mercredi 28 juin 2023

« Zémire et Azor » d'André Gretry - Michel Fau - Opéra Comique - 25/06/2023

Tout premier succès «international» de la carrière de Gretry, Zémire et Azor (1771) reprend la trame du conte La Belle et la bête pour la transposer en un Orient fantasmé, proche des Mille et une nuits : on retrouve la musique pétillante de Gretry, toujours très investi dans l’équilibre recherché entre clarté du chant (en grande partie déclamatoire) comme de l’expression théâtrale, mais aussi par la séduction mélodique à l’italienne et les détails piquants de l’orchestration. C’est là une bien belle idée que de recourir aux couleurs des instruments d’époque de l’Orchestre Les Ambassadeurs – La Grande Ecurie, ici dirigé par un Louis Langrée attentif à l’allant et au rebond rythmique. Directeur de l’Opéra-Comique depuis deux ans, le chef français gagnerait à une meilleure articulation avec le plateau, mais l’essentiel est là, avec une énergie qui ne faiblit pas tout du long.

L’ouvrage est malheureusement desservi par un livret à l’action réduite et aux dialogues convenus, qui pâtit aussi de références aujourd’hui largement méconnues : ainsi du prénom Azor, devenu synonyme d’amant fidèle depuis le succès de la pièce de Marivaux, La Dispute (1744), ou encore de l’hymne à la Fauvette (que chante Zémire au III pour plaire à la bête), associée au mythe d’Orphée et Eurydice par de nombreuses fééries du Moyen-Age. Que dire, aussi, du message subliminal rétrograde envoyé aux jeunes filles, en écho aux mariages forcés alors en vogue au XVIIIe siècle : la laideur du mari doit pouvoir être minorée par ses qualités morales, si tant est qu’on veuille bien voir au-delà des apparences. En ce dimanche après-midi dédié au dispositif «Relax» (possibilité pour les spectateurs de s’exprimer ou d’applaudir librement pendant le spectacle, notamment pour les enfants comme les personnes en situation de handicap), les jeunes pousses ne sont peut-être pas encore allées aussi loin dans la réflexion, préférant se faire peur avec les attendus bien connus du conte popularisé par Walt Disney.

Inhabituellement sage, la mise en scène de Michel Fau épouse la sobriété d’une scénographie unique pendant toute la représentation, où les protagonistes évoluent dans les jardins du palais d’Azor, comme perdus dans un labyrinthe d’illusions. Les lignes géométriques épurées évoquent Chirico, sans que l’on puisse réellement en dégager une portée symbolique, au-delà du seul plaisir visuel d’une scène admirablement renouvelée par la variété des éclairages expressionnistes. Si ce climat d’étrangeté est agrémenté d’éléments de décors fugitivement introduits (la table de victuailles au I ou le trône de la bête en fin d’ouvrage), il peine à soutenir l’action sur la durée, notamment dans les passages plus comiques avec Ali. Michel Fau sait toutefois apporter à son personnage de la Fée une fantaisie et un sens de la pantomime à même d’animer les scènes de ballet, où l’apport de deux danseurs grimés en sorte de cerbère fait mouche.

Le plateau vocal se montre de belle tenue, sans parvenir à provoquer l’enthousiasme, du fait d’une interprétation théâtrale linéaire, souvent trainante. Ainsi de Philippe Talbot (Azor), qui peine à donner de la noirceur à son rôle, réduit ici au seul amoureux transi et pleurnichard. La ligne vocale est toujours aussi exemplaire, entre clarté de l’articulation et souplesse sur toute la tessiture, à l’instar de sa partenaire lumineuse, Julie Roset (Zémire). Malgré des graves encore trop timides, la soprano séduit par son émission veloutée et son raffinement expressif. Parfois un rien trop sonore, Marc Mauillon (Sander) donne beaucoup de noblesse à son rôle, à force d’engagement et de style, tandis que Sahy Ratia (Ali) déçoit quelque peu, faute d’un sens comique plus affirmé. Il aurait peut-être fallu une signature vocale plus colorée et caractérisée, là où la voix blanche de Ratia, idéale pour les rôles de jeunes premiers, n’atteint pas l’effet voulu, nécessaire au contraste dramatique avec les scènes plus horrifiques ou d’amour.

dimanche 25 juin 2023

Concert de l'Orchestre de chambre de Paris - Hervé Niquet - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 23/06/2023

 

La dixième édition du festival du Palazzetto Bru Zane (PBZ) à Paris s’achève sous les auspices symphoniques, quelques jours après la vibrante résurrection de Fausto (1831) de Louise Bertin, déjà au Théâtre des Champs‑Elysées. Absente du coffret des vingt et une compositrices récemment édité par le PBZ (de quoi nous laisser espérer une suite ?), l’ancienne élève de Fétis et Reicha ouvre le début de concert avec l’Ouverture de son deuxième opéra, Le Loup‑garou, créé à l’Opéra‑Comique en 1827. Dès les premiers accords péremptoires et abrupts, on retrouve le style tempétueux de Bertin, autour d’une orchestration fournie qui tourne son inspiration vers la musique allemande. Mais c’est bien l’énergie rythmique de Rossini et Boieldieu que Bertin embrasse ensuite, faisant valoir un tempérament parfois difficile à suivre dans l’assemblage hétéroclite des idées, mais d’une incontestable audace. Même si son geste enlevé évite toute lourdeur, on regrette qu’Hervé Niquet ne bride davantage l’Orchestre de chambre de Paris, qui a tendance à se laisser emporter en un niveau sonore trop marqué.

L’équilibre se fait plus naturel dans l’accompagnement de l’élan policé et classique des Grandes variations sur un thème du comte Gallenberg de Louise Farrenc, composées au milieu des années 1830. De la même génération que Bertin, Farrenc a tourné son inspiration vers la musique symphonique, bénéficiant en cela de l’enseignement de Hummel et Moscheles. On retrouve précisément leur influence dans ces variations d’une grande élégance de forme, même si elles restent toujours conventionnelles. Le piano véloce et tranchant de David Kadouch (né en 1985) ne cherche pas à donner davantage de profondeur ou à fouiller les éléments préromantiques de cette musique, en une lecture démonstrative en phase avec celle de Niquet.

Le concert se poursuit avec la courte pièce symphonique « La Nuit et l’Amour » (1888) d’Augusta Holmès, qui laisse s’épanouir son don mélodique et son raffinement apollinien, rappelant une fois encore l’admiration pour Wagner. A ce bref moment de sérénité succède la légèreté lumineuse de la valse pour orchestre L’Amour s’éveille (1911) de Jeanne Danglas (1871‑1915) et de la Suite en forme de valse (1898) de Mel Bonis (1858‑1937), dont l’inspiration narrative et l’orchestration allégée évoquent autant l’élégance viennoise que les rêveries plus nordiques (notamment celles de Grieg).

Après l’entracte, les courts extraits du dernier ouvrage lyrique de Clémence de Grandval, Mazeppa (1892), laissent entrevoir un talent mélodique qui irrigue alternativement tous les pupitres. Mais c’est surtout avec le spectaculaire Second Concerto pour piano (1884) de Marie Jaëll que le public s’enflamme, sans doute séduit par les assauts lisztiens d’une grande lisibilité. Cette compositrice défendue de longue date par Niquet (voir notamment le disque qui lui a entièrement été consacré en 2016, déjà avec le PBZ) possède une maîtrise exemplaire de la forme et du développement, sans parvenir à imposer des idées franchement originales (surtout lors de la fin interminable de l’ouvrage). L’ardeur et la précision rythmique toujours aussi éloquente de David Kadouch font mouche sans se poser de questions, proposant en bis une Mélodie de Fanny Mendelssohn, avant qu’Hervé Niquet ne reprenne l’une des valses de la première partie du concert, pour le plus grand bonheur de l’assistance.

jeudi 22 juin 2023

« Fausto » de Louise Bertin - Christophe Rousset - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 20/06/2023

Pour sa 10ème édition, le festival du Palazzetto Bru Zane à Paris frappe encore un grand coup en exhumant une rareté absolue, Fausto de Louise Bertin. Créé en 1831 pour le Théâtre des Italiens, dans la langue de Dante, sur un livret en français (probablement de la compositrice), l’ouvrage est traduit pour l’occasion. Alors que son opéra précédent a été créé à l’Opéra-Comique, Bertin a ensuite l’honneur d’être accueillie à l’Opéra en 1836 pour La Esmeralda (livret de Victor Hugo, d’après Notre-Dame de Paris). C’est là autant le sommet de sa carrière que le glas de son ambition, l’ouvrage subissant une cabale dont la compositrice ne se relèvera pas. Remonté à Montpellier en 2008, cet ultime essai lyrique sera à nouveau donné lors de la prochaine saison à Saint-Etienne, Avignon et Tours, dans une mise en scène confiée à Jeanne Desoubeaux.

En attendant, cette version de concert de Fausto n’a pas déçu les attentes, tant la musique de Louise Bertin impressionne d’emblée par son éloquence directe, sa variété : si l’ouverture peut dérouter par son aspect séquentiel aux nombreuses ruptures de ton, les différentes scènes s’enchaînent ensuite sans temps mort. Seul le livret déçoit par son intrigue simplifiée du premier Faust de Goethe, mais assure l’essentiel par la diversité des scènes proposées, qui permet à Bertin de faire valoir sa maîtrise de la grande forme. L’influence de son ancien professeur Reicha donne une coloration germanique aux scansions robustes et très cuivrées dans les parties dramatiques, volontiers plus subtile dans la palette utilisée aux vents, notamment lors des scènes des enfers, aussi effrayantes qu’attirantes. On peut aussi reconnaître Berlioz, qui conduit les répétitions à la place de Bertin (incapable de se tenir debout de manière prolongée, du fait de son handicap physique). La présence importante des choeurs, le plus souvent homophoniques et en soutien des solistes, donne un coloris spectaculaire qui rappelle en maints endroits les derniers souffles de la tragédie lyrique : Bertin fait en quelque sorte le lien entre Spontini et Halévy, apportant une énergie rythmique à mille lieux de ses concurrents italiens du moment, si l’on excepte Rossini dans les romances et les passages légers, volontiers piquants et sautillants.

Ante Jerkunica

Christophe Rousset, spécialiste de ce type d’ouvrage (voir notamment son dernier disque consacré à La Vestale de Spontini) donne à l’ouvrage toute la saveur des sonorités d’époque, comme de l’allègement des textures. La maîtrise technique de son ensemble surprend en maints endroits, ce qui vaut au chef français de féliciter ostensiblement sa formation en fin de soirée, tout particulièrement les cuivres. Réputé « inchantable », le rôle-titre échoit à Karine Deshayes (Fausto), qui affronte courageusement les sauts de registre périlleux, au prix de quelques détimbrages par endroit. Son aplomb et son aisance dramatique font oublier ces quelques imperfections, de même que le tranchant de l’émission en pleine voix, toujours aussi percutant en concert. A ses côtés, Karina Gauvin donne à sa Margherita les délices d’une émission de velours et de grand style, seulement gênée dans les accélérations, où son recours au vibrato la met parfois en retard par rapport aux tempi de Rousset.

Quel plaisir, aussi, de profiter de la voix chaude, sonore et profonde d’Ante Jerkunica (Mefisto), d’une présence magnétique tout du long, de même que l’éloquence aérienne de Nico Darmanin (Valentino), véritable rayon de soleil lors de la deuxième partie de spectacle. On aime aussi les couleurs et la solidité technique de Marie Gautrot et Diana Axentii, toutes deux superlatives dans leurs rôles respectifs, sans parler du solide Thibault de Damas, très investi au niveau théâtral, notamment dans les accents bouffes.

Très affuté, le Chœur de la Radio Flamande se distingue une fois encore par sa précision chirurgicale dans les attaques, bien aidé par la direction mordante de Christophe Rousset, également au pianoforte, lors des courts récitatifs. Ce concert fera l’objet d’un disque à paraître en janvier prochain par le PBZ, tandis que les amateurs de Fausto ne manqueront pas de se rendre à Essen pour découvrir l’ouvrage en version scénique (mise en scène de Tatjana Gürbaca), à la même période.

dimanche 18 juin 2023

« La Vestale » de Gaspare Spontini - Christophe Rousset - Disque Palazzetto Bru Zane

Quatre ans après l’exhumation d’Olimpie (1819) (voir ici), le trente‑cinquième album de la collection « Opéra français » du Palazzetto Bru Zane s’intéresse au plus célèbre ouvrage lyrique de Gaspare Spontini, La Vestale (1807). On aurait certes préféré l’autre grand succès de 1809, plus méconnu, consacré à la conquête du Mexique par Fernand Cortez : mais ne boudons pas notre plaisir de retrouver au disque les textures allégées et les couleurs des instruments d’époque des Talens Lyriques, autour du geste engagé de Christophe Rousset, à l’image du très beau concert donné au Théâtre des Champs‑Elysées l’an passé. Si l’on avait alors pu regretter le choix d’une version de concert, celle‑ci permet pourtant la concentration sur le livret, qui met du temps à mettre en place son action : la tragédie lyrique de Spontini dévoile en effet peu à peu ses effets, préférant d’abord se tourner vers les fondements du drame en de longs récitatifs au I, avant de laisser s’épanouir l’enthousiasme populaire, autour des verticalités enjouées des chœurs (admirable Chœur de la Radio flamande).

Une fois n’est pas coutume, l’attention à la diction (si chère aux équipes de Bru Zane) ne donne pas entière satisfaction, faute d’une Marina Rebeka idoine en la matière. Là encore, l’excitation du concert avait pu faire oublier ce désagrément, du fait de l’impact vocal de la soprano lettone, impressionnant à force de mordant dans les intentions. Fort heureusement, les autres rôles s’imposent dans la nécessaire compréhension du texte (essentiel dans ce type d’ouvrage déclamatoire), au premier rang desquels l’ardent Licinius de Stanislas de Barbeyrac (Licinius), au métal clair et bien projeté, de même que le Souverain Pontife ténébreux de Nicolas Courjal, d’une belle résonnance caverneuse. C’est là précisément l’atout maître d’Aude Extrémo (La Grande Vestale), qui fait valoir son timbre splendide, d’une largeur confondante dans les graves. Plus en retrait, Tassis Christoyannis (Cinna) compense une émission un peu terne par ses phrasés emprunts de noblesse, tandis que David Witczak assure solidement sa partie dans ses rôles secondaires.

samedi 17 juin 2023

« La Bohème » de Giacomo Puccini - Eric Ruf - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 16/06/2023

Quel plaisir de retrouver un Théâtre du Champs-Elysées pris d’assault par une foule des grands soirs, il est vrai alléché par une des affiches les plus stimulantes de la saison, notamment le retour de Pene Pati dans la capitale, un peu moins de deux ans après son triomphe à l’Opéra Comique dans Roméo et Juliette de Gounod. On se réjouit que le public ait retrouvé en nombre le chemin des grandes maisons d’opéra, laissant de côté le triste souvenir des salles à moitié vide de l’après-pandémie. On pouvait pourtant craindre une certaine désaffection, suite à la concurrence de l’autre Bohème reprise à l’Opéra Bastille jusqu’au 4 juin dernier. Controversé en raison de sa transposition audacieuse dans l’espace, ce spectacle a pour le moins divisé l’assistance, peut-être encline à préférer le travail plus traditionnel d’Eric Ruf, volontiers consensuel dans ses partis-pris mesurés.

Ainsi de la première partie du spectacle qui troque la mansarde minable des protagonistes pour leur préférer un immense rideau de scène en cours de réalisation, comme une métaphore d’un destin d’artistes que chacun espère embrasser : on retrouve ce même rideau en fin d’ouvrage, comme si la mort de Mimi venait sonner le glas d’une jeunesse qui passe trop vite, brisant les ambitions de se faire une place dans la société, ne serait-ce que pour se loger et se sustenter correctement. Entre les deux, Ruf se saisit des scènes d’ensemble sans jamais éblouir dans sa direction d’acteur trop sage, même si l’assemblage astucieux des éléments de décors de théâtre au II permet de se jouer de l’exiguïté de la scène, avec une foule reléguée aux arrières plans. L’élégance des costumes de Christian Lacroix couronne cette proposition toujours très probe, mais qui manque d’idées pour convaincre sur la durée, se reposant (trop) sur les seuls éléments visuels, aussi réussis soient-ils.

Pene Pati et Selene Zanetti
Ancienne membre de l’Opéra-Studio, puis de la troupe de l’Opéra d’Etat de Bavière, Selene Zanetti incarne une Mimi très en voix, qui peine toutefois à émouvoir dans les dernières scènes, du fait d’une incapacité à diminuer l’impact vocal pour épouser les subtilités du medium et des piani. Son émission laisse aussi entendre un recours trop prononcé au vibrato, au détriment de phrasés peu naturels et pénalisant dans ce rôle, où l’on doit sentir la fragilité de l’héroïne. A ses côtés, Pene Pati (Rodolfo) souffle le chaud et le froid, peinant à s’imposer dans les passages en demi-teinte, où son instrument parait bien chiche, a contrario des parties en pleine voix : dans ces passages, la beauté de son timbre et son brio vocal lui valent une belle ovation du public, mais on attend davantage du chanteur samoan, y compris au niveau dramatique, encore trop timide.

Les seconds rôles se montrent à un haut niveau, au premier rang desquels Alexandre Duhamel (Marcello), qui réjouit à force de mordant dans les intentions, autour d’une belle projection. Manifestement gêné par un timbre rauque (le Français montre sa gorge au moment des saluts, comme pour s’excuser), Duhamel donne beaucoup de plaisir du fait de son aisance scénique : un domaine où doit encore progresser Guilhem Worms (Colline). Ce dernier fait valoir la beauté de son timbre et la pureté de son émission, toujours très noble, mais on aimerait le pousser dans la prise de risque pour nous électriser plus encore. Même impression pour la prestation solide d’Amina Edris, qui donne à sa Musetta les atours de la pimbêche attendue, sans pour autant endosser ceux de la courtisane. Trop de contrôle là aussi, avec quelques duretés dans le suraigu, même si l’essentiel est là. Autour des parfaits Francesco Salvadori (belle résonance) et Marc Labonnette (désopilant), les choeurs montrent une belle préparation, malgré quelques réparties trop sonores par endroit.

Un défaut sans doute dû à la direction inégale et tout en contraste de Lorenzo Passerini, qui brusque ses troupes (et couvre le plateau) dans les parties verticales pour mieux les enjoindre à l’apaisement dans les passages mesurés. Fort heureusement, les superbes couleurs d’un Orchestre national de France en grande forme viennent compenser ce geste déroutant, qui devrait trouver sa juste mesure pour la suite des représentations.

mercredi 14 juin 2023

« Miércoles de Tinieblas  » par l'ensemble Semura Sonora - Disque Seulétoile

Pour son tout premier disque, l’ensemble baroque Semura Sonora frappe un grand coup, à force de justesse narrative et émotionnelle, au service d’un répertoire méconnu, celui de la musique religieuse espagnole au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Créée en 2019 par la hautboïste Clara Espinosa Encinas et le corniste Lucien Julien-Laferrière, la formation regroupe des musiciens pour la plupart issus de la Schola Cantorum Basiliensis (Bâle). Leur installation à Zamora (Castille‑et‑León) explique leur intérêt pour la musique du plus fameux maître de chapelle de la cathédrale de la ville, Juan García de Salazar (1639‑1710), ainsi que celle de son élève Alonso Tomé de Cobaleda (1683‑1731).

En grand spécialiste des motets à quatre voix, dont peu ont malheureusement survécu, Salazar ouvre ce disque tout en sobriété et en recueillement, en de courtes pièces aux tempi apaisés, qui prennent le temps de soigner la diction et le sens. Peu à peu, le ton se fait plus enjoué, mais toujours en phase avec l’atmosphère de piété, d’une élégance toute chambriste, où les voix solistes dominent.


Plus largement représentée sur ce disque, la musique de Cobaleda s’épanouit sur les mêmes cimes de la polychoralité, entre rebonds rythmiques et ornementations lumineuses, sans aucune ostentation. L’accompagnement orchestral se fait ici un peu plus riche, mais en laissant toujours la primauté aux solistes, tous très investis au service de l’expressivité  c’est là manifestement le grand atout de ce disque, qui sonne juste jusque dans ses moindres détails.

lundi 12 juin 2023

« Turandot » de Giacomo Puccini - Opéra national du Rhin à Strasbourg - 09/06/2023

Ancienne assistante de Robert Carsen, Emmanuelle Bastet évacue tout orientalisme pesant pour faire résonner avec notre époque le conte de Turandot : un travail d’une justesse dramatique passionnante jusque dans ses moindres détails, magnifié par un rôle-titre d’exception, la soprano norvégienne Elisabeth Teige, déjà invitée à Bayreuth et sur toutes les grandes scènes européennes.

On n’a pas fini d’approfondir les richesses du livret de Turandot, dont les productions récentes à Genève ont mis, par exemple, l’accent sur la figure trouble de Calaf, aussi peu reluisante que celle de Turandot. À Strasbourg, Emmanuelle Bastet choisit cette fois de transposer l’action en une Chine contemporaine envahie par les nouvelles technologies, avec un peuple soumis à son téléphone portable et privé de recul face aux injonctions totalitaires. 

Aux vibrantes scènes initiales marquées par l’agitation de la foule, autour du Mandarin transformé en présentateur de téléréalité, succède l’épure de la scénographie lors des joutes verbales hautes en couleur des trois ministres : subtilement, Bastet subdivise cette longue scène pour en clarifier la structure, comme la richesse d’interprétation. On comprend mieux, dès lors, les velléités des ministres à s’affranchir des rigueurs absurdes d’un travail sans âme, en un effet de miroir saisissant sur les méfaits actuels en la matière.

Elisabeth Teige

Si la scène des énigmes montre quelques lourdeurs dans la volonté géométrique de présentation des obligés, enfants compris, le spectacle prend ensuite une ampleur émouvante en concentrant le point de vue sur Turandot, qui passe par toutes les émotions – de l’arrogance initiale à l’hébètement face aux injonctions émancipatrices de Calaf. Si le spectacle refuse de croire au happy end voulu par les librettistes, il fait le choix heureux du final complet préféré par Alfano, qui offre une vision beaucoup plus réaliste des motivations des protagonistes, avec une musique évocatrice et moins cuivrée que celle de la version habituellement choisie – celle modifiée par la volonté de Toscanini. 

Cette réussite scénique bénéficie de l’investissement dramatique d’Elisabeth Teige, dont on pourrait croire que le rôle de Turandot a été écrit pour elle, tant son aisance sur toute la tessiture frise la perfection, autour d’attaques mordantes d’intensité, toujours au service du sens. À ses côtés, le Calaf plus pâle d’Arturo Chacon-Cruz souffre d’une émission trop serrée dans l’aigu et déçoit par sa faiblesse de projection, très pénalisante dans les tutti. 

Leurs comparses se montrent à un haut niveau, à l’instar de la bouleversante Adriana Gonzalez (Liù), d’une souplesse de phrasé exemplaire, de même que l’excellent Alessio Arduini (Ping), aux riches graves et d’une présence animale. Très bien préparé, les chœurs se montrent à la hauteur de l’événement, même si on note quelques stridences au niveau des aigus féminins ou encore un chœur d’enfants un rien trop tendre. 

Tout ce petit monde est dirigé par un Domingo Hindoyan qui allège les textures et fouille les détails en des tempi toujours très mesurés. Si l’articulation avec le plateau laisse parfois à désirer, on s’habitue progressivement à ce geste chambriste au peu de relief, qui refuse toute grandiloquence au service de la mise en valeur des timbres.

mardi 6 juin 2023

« Dialogues des carmélites » de Francis Poulenc - Mireille Delunsch - Opéra de Bordeaux - 02/06/2023

Créé en 2013 à Bordeaux pour fêter le 50ème anniversaire de la mort de Francis Poulenc, le spectacle imaginé par Mireille Delunsch fait son retour au Grand-Théâtre le jour même de la disparition de Kaija Saariaho (1952-2023) : une coïncidence évidemment poignante, qui fait prendre la parole au directeur Emmanuel Hondré avant le début du spectacle pour dédier opportunément cette première représentation à la compositrice finlandaise. De quoi imposer une concentration et un sentiment de gravité à même de pénétrer les états d’âme du récit initiatique de Blanche de la Force, magnifié par la hauteur d’inspiration bouleversante de Poulenc (également auteur du livret, adapté de Bernanos).

Sur scène, l’étroitesse des perspectives initiales de l’héroïne est d’emblée suggérée par l’espace volontairement réduit, où les deux hommes de la maison (son père et son frère) discutent du seul avenir possible de Blanche, le mariage. Contre toute attente, la jeune fille fait le choix du couvent, alors que la musique de Poulenc oppose la finesse des interrogations spirituelles aux bruits plus débraillés de la ville et de la foule. De quoi annoncer la fureur des tourments révolutionnaires déjà en gestation, ce que la mise en scène suggère par quelques saynètes montrées brièvement en arrière-scène, à plusieurs reprises au cours du spectacle. Le travail de Mireille Delunsch épouse une lecture traditionnelle d’une rigueur minutieuse dans le moindre détail lié à l’action, tout en allégeant la scénographie de lourdeurs inutiles, en une épure d’une belle facture. Si la direction d’acteur se montre parfois un rien trop statique en première partie, cette lecture probe reste idéale pour une première découverte de l’ouvrage.

Le plateau vocal se montre inégal jusque dans les premiers rôles. La principale déception de la soirée vient précisément de Mireille Delunsch, qui peine à tenir son rôle de Madame de Croissy, pourtant l’un des plus touchants de l’ouvrage. Trahie par son instrument, notamment un timbre qui se délite dans le medium et les piani, la soprano française peine aussi à s’imposer face à l’orchestre, faute d’une projection plus affirmée. Seule la technique montre Delunsch encore au sommet, mais c’est trop peu pour nous faire oublier le souvenir d’une brulante Sylvie Brunet dans ce même rôle, voilà 10 ans ici-même.

On attendait aussi davantage de Patrizia Ciofi en Madame Lidoine, qui souffre également dans les demi-teintes nombreuses, avant de se rattraper quelque peu lorsque l’émission est en pleine voix.
On lui préfère grandement les phrasés rayonnants d’aisance et de souplesse d’Anne-Catherine Gillet (Blanche), qui sculpte les mots avec une attention exemplaire au sens. A peine pourrait-on souhaiter un grave plus étoffé par endroits, mais la chanteuse française reste certainement l’une des meilleures interprètes actuelles du rôle. A ses côtés, que dire aussi de la prestation superlative de Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, entre clarté d’expression et graves gorgés de couleurs, qui reçoit une ovation aussi enthousiaste que méritée aux saluts. Si les seconds rôles assurent bien leur partie, particulièrement la délicieuse Lila Dufy et les solides Frédéric Caton et Thomas Bettinger, on est surtout impressionné par la présence mordante du choeur, très bien préparé pour l’occasion.

Pour ses débuts bordelais en tant que chef lyrique, Emmanuel Villaume rate malheureusement son Poulenc, en voulant trop ressortir les contrastes entre scènes d’ensemble et parties intimistes, peinant à assimiler la fosse très sonore du Grand-Théâtre. Gageons que les prochaines représentations le verront s’adapter davantage à l’acoustique des lieux, avec des tempi plus apaisés, en phase avec le débit de ses interprètes.

dimanche 4 juin 2023

Concert de l'Orchestre philharmonique de France - Jakub Hrůsa - Maison de la Radio - 01/06/2023

Parmi les programmes les plus audacieux de la saison, ce concert consacré aux musiques de l’Europe centrale au siècle dernier démontre toute la volonté de Radio France de sortir des sentiers battus : si le Chœur de Radio France est un habitué en la matière, on ne peut que se féliciter de lui adjoindre le Philharmonique, qui se rappelle là l’une de ses missions originelles, explorer les musiques du XXe siècle.

La soirée débute avec les seules forces de seize solistes du chœur, tout entiers concentrés à faire émerger les délices d’envoûtement du Lux Aeterna (1966) de Ligeti (1923‑2006), courte pièce ajoutée un an après la composition du Requiem (1965) et souvent donnée indépendamment de celui‑ci. La durée totale du concert (un peu moins d’une heure de musique) aurait certainement pu permettre d’adjoindre le Requiem dans sa version complète, comme récemment à Berlin, afin de fêter de façon retentissante le centième anniversaire de la naissance de Ligeti. Quoi qu’il en soit, cette mise en bouche permet de se délecter des effets de chatoiement et des superpositions fascinantes des voix, même si quelques duretés dans les attaques (surtout côté féminin) mettent parfois à mal le climat hypnotique, en quasi‑suspension, propre à ce petit bijou. Le concert permet aussi de saisir les dernières mesures conclusives, surprenantes et irréelles, où le chef Roland Hayrabedian suspend le temps en battant la mesure dans un silence complet.


Le contraste n’est que plus saisissant avec la cantate L’Evangile éternel (1914) de Janácek, qui convoque les masses opulentes du Philharmonique : en grande partie méconnue, cette légende dramatique comporte pourtant des pages d’une inspiration lumineuse, au lyrisme débordant et communicatif. L’écriture séquentielle de Janácek parcourt tout l’orchestre de ses ruptures et mélodies interrompues, des oppositions entre subtilités du premier violon (admirable Hélène Collerette) et fanfares péremptoires des cuivres, sans parler des interventions plus homophoniques du chœur. Outre les détails piquants au piccolo, l’orchestre, frémissant et mouvant, contraste avec le chant ardent du ténor Nicky Spence, dont l’attention au texte force l’admiration. En acteur chevronné, il se tourne plusieurs fois vers le chœur au fond de la scène, comme pour le défier de ses harangues, tandis que sa partenaire Katerina Knězíková, plus puissante dans les tutti, donne beaucoup de conviction à son interprétation, bien portée par la direction virevoltante et engagée de Jakub Hrůsa.


On retrouve le chef tchèque plus enthousiaste que jamais après l’entracte, entre bonds sur le podium et regards enflammés vers ses interprètes, pour donner une énergie sans pareille au Concerto pour orchestre (1954) : le tout premier succès de la carrière de Lutoslawski fut aussi celui qu’il renia ensuite, tant il devint difficile d’assumer une inspiration tournées vers les mélodies populaires traditionnelles, en grande partie tonale. C’est pourtant là un témoignage éclatant du style minéral, volontiers abrupt et spectaculaire du compositeur, qui démontre toutes ses qualités d’orchestrateur. Très rythmique et dramatique, sa musique sait aussi s’apaiser pour embrasser, au début du deuxième mouvement (Capriccio notturno), toute la grâce virevoltante des cordes soyeuses qui se répondent avec les vents, en une joute aérienne en lointain écho au Vol du bourdon de Rimski‑Korsakov. Plus déroutant, le Finale alterne plusieurs variations et autant d’atmosphères étourdissantes, après le début en sourdine aux contrebasses et les brèves volutes orientalisantes au cor anglais : à grand renfort d’effets cuivrés, les ruptures sauvages évoquent Varèse, en un finale éruptif et débordant d’idées qui laissent l’auditeur sonné mais ravi.