un peu trop longue, contraste avec la suite, toujours très rythmée et inventive dans ses partis pris visuels épurés, qui font la part belle à des lumières en clair-obscur, autour d’une scénographie où le noir domine. Les splendides costumes de Jean-Paul Gaultier n’en ressortent que davantage, avec l’adjonction de toute une série de détails dont le créateur a le secret, des coutures apparentes aux bretelles, en passant par bérets et crinolines. Les costumes savent aussi gagner en légèreté et transparence pour donner une touche sensuelle aux scènes où le désir domine, sans jamais tomber dans la vulgarité.

Particulièrement impressionnante, l’entrée de la Reine permet à Nicole Muratov de se jouer de ses périlleux talons aiguilles, tout comme d’une robe fendue en forme de traîne; sa danse vénéneuse donne beaucoup de caractère au personnage, rappelant l’adage fameux: «plus le méchant est réussi, plus réussi sera le film». A l’attendu miroir qui permet à la Reine de danser avec son double succèdent d’autres visions marquantes comme celle des sept nains grimés en mineurs, escaladant en un ballet hypnotique un mur avec l’aide de leurs cordes de rappel. La poésie délicate de la Blanche-Neige incarnée par Alice Leloup, toute de fragilité diaphane, permet une opposition saisissante d’intensité dans la scène de la pomme, où la Reine traîne sa rivale comme un pantin décharné. De même, en fin de soirée, l’idée de faire danser le Prince avec la morte bouleverse, le tout sur les notes tout aussi tragiques de l’Adagietto de la Cinquième Symphonie de Mahler.

En dehors des brefs interludes de musique électronique, tour à tour vaporeux et nerveux dans l’utilisation de bruitages en scansion, la musique des symphonies de Mahler (toutes entendues, à l’exception de la Septième) donne beaucoup de saveur au spectacle. A l’instar du ballet consacré à la Troisième Symphonie de Mahler par John Neumeier, la musique du maître autrichien semble avoir été écrite pour décrire la variété des atmosphères de cette histoire, donnant à entendre tout l’écho de la nature en majesté (aux coloris irrésistibles dans la Quatrième Symphonie notamment), comme des aspects populaires dansants (dont la chanson enfantine Frère Jacques, citée par la marche funèbre de la Première Symphonie), sans parler des cris déchirants du pathos mahlérien, dans les Deuxième et Sixième notamment. Même si l’on peut regretter que ces extraits ne soient donnés qu’en bande-son enregistrée, le plaisir de redécouvrir ce vaste corpus symphonique, jusqu’aux confins plus audacieux de la Dixième, résonne encore longtemps dans les oreilles à l’issue de la représentation.

dimanche 4 juillet 2021

« Elektra » de Richard Strauss - Michel Fau - Opéra de Toulouse - 02/07/2021

On a beau parcourir les maisons d’opéra depuis une vingtaine d’années à travers le pays et plus loin encore, force est de constater que certains ouvrages ne laissent pas d’impressionner l’insatiable curieux que je suis, repoussant leur découverte sur scène à un futur indéfini, mais toujours espéré. Dès lors, quand on parvient à briser ce plafond de verre pour assister à l’Elektra (1909) de Richard Strauss, en une production toulousaine proche de la perfection, le choc est total.

Le lever de rideau laisse pourtant présager le pire avec sa scénographie rougeoyante qui suinte le sang partout où se pose le regard, avec pour seul élément de décor une immense statue déboulonnée d’Agamemnon. Découverte quelques minutes plus tôt, une copie intacte de cette statue trône dans le grand escalier, permettant de découvrir le souverain dans toute sa majesté, avec ses attributs virils opulents et exhibés fièrement. Car c’est bien de désir contrarié dont nous parle l’ouvrage, en nous plongeant dans l’univers restreint des femmes abandonnées par Agamemnon: en l’absence du maître, comment briser l’ennui et continuer à vivre?

Son épouse, malade et insomniaque, trouve un réconfort dans les orgies sexuelles, ce que rappelle autant le rideau de scène que son entrée surprenante dans une cage cloutée – allusion à ses plaisirs masochistes. Le livret d’Hoffmansthal surprend tout du long par ses contrepieds astucieux: ainsi de la confrontation entre Electre et sa mère Clytemnestre, qui débouche sur une longue plainte de cette dernière sur son mal-être, évitant soigneusement le sujet fâcheux du meurtre d’Agamemnon. De même, les retrouvailles entre Electre et Oreste ne donnent pas lieu à l’effusion de joie attendue, l’héroïne semblant déjà avoir basculée dans une irrémédiable folie. Enfin, on se régale des dialogues troubles et évocateurs aux réminiscences symbolistes, entre rêves, pierres précieuses et chevelures.

La mise en scène de Michel Fau, dont c’est là la deuxième production consacrée à un ouvrage de Strauss après Ariane à Naxos en 2019 (ce spectacle sera repris à Montpellier l’an prochain), insiste sur la sauvagerie et l’exubérance de cette micro-société pétrie de croyances pour les dieux et les oracles. Admirablement variées par les éclairages, la scénographie unique pendant toute la représentation nous plonge dans un huis clos où rôde la folie des interprètes. Le jeu d’acteur très précis, aux gestuelles exacerbées et aux regards hallucinés, évoque souvent les étrangetés du Satyricon de Fellini – référence évidente pour Michel Fau. La musique, en revanche, se situe à mille lieux du film, ne cherchant pas à retrouver les sonorités oubliées des instruments grecs, pour mieux épouser le langage postromantique cher au compositeur bavarois.

Bien que réduite en une adaptation écrite par Strauss lui-même, l’orchestration aux effectifs démesurés embrase toute la salle du Capitole, à l’acoustique toujours aussi réjouissante d’équilibre: situé derrière le rideau de scène, l’orchestre déploie toute la violence du drame sous la baguette experte de Frank Beermann, spécialiste du répertoire germanique (voir notamment son Parsifal donné ici-même l'an passé). Autant les cuivres splendides de couleurs sombres que l’âpreté des attaques aux cordes sont pour beaucoup dans l’atmosphère tour à tour électrique et étouffante de moiteur.

Comment ne pas s’incliner, aussi, devant la perfection du trio vocal féminin réuni pour l’occasion? C’est là probablement l’une des meilleures propositions du moment, tant les interprètes semblent au fait de leurs moyens, recevant un triomphe public enthousiaste et mérité en fin de représentation. Ainsi de Ricarda Merbeth, qui après s’être illustrée pendant de nombreuses années dans le rôle de Chrysothémis, affronte désormais crânement le rôle-titre, imposant sans peine une vérité théâtrale déchirante. La ligne vocale est d’une souplesse idéale sur toute la tessiture, malgré quelques légères imperfections dans les brusques changements de registre en début d’ouvrage. A ses côtés, la Chrysothémis de Johanna Rusanen n’est pas en reste dans l’intention, bien portée par une émission opulente et colorée. Avec les mêmes atouts, Violeta Urmana (Clytemnestre) parvient à davantage de variété au niveau dramatique, ce qui donne à ses interventions vénéneuses un plaisir coupable. Luxueux Oreste, Matthias Goerne fait valoir sa diction millimétrée au service du texte, même si on note un manque de puissance dans les forte, face à Ricarda Merbeth. Tous les seconds rôles sont parfaits, achevant de nous convaincre de la réussite de la soirée.

La Saison n'est pas terminée à Toulouse: du 6 au 21 juillet, le public pourra se délecter d’une programmation alléchante à  l’occasion du festival «Les Nuits d’été au Capitole», dédié notamment au rare Déodat de Séverac. Trop tôt disparu à seulement 48 ans, cet élève d’Albéniz, d’Indy et Magnard resta toute sa vie attaché à ses origines, ce dont témoigne son intérêt pour les langues (occitan et catalan) et instruments méridionaux. L’occasion de parfaire la connaissance d’un compositeur aussi original qu’exigeant et attachant, qui se définissait lui-même comme un «musicien paysan».


samedi 3 juillet 2021

« La Fille de Madame Angot » de Charles Lecocq - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 30/06/2021

Fidèle à sa mission, le Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française, basé à Venise) nous réjouit une fois encore en jetant son dévolu sur l’un des plus grands succès de la muse lyrique légère au XIXe siècle : La Fille de Madame Angot de Charles Lecocq (1832-1918). C’est là le tout premier triomphe du contemporain de Bizet, avec lequel il remporta ex æquo un concours d’opérette en tout début de carrière, avec Le Docteur Miracle (donné voilà deux ans au Studio Marigny, déjà par les équipes du Palazzetto).

Au sortir de la guerre perdue face aux Prussiens en 1870, Lecocq prend l’exact contrepied d’Offenbach, empêtré dans sa trop longue et dispendieuse satire Le Roi Carotte (voir la production écourtée de Laurent Pelly, reprise à Lyon voilà deux ans), pour proposer une comédie légère et virevoltante, en un lointain hommage à Boieldieu. Moquant l’éternelle valse des régimes en France, le livret nous ramène au temps du Directoire, en donnant la parole à la savoureuse gouaille populaire des Halles, tout en y incorporant des figures contre-révolutionnaires alors bien connues, Louis-Ange Pitou et Mademoiselle Lange.

Leurs incessants allers-retours en prison donnent la principale action au livret, malheureusement trop statique et longuet dans ses résolutions boulevardières. Certaines scènes restent toutefois mémorables par leur caractérisation truculente et colorée, tels l’affrontement entre les deux héroïnes ou les interventions goguenardes du chœur face aux solistes, en de nombreux endroits. Mais c’est bien la faiblesse du livret qui explique pourquoi les équipes du Palazzetto Bru Zane ont préféré la version de concert, à l’inverse de l’Opéra de Lausanne en 2010.

Sébastien Rouland

Vivement applaudi à l’issue de la représentation, le beau plateau vocal réuni aurait pu être meilleur encore si Véronique Gens avait été davantage en forme. Peu audible dans le medium et en difficultés dans les accélérations, la soprano française compense par ses beaux phrasés dans les parties apaisées. Gageons que le disque à paraître avec les mêmes interprètes, dans l’élégante collection des livres-disques de l’éditeur Glossa, saura gommer ces imperfections. A ses côtés, Anne-Catherine Gillet (Clairette) s’impose avec aisance dans l’agilité vocale, soutenue par une fraîcheur de timbre et le soyeux de l’émission, tout en semblant prendre beaucoup de plaisir tout du long de la soirée dans son rôle de jeune intrigante. On aime aussi la leçon de diction de Mathias Vidal (Ange Pitou), toujours aussi saisissant dans l’intention et la vérité dramatique, à l’instar d’Artavazd Sargsyan (Pomponnet), au timbre malheureusement un peu voilé par endroits. Autour du solide Matthieu Lécroart (Larivaudière), tous les seconds rôles essentiellement parlés donnent beaucoup de saveur populaire, rappelant combien l’esprit de troupe est important dans ce répertoire.

La direction vive et efficace de Sébastien Rouland apporte aussi beaucoup d’électricité à l’ensemble, même si elle peine à convaincre sur la durée par le peu d’exploration des climats et nuances. On est aussi quelque peu déçu par le terne pupitre de premiers violons de l’Ensemble orchestral de Paris, tandis que le chœur du Concert spirituel, meilleur dans ses éléments masculins, se laisse trop couvrir par le chef.