vendredi 26 novembre 2021

« Les Eléments » d'André Cardinal Destouches et Michel-Richard Delalande - Les Surprises - Cathédrale Saint-Louis des Invalides à Paris - 23/11/2021

La vingt-huitième saison musicale des Invalides met à l’honneur le peintre Antoine Watteau (1684-1721), dont on célèbre cette année le trois centième anniversaire de la mort, en le reliant à l’un des plus parfaits chefs d’œuvre de l’opéra-ballet français, Les Eléments (1721). On retrouve le programme d’extraits concocté par Louis-Noël Bestion de Camboulas et son ensemble sur instruments d’époque Les Surprises à l’occasion du disque publié par les Editions Ambronay en 2019.

A peine une heure et quart de musique, mais quelle musique ! Si cette version façon « opéra de chambre » privilégie logiquement les meilleurs morceaux de l’ouvrage, en une nouvelle dramaturgie où les solistes endossent alternativement tous les rôles, on se régale tout du long de l’imagination mélodique, tout autant que de la variété des coloris orchestraux et des climats. Si les nombreux passages pastoraux évoquent Watteau, magnifiés par les flûtes aériennes, très présentes, on retient aussi les envolées de caractère (orage notamment), admirablement différenciées par le travail sur les percussions. Avec cet ouvrage qui convoque toutes les ressources de l’orchestre, les musiciens semblent prendre un plaisir sincère à faire vivre cette musique de toute leur énergie communicative, le tout dans l’excellente acoustique des lieux, sans trop de réverbération. Seul le clavecin, tenu par le chef, apparaît malheureusement peu audible.

On retrouve les mêmes solistes qu’au disque, à l’exception de Jehanne Amzal, qui remplace Elodie Fonnard. L’ancienne lauréate du Concours international de chant Léopold Bellan, également deux fois lauréate de la fondation de l’Abbaye de Royaumont, impose une composition lumineuse, portée par des phrasés agiles et souples. A l’instar de sa comparse Eugénie Lefebvre, le médium est moins soutenu, mais ce n’est là qu’un détail à ce niveau. A ses côtés, Eugénie Lefebvre donne des accents tranchants à ses interventions, faisant vibrer la nef de toute sa puissance parfaitement maîtrisée. Elle sait aussi donner un visage plus émouvant à son rôle, en dernière partie, avec beaucoup de finesse. Enfin, Etienne Bazola compense une émission parfois voilée par une noblesse de ligne éloquente, au service d’une diction et d’une attention au texte particulièrement louables dans ce répertoire.

En bis, pour le plus grand bonheur de l’assistance, Les Surprises se saisissent du fameux « Tambourin » de François Rebel et François Francœur (extrait du Ballet de la paix de 1738), à la rythmique entraînante.

mercredi 24 novembre 2021

« Theodora » de Georg Friedrich Haendel - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 22/11/2021

Maxim Emelyanychev
Avec ces faux airs d’éternel adolescent à l’allure dégingandée, sourire vissé aux lèvres, le chef russe Maxim Emelyanychev (né en 1988) paraît tout droit sorti d’un album de Riad Sattouf : cette impression fugitive disparaît aussitôt qu’il dirige du clavecin l’excellent ensemble Il Pomo d’Oro, fondé en 2012, où la magie opère. Pour autant, à l’instar des chœurs réduits à seize chanteurs (tous parfaits de ferveur), on regrette un effectif limité à un peu plus de vingt musiciens, manifestement insuffisant dans son assise de graves pour embrasser le volume du Théâtre des Champs-Elysées. La salle de 1905 places est pourtant de proportion idéale dans ce répertoire. Quoi qu’il en soit, ce contingent réduit permet d’entendre chaque détail de l’orchestration, parfaitement mis en valeur par l’opposition bien différenciée des pupitres ou la fine attention aux nuances. La dernière partie de la soirée, plus dramatique, est plus encore un régal, tant le geste expressif d’Emelyanychev porte les interprètes à un niveau superlatif.

Le public ne s’y est pas trompé en venant en nombre avenue Montaigne : en ces temps difficiles pour les lieux de spectacles, qui peinent à remplir un peu partout en France, on retrouve l’ambiance des grands soirs avec une salle pleine à craquer jusqu’aux loges sans visibilité au dernier étage. On avait presque oublié cette atmosphère électrique propre au Théâtre des Champs-Elysées, si prompte à s’enflammer : il faut dire que le plateau vocal réuni frise la perfection, à quelques infimes réserves près.

Lisette Oropesa
Dans le rôle-titre, Lisette Oropesa fait l’étalage de sa classe vocale habituelle, autour d’une belle aisance technique. Pour autant, la comparaison avec ses partenaires fait entendre une inadéquation stylistique dans ce répertoire, avec une émission moins franche (très léger vibrato) et un investissement dramatique trop décoratif. C’est bien entendu tout l’inverse pour la bouillonnante Joyce DiDonato (Irene), qui imprime une tension à chacune de ses interventions par son autorité naturelle et ses accents tranchants : la maîtrise suprême de son instrument donne une liberté de ton à ses phrasés, ce qui lui permet de laisser libre court à son imagination et à son sens du théâtre. On porte une même admiration à Michael Spyres (Septimius), qui sculpte chaque mot avec amour, toujours au service du sens. Malgré un aigu légèrement instable en début de représentation, le ténor américain connaît les moyens dont il dispose et en use avec art. Il faut entendre avec quelle science il se joue de son dernier air aux aigus périlleux, grâce à sa maîtrise du souffle : la reprise de l’ornementation montre combien il sait donner davantage de corps au même passage, au besoin.

Visiblement ému en fin de représentation, Paul-Antoine Bénos-Djian (Didymus) savoure quant à lui le moment en si belle compagnie, après son récent succès rennais en Rinaldo : le public lui réserve une ovation amplement méritée, tant le contre-ténor français porte d’un feu intérieur son rôle tragique. On aura rarement entendu chanteur aussi investi, au service d’un instrument large, à l’émission veloutée. A ses côtés, John Chest (Valens) pourrait donner davantage de vigueur à son rôle tout de noirceur : pour autant, sa solidité de ligne et son aisance sur toute la tessiture donnent beaucoup de plaisir vocal. Il lui reste à sortir de sa zone de confort pour nous emporter plus encore à l’avenir.
Paul-Antoine Bénos-Djian
Après la création scénique française de Theodora, donnée ici-même en 2015, le Théâtre des Champs-Elysées permet de savourer une nouvelle fois cet oratorio méconnu de Haendel, d’une variété de climats et d’une hauteur d’inspiration inépuisables. Ce concert exceptionnel est à voir ou à revoir gratuitement sur Medici.tv, jusqu’au 31 décembre prochain : une aubaine !

samedi 20 novembre 2021

« Wozzeck » d'Alban Berg - Michel Fau - Opéra de Toulouse - 19/11/2021

On sait gré au Théâtre du Capitole de ne pas avoir enfermé Michel Fau en un répertoire léger où il a su faire ses preuves ailleurs (voir notamment Le Postillon de Lonjumeau à l’Opéra-Comique en 2019) : sa récente Elektra, ici-même à Toulouse, a su démontrer toute la force d’impact d’un huis-clos aux couleurs hallucinées, le tout soutenu par un plateau vocal de premier plan. En s’attaquant à un monument tel que Wozzeck, réputé difficile pour remplir les salles, le natif d’Agen choisit un angle original en mettant au premier plan la figure de l’enfant, qui tente de fuir les événements en créant un univers fantasmagorique, rapidement rattrapé par une série de visions cauchemardesques, toutes plus hautes en couleur les unes que les autres : le récit initiatique de ce double de Wozzeck, qui endosse le rôle social prédéterminé de son père en victime impuissante et consentante des notabilités, prend une force saisissante tout du long, renforcée par le rôle muet de ce personnage. Seule la conclusion de l’ouvrage le voit prendre la parole pour énoncer un énigmatique «hop, hop, hop», se soumettant ainsi à la violence du choeur d’enfants, déjà prêt à l’humilier en lui apprenant brutalement la mort de sa mère. Pour interpréter ce rôle en pantomime, Michel Fau a eu la bonne idée de recourir à un comédien d’une présence virevoltante en la personne de Dimitri Doré (né en 1997), dont l’aspect juvénile fait croire à un gamin d’à peine douze ans. 

 

Visuellement, les costumes et les maquillages rendent hommage au cinéma muet, de même que la direction d’acteur dévolue au rôle-titre, volontairement figée. La trajectoire de Wozzeck n’en parait que plus inéluctable, même si le personnage passe au second plan, au profit de son enfant : c’est bien ce dernier qui émeut dans le climax symphonique étouffant après la mort de Marie, en se prenant la tête de manière désespérée. Michel Fau colle ainsi au plus près des moindres péripéties du livret, avec force détails, tout en s’appuyant sur les inflexions musicales très théâtrales de Berg - interludes compris. La scène resserrée au début, autour d’une chambre poisseuse creusée à même la roche, évoque d’emblée l’univers restreint du rôle-titre, au niveau matériel comme intellectuel, avant que les couleurs expressionnistes ne colorent ce drame philosophique et social d’une atmosphère irréelle et fantastique - à mille lieux de l’épure esthétisante et répétitive d’un Christoph Marthaler (voir la production parisienne en 2008). 

Dimitri Doré et Stéphane Degout

Comme à son habitude, Toulouse donne un soin particulier au choix de ses chanteurs, même si on pourra regretter les aigus arrachés de Sophie Koch, particulièrement audibles dans les changements de registre. En dehors de ces difficultés, la soprano française fait valoir une présence scénique saisissante d’engagement, bien épaulée par le superlatif Wozzeck de Stéphane Degout, toujours aussi impressionnant de précision dans la diction. A leurs côtés, tous les seconds rôles brillent, parfaitement mis en valeur par l’excellente acoustique des lieux. Mais c’est peut-être plus encore la direction post-mahlérienne de Leo Hussain qui émeut à force de tendresse narrative, liant chaque épisode en un vaste flux musical étourdissant : le chef britannique n’est pas pour rien dans la réussite de la soirée, à même de mettre en valeur les splendides couleurs de l’Orchestre national du Capitole, visiblement en forme.


jeudi 18 novembre 2021

Trios avec piano de Dimitri Chostakovitch et Mieczyslaw Weinberg - Trio Metral - Disque La Dolce Volta

 

Il s’agit là du deuxième disque de ce jeune ensemble après le premier dédié à Mendelssohn (Aparté, 2019) : la notice comporte un long et passionnant entretien des trois frères et sœur, qui expliquent comment ils ont privilégié ce répertoire en grande partie méconnu, à l’exception du Second Trio (1944) de Chostakovitch. Issue d’une famille de non-musiciens, la fratrie a bénéficié des goûts de son père pour la musique russe, tout autant que des conseils du Quatuor Danel, spécialiste de ce répertoire (voir notamment le concert donné à Tournai en 2016).

La proximité des interprètes est immédiatement audible avec le Premier Trio (1925) de Chostakovitch, un ouvrage de jeunesse que le compositeur écrivit sous le coup d’un amour déçu. La concentration des musiciens est palpable, autour d’un geste d’une précision chirurgicale, au service d’une clarté exemplaire des plans sonores. Le sens de la respiration, sans aucun pathos, impressionne tout du long, de même que dans le Second Trio. De cette interprétation lumineuse se dégagent les superbes couleurs des cordes, tandis que le piano de Victor Metral se montre un rien plus raide. On pourra trouver que cette version manque un rien de folie par endroit, mais elle impressionne par sa maturité artistique, déjà bien affirmée dans ses partis pris.

On retrouve ce même éclat avec le Trio (1945) de Mieczyslaw Weinberg (1919-1996), déjà récemment gravé sur un disque splendide par le Trio Karénine. On se réjouit de l'intérêt porté à nouveau sur ce compositeur très proche stylistiquement de son aîné et ami Chostakovitch, qui nous régale de l’un de ses ouvrages les plus inspirés. Le Trio Metral s’en empare avec cette maîtrise toujours aussi impressionnante des phrasés, à la respiration très déliée, mais moins immédiatement chaleureuse et engagée que les Karénine. Les deux versions se complètent harmonieusement, malgré les quelques réserves sur le piano.

Il s’agit là du dernier disque des Metral dans leur formation « familiale » initiale, la violoncelliste Laure Hélène Michel remplaçant désormais Justine Metral.

samedi 13 novembre 2021

« Mazeppa » de Piotr Ilitch Tchaïkovski - Kirill Petrenko - Festspielhaus Baden-Baden - 12/11/2021

On aurait tort de ne pas succomber aux charmes de Baden-Baden, une des rares villes allemandes ayant échappé aux bombardements de la fin de la 2è guerre mondiale, puis aux méfaits de l’urbanisation à outrance : entourée du massif de la forêt noire, la ville a fondé sa réputation sur les bienfaits de ses sources naturelles, devenant la capitale d’été de toute l’aristocratie européenne au XIXè siècle. De nos jours, le flot de touristes représente encore l’une des principales mannes financières, ce qui explique pourquoi la ville, avec seulement un peu plus de 55.000 habitants, a réussi à se doter de la plus grande salle de concert d’Allemagne (2.500 places). Le Palais des festivals – c’est son nom – a été bâti en 1998, attenant à l’ancienne gare du centre-ville, parfaitement réhabilitée et désormais dédiée à la billetterie, aux vestiaires et au restaurant de la salle de concert. Les habitants des environs, dont de nombreux frontaliers Français, ne s’y sont pas trompés et viennent régulièrement en nombre pour applaudir les manifestations : organisée autour de 4 festivals saisonniers, la saison a en effet pour habitude d’attirer les formations les plus prestigieuses, dont l’Orchestre Philharmonique de Berlin en résidence depuis 2013.

On retrouve précisément son chef principal Kirill Petrenko pour défendre l’un de ses compositeurs de prédilection, Piotr Ilitch Tchaïkovski, et plus particulièrement son rare Mazeppa (1884). Ces derniers mois, le septième opéra de Tchaïkovski a joué de malchance avec la pandémie, voyant la présente production repoussée plusieurs fois (et réduite à une version de concert, en lieu et place de la mise en scène de Dmitri Tcherniakov), à l’instar de celle qui devait être présentée à Toulouse et Paris avec les forces du Théâtre du Bolchoï, dirigé par Tugan Sokhiev. En attendant, place au bouillonnant Kirill Petrenko, déjà créateur de l’ouvrage en France dans sa version scénique, à l’Opéra de Lyon (2006).

Désormais plus connu, le chef russe aborde ce concert sans temps morts, engageant ses troupes par des attaques franches et cinglantes dans les parties enlevées, sans aucune respiration ou vibrato, avant de s’apaiser ensuite dans les parties lyriques. Ce geste sans concession se montre toutefois trop répétitif dans ses partis-pris, en délaissant les aspects narratifs et l’émotion, avec des phrasés pour le moins précipités. Si l’on peut se délecter de cette impressionnante cravache et des couleurs de l’un des plus beaux orchestres du monde, ce sont surtout les amateurs de musique pure et de précision technique qui se retrouveront dans cette interprétation, à mille lieux de l’exploration raffinée des détails de l’orchestration, privilégiée par l’ancien chef principal …Simon Rattle.

L’autre déception de la soirée, plus relative, vient de la prestation sous-dimensionnée d’Olga Peretyatko (Maria), dans l’un des principaux rôles. Faute d’un instrument plus conséquent en volume, la soprano joue davantage sur la séduction et le velouté de son émission, mais ne peut faire oublier le peu de caractère de son interprétation. C’est particulièrement audible dans la scène finale de la folie, beaucoup trop lisse pour nous emporter pleinement. Fort heureusement, tout le reste du plateau vocal se montre à un niveau superlatif, au premier rang desquels l’impressionnante basse de Dmitry Ulyanov (Kotchoubeï) : l’aisance technique sur toute la tessiture n’a d’égal que son impact vocal, du fait d’une présence véritablement sonore (digne des plus grandes basses russes) et d’un tempérament dramatique percutant. A ses côtés, Vladislav Sulimsky n’est pas en reste dans le rôle-titre, à force de noblesse de ligne et de projection puissante et harmonieuse. On aime aussi grandement son concurrent malheureux, interprété avec beaucoup de prestance par Dmitry Golovnin. Clarté de la ligne, beauté du timbre ne sont pas pour rien dans la chaleureuse ovation qu’il reçoit en fin de spectacle, avec ses comparses. On notera encore les graves cuivrés et charnus d’Oksana Volkova (Lioubov), ainsi que le tempérament comique d’Alexander Kravets (Le cosaque ivre). Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur, de même que l’impeccable Choeur de la Radio de Berlin, dont on entend précisément chaque individualité – un régal de grande classe.

Virtuosité grisante pour les uns, sécheresse émotionnelle creuse pour les autres : ce concert aura laissé des avis mitigés, même si le public en grande partie debout en fin de concert pour applaudir les artistes, semble avoir choisi son camp, celui de Petrenko.

mercredi 10 novembre 2021

« Macbeth » de Giuseppe Verdi - Nicola Raab - Opéra de Dijon - 07/11/2021

Les Dijonnais auront donc attendu un an depuis la dernière production lyrique donnée en public à l’Auditorium (voir notre compte-rendu de Görge le rêveur d’Alexander von Zemlinsky en octobre 2020): la pandémie est passée par là, bien entendu, mais également les difficultés à remplacer le directeur général et artistique Laurent Joyeux, remercié après treize ans de bons et loyaux services. La nomination du metteur en scène Dominique Pitoiset, natif de la ville et bien connu ici pour avoir dirigé le Théâtre Dijon-Bourgogne entre 1996 et 2000, s’accompagne de la réouverture très attendue du Grand-Théâtre en décembre prochain. En attendant, les représentations de L’isola disabitata (1779) de Haydn, initialement prévues au Grand-Théâtre, seront données à l’Auditorium: il ne faut pas manquer ce petit bijou lyrique dont la direction a été confiée au génial Leonardo García Alarcón (une de ses rares incursions dans le répertoire de la fin du XVIIIe siècle). Dominique Pitoiset semble particulièrement apprécier cet ouvrage, lui qui l’a déjà mis en scène en 2005 avec Stephen Taylor.

Pour sa rentrée tant attendue, l’Auditorium fait salle comble pour fêter l’un des plus parfaits chefs-d’œuvre de Verdi, Macbeth, donné dans sa version de 1865, en italien et sans ballet. Dès le lever de rideau, l’atmosphère électrique se meut en concentration, tant le huis clos énigmatique imaginé par Nicola Raab impressionne par ses partis pris visuels radicaux. Deux modules contigus en noir et blanc figurent un appartement étroit, où l’action prend place: le chœur féminin grimé en étranges sorcières, mi-femmes, mi-enfants, occupe la salle à manger, tandis que Lady Macbeth ronge son frein dans la chambre à coucher. Tout du long, la direction d’acteur millimétrée apporte une admirable fluidité entre les scènes. Chaque choriste semble doué d’une action propre, ce qui donne une grande crédibilité au drame, renforcé par les pertinents et nombreux changements de costumes pour le chœur.

Comme à son habitude (voir notamment ses deux spectacles présentés à Strasbourg, Francesca da Rimini en 2017 et Rusalka en 2019), Nicola Raab opte pour une stylisation géométrique classieuse, fondée sur des éclairages crus et froids, tout autant qu’une utilisation fine de la vidéo (ombres chinoises en arrière-scène ou figuration de la forêt). On notera aussi quelques références savoureuses, notamment lors de l’évocation des fantasmes féminins de Macbeth, où l’on peut reconnaître plusieurs tableaux de Paul Delvaux. Enfin, Raab enrichit l’action en insistant sur la stérilité du couple régicide: c’est l’enfant de Duncan qui hante Macbeth, tandis que la femme de Macduff est ostensiblement enceinte.

Face à cette mise en scène d’une grande richesse, l’autre satisfaction de la soirée vient de la fosse, où le méconnu Sebastiano Rolli impose une tension de tous les instants, au moyen d’une stimulante exacerbation des contrastes: le geste rageur des parties rythmiques fait rapidement place à une attention fine aux nuances et à la respiration, dans les parties plus apaisées. On pourra juste regretter que le chef couvre quelque peu le plateau en certains endroits. Alexandra Zabala (Lady Macbeth) est l’autre heureuse découverte de la soirée, tant la soprano italo-colombienne illumine chacune de ses interventions de son timbre corsé: à la manière des plus grandes interprètes du rôle, elle sculpte les mots et donne des accents d’une superbe noirceur, en comédienne-née. Vocalement, on pourrait souhaiter interprète plus puissante ou aigu plus rayonnant: quoi qu’il en soit, les qualités dramatiques évoquées plus haut rapprochent sa composition des souhaits de Verdi, qui rêvait pour le rôle d’une «voix âpre, étouffée, sombre» (ce que rappelle l’excellente notice de présentation de Raphaëlle Blin).

De son côté, Stephen Gaertner compose un solide Macbeth, même si le vibrato envahissant dans l’aigu donne une voix peu naturelle. Il a toutefois la longueur de souffle et la présence suffisante pour faire vivre le rôle sur la durée, recueillant des applaudissements nourris en fin de représentation. On est plus circonspect en revanche sur le peu d’impact vocal du Macduff de Carlo Allemano, lui qui nous avait jadis tant séduit ailleurs (voir notamment son interprétation du rôle-titre de La Clémence de Titus à Innsbruck en 2013, édité chez CPO). Tous les seconds rôles apportent beaucoup de satisfaction, aux premiers rangs desquels Elodie Hache (la Suivante) et Yoann Le Lan (Malcolm), tous deux prometteurs dans leurs courts rôles. Enfin, le Chœur de l’Opéra de Dijon s’impose par son engagement dramatique très percutant, à même d’affronter crânement les nombreuses difficultés de la partition, notamment les superbes finales des deux premiers actes.

mardi 9 novembre 2021

« Die Verurteilung des Lukullus » de Paul Dessau - Franziska Kronfoth et Julia Lwowski - Opéra de Stuttgart - 06/11/2021

«Maudite soit la guerre»: c’est l’expression désabusée que Paul Dessau (1894-1979) répète en boucle dans son hommage In memoriam Bertolt Brecht, composé un an après le décès du dramaturge en 1957. Six ans plus tôt, les deux hommes s’étaient réunis pour adapter une pièce radiophonique écrite par Brecht en 1939, Le Procès de Lucullus, afin de crier haut et fort leurs convictions antimilitaristes. Malgré son incontestable soutien à la cause communiste, la parabole contre la dictature est jugée trop difficile musicalement et politiquement ambiguë: en réalité, c’est davantage la renonciation aux armes, nécessaire à l’interventionnisme soviétique contre les «menaces fascistes», qui gêne. Dès lors, plusieurs modifications sont imposées, dont le titre plus explicite qui annonce la condamnation de Lucullus. Malgré tout, le scandale à la création est énorme et le spectacle ne va pas au-delà de la générale, même si les opposants s’inclinent peu à peu devant les reprises nombreuses (y compris à l’Ouest), qui installent l’ouvrage dans le paysage lyrique avant-gardiste. Compositeur le plus renommé d’Allemagne de l’Est avec Hanns Eisler (collaborateur préféré de Brecht), Paul Dessau renforce ainsi son aura bien au-delà de son pays, ainsi que ses liens éminents, dont son amitié indéfectible pour son ancien professeur René Leibowitz.

Malgré sa reprise à Milan dans une mise en scène de Giorgio Strehler en 1973, le plus célèbre ouvrage lyrique de Dessau reste rarement donné de nos jours, tant les moyens à déployer pour mettre en avant son expressivité paroxystique sont considérables: pas moins de dix-neuf interprètes viennent ainsi saluer en fin de représentation. On ne peut être qu’impressionné par le tour de force réussi par l’Opéra de Stuttgart, qui a mis les petits plats dans les grands pour son ouverture de saison.

A tout seigneur tout honneur, le vétéran Bernhard Kontarsky (84 ans!) démontre tout son savoir-faire dans ce répertoire qui n’a plus de secret pour lui. L’ancien créateur des Soldats de Zimmermann en France (à l’Opéra Bastille en 1994) se joue avec maestria des rapides changements d’atmosphère et de la musique foisonnante, quasi pointilliste par endroit: les cordes en retrait font place aux nombreuses fanfares en alternance avec les percussions originales (notamment des bruits de chaînes), tandis que la musique électronique envoûte sans jamais prendre trop de place. Malgré les dissonances, l’impact théâtral et narratif reste décisif, la musique servant au plus près le texte de Brecht. Dans ce cadre, le recours à deux narrateurs extravertis, propre au théâtre épique, incite le spectateur à la réflexion et à l’action concrète. On notera enfin les parties foraines, tout autant que l’intervention de l’accordéon, qui apportent des couleurs bienvenues.

La distribution réunie n’appelle que des éloges, tant elle frise la perfection: dans le rôle-titre, Gerhard Siegel la domine aisément par son autorité naturelle, qui a pour soutien une puissance égale sur toute la tessiture, sans jamais forcer. A ses côtés, parmi les nombreux rôles, on retient la bouleversante Maria Theresa Ulrich, qui donne des accents déchirants à son rôle de mère inconsolable: on pense aux tableaux de Käthe Kollwitz, qui a si bien évoqué la douleur des populations défavorisées d’après-guerre. De même, la place dédiée aux enfants émeut, tant elle interroge sur ces «grands noms» qui parsèment les livres d’histoire: quel a été le prix en vies humaines de leurs victoires militaires? La fin justifiait-elle ces sacrifices? Faut-il se résoudre à cet éternel recommencement des guerres humaines?

L’autre grande réussite de la soirée vient de la mise en scène virtuose de Franziska Kronfoth et Julia Lwowski du collectif «Hauen und Stechen» (accueilli en juin dernier à l’Athénée pour une adaptation de Salomé): d’emblée, on est saisi par l’ampleur des forces humaines en présence qui inondent toute la scène jusqu’aux circulations (les portes du parterre étant laissées délibérément ouvertes au début), tandis que la captation en direct par un cameraman sur scène apporte des visions plus intimistes à cette vaste fresque. Après les fastes militaires, le temps du procès apporte son lot de saynètes savoureuses, admirablement différenciées. Les couleurs expressionnistes, tout autant que les traits d’humour (ragoût de restes humains, costumes encombrants des jurés, etc), donnent une fantaisie étonnante à l’ensemble, qui allège quelque peu le propos. Si les deux femmes s’amusent à transformer le panneau clignotant en «Heil» au lieu de «Hell», la référence aux nazis (évidente avec la proximité des procès de Nuremberg à la création) reste assez mesurée.

Assurément un des grands spectacles de cet automne, qui porte haut l’ambition artistique de l’Opéra de Stuttgart. Aussi essentiel que savoureux.

lundi 8 novembre 2021

« L’Italiana in Londra » de Domenico Cimarosa - R.B. Schlather - Opéra de Francfort - 05/11/2021

En dehors de son célèbre Mariage secret (1792), composé à la fin de sa carrière, après son séjour à la Cour de Russie, les plus de quatre-vingts ouvrages lyriques de Domenico Cimarosa semblent bien oubliés aujourd’hui, à quelques exceptions près (voir notamment la production genevoise des Deux Barons de Rocca Azzurra en 2014). L’Opéra de Francfort a eu la bonne idée de choisir l’un des plus éclatants succès du Napolitain, avec L’Italienne à Londres, un intermezzo composé en 1778 à Rome: ce succès immédiat sera rapidement repris bien au-delà de l’Italie, établissant la réputation d’un compositeur jusque-là peu connu en dehors de Naples.

Ce succès repose avant tout sur le livret très efficace de Giuseppe Petrosellini, qui travaille avec tous les grands de son temps (de Piccini à Salieri, en passant par Paisiello): en multipliant les quiproquos, les situations s’enchaînent sans temps morts, faisant de cette histoire proche des comédies de Goldoni un divertissement des plus réjouissants. Il faut dire que la mise en scène de R.B. Schlather l’enrichit grandement en apportant un vent de folie bienvenu, avec très peu de moyens en apparence (nombreuses surprises visuelles au moyen du plateau tournant et des éclairages variés). La farce gagne en profondeur à force d’attention à chaque détail et repose avant tout sur la finesse de la direction d’acteur, joyeusement déjantée, qui trouve le ton juste sans jamais verser dans l’hystérie. Chaque personnage gagne ainsi en consistance, tandis que le décor unique et astucieux est revisité avec un à-propos qui force l’admiration: progressivement, le spectacle provoque l’hilarité parmi le public, notamment lors des scènes qui jouent de l’étroitesse de la cabine téléphonique ou des fantaisies de Polidoro.

Dans ce rôle, Gordon Bintner s’en donne à cœur joie pour faire l’étalage de son talent burlesque, autant pour jouer le macho décérébré que le naïf doué d’invisibilité. Vocalement, on se régale de ses intonations puissantes, gorgées d’intentions et de couleurs, et ce malgré une émission parfois trop nasale dans l’aigu. Iurii Samoilov (Milord Arespingh) ne le lui cède en rien dans la projection vocale, un rien trop débraillée en début d’ouvrage, mais qui gagne ensuite en vérité dramatique, notamment dans la dernière partie plus sombre. On lui préfère toutefois le solide Theo Lebow (Sumers), dont la rondeur et le naturel d’émission sont un régal tout du long, porté par une aisance scénique stimulante. A ses côtés, Bianca Tognocchi (Madama Brillante) n’est pas en reste dans l’abattage comique, se jouant aisément de toutes les difficultés vocales. On aime aussi la ligne tendue d’Angela Vallone (Livia), émouvante devant l’adversité qui la frappe. On regrette seulement un timbre qui manque de substance au I, dans les airs plus doucereux.

Grand artisan de la réussite de la soirée et chaleureusement applaudi en fin de représentation (à l’instar du plateau vocal), Leo Hussain donne une leçon de maîtrise et d’élégance, sans jamais sacrifier au rythme: l’attention aux nuances et l’allégement des textures, particulièrement perceptible entre les pupitres de cordes, permettent de donner davantage de profondeur à la musique électrique de Cimarosa. Si l’inspiration du Napolitain est parfois inégale, tournant à vide en certains endroits, elle culmine dans certaines scènes: les pas feutrés des cordes pour figurer l’invisibilité ou l’air déchirant de Livia au II, lorsqu’elle craint l’emprisonnement. Mais c’est surtout la virtuosité des nombreux ensembles qui fait le prix de cet ouvrage, auxquels Rossini puisera pour y apporter toute l’ivresse que l’on connaît, la séduction mélodique en plus.

Un spectacle très réussi pour cette ouverture de saison, dont on se félicite de la captation télévisée réalisée à l’occasion de cette dernière représentation du spectacle.

dimanche 7 novembre 2021

« Mascarade » de Carl Nielsen - Tobias Kratzer - Opéra de Francfort - 04/11/2021

La nouvelle saison de l’Opéra de Francfort démontre une fois encore, s’il en était besoin, toute la curiosité de cette grande maison pour l’exploration du répertoire dans toute sa diversité. Si les plus curieux ont pu découvrir en début de saison Amadigi de Handel et L’Italienne à Londres de Cimarosa, place cette fois au rare Mascarade (1906) de Carl Nielsen, dans sa version chantée en allemand. Cet ouvrage contemporain de A Village Romeo and Juliet de Delius, donné ici même juste avant le début de la pandémie, partage avec son équivalent anglais la primauté donnée à l’orchestre, qui déploie une musique puissamment originale et inspirée. D’abord au service d’une conversation en musique, la rythmique enivrante fait progressivement place à la mélodie, tout en incorporant des éléments populaires volontairement grotesques et malicieux, qui annoncent les audaces expressionnistes des années 1920. En grand maître du théâtre, Nielsen épouse les moindres inflexions de son livret, aux péripéties peu nombreuses, mais doté d’un humour qui fait mouche tout du long. La modernisation du texte, souvent grivois, provoque ainsi plusieurs fois les rires de l’assistance, manifestement conquise.

Il faut dire que la mise en scène très réussie de Tobias Kratzer (dont la production du Trouvère, donnée ici-même en 2019, sera reprise l’an prochain) apporte une hauteur de vue inattendue à cet ouvrage, en nous plongeant d’emblée dans un huis clos en noir et blanc, mêlant fable initiatique et situations volontairement absurdes. Autour d’éclairages qui varient habilement couleurs froides et chaudes, la scénographie repose sur vingt-cinq portes qui figurent à la fois l’enfermement de la jeunesse dans un corset et les promesses de fantaisie et de liberté offertes par la «Mascarade» au dehors. En dénudant ces personnages (chœur compris) en sous-vêtements, Tobias Kratzer insiste sur la valeur de l’habit comme marqueur social, tandis que les barrières et les faux-semblants tombent avec les masques.

Visuellement, la présence continue des danseurs apporte beaucoup de grâce à l’ensemble, au service d’une direction d’acteur d’une maestria peu commune. On se régale ainsi de la construction des saynètes à vue par des majordomes goguenards, tout autant que de la fantaisie des costumes, dévoilés peu à peu. De plus, Kratzer surprend en se servant de l’écran de surtitres comme un élément de décor, permettant de figurer une course poursuite dans l’eau ou... une inattendue pissotière lors de la mascarade. Jamais vulgaire, cette mise en scène est certainement l’une des plus réjouissantes vues depuis longtemps, confirmant l’originalité de ce metteur en scène décidément en vue (invité l’an passé pour ses débuts parisiens avec une production remarquée de Faust).

Comme à son habitude, l’Opéra de Francfort réunit une distribution d’une admirable homogénéité, dominée par la projection souple et le timbre de velours de Michael Porter (Leander), tout autant que les phrasés parfaitement articulés de son acolyte Michael McCown (Leonard). A leurs côtés, Alfred Reiter impose un Jeronimus d’une vérité théâtrale soutenue, faisant valoir de beaux graves, et ce malgré un timbre qui manque de couleurs. Tous les seconds rôles brillent de fantaisie, tandis que l’excellence du Chœur de l’Opéra de Francfort apporte beaucoup de satisfactions par sa précision et son engagement. On mentionnera enfin la prestation éclatante de Titus Engel dans la fosse, qui donne une lecture stimulante d’énergie, sans jamais perdre d’attention les aspects narratifs.

Assurément, un spectacle réussi à ne pas manquer cet automne à Francfort, de même que la reprise ce mois-ci des Königskinder de Humperdinck (voir notre compte rendu du spectacle en 2015).

mardi 2 novembre 2021

« Armida » de Gioachino Rossini - Opéra de Marseille - 29/10/2021

C’est toujours un plaisir de retrouver la foisonnante Marseille et son Opéra parmi les plus beaux de l’Hexagone: construit en 1924, ce chef-d’œuvre de l’Art Déco n’a rien perdu de son lustre d’antan, grâce à sa parfaite rénovation extérieure (candélabres d’époque flambant neufs compris), tout autant que son foyer à la décoration aussi somptueuse qu’intacte. Ne reste désormais qu’à rénover les fauteuils de la salle, qui ont fait largement leur temps, pour parfaire plus encore le nécessaire confort des soirées lyriques phocéennes. Le Théâtre du Gymnase a déjà eu cette chance, même s’il faudra attendre 2024 pour l’achèvement des travaux: en attendant, sa programmation est reportée, précisément, dans les salles de l’Opéra et de l’Odéon.

De son côté, l’Opéra de Marseille surprend cette saison en dynamitant le cliché d’une maison dévolue à la seule promotion du répertoire italien et des grandes voix: autant la reprise de La Walkyrie que du partenariat régional dédié à La Dame de Pique (voir ici) le démontrent, sans parler de la large place dévolue aux ouvrages français, d’Offenbach à Bizet, en passant par Massenet. L’exploration du répertoire italien n’est évidemment pas laissée de côté, ce que ce début de saison illustre avec un doublé Rossini des plus réjouissants: absent de la scène phocéenne depuis plus de cinquante ans, Guillaume Tell a fait récemment son grand retour, avant la création marseillaise d’Armide (1817). Desservi par un livret d’une grande pauvreté (adapté de La Jérusalem délivrée du Tasse), ce drame reste peu souvent monté de nos jours (voir la production mise en scène par Mariame Clément à l’Opéra des Flandres en 2015 puis à Montpellier en 2017), malgré ses incontestables qualités musicales, proches des ouvrages contemporains plus légers, dont La Cenerentola.

C’est particulièrement audible dès l’Ouverture et sa longue introduction lente, aux accents solennels, très cuivrés, dont se saisit José Miguel Pérez-Sierra avec une attention de tous les instants: tout du long du spectacle, le chef espagnol impressionne par sa capacité à relancer le discours musical sans effets, donnant une présence décisive à son orchestre, véritable personnage du drame. Rossini surprend par son ambition, osant une écriture volontairement déstructurée, aux nombreuses ruptures martiales (opposition forte/piano) et aux silences appuyés, avant que le ton général ne se détende par l’ivresse de l’entrecroisement des vents, en des tempi endiablés. Un répit de courte durée, tant les couleurs sombres du chœur, uniquement masculin, nous ramènent rapidement au contexte guerrier. Le chœur féminin ne fait ainsi son apparition qu’en seconde partie de l’ouvrage, en un bref passage naïf et doucereux, qui annonce l’apaisement de cet acte dédié aux amours contrariées de l’héroïne. Si cet effet de contraste est bienvenu, on peut toutefois regretter que le personnage d’Armide soit réduit à une sorte de prêtresse de l’amour, bien loin de la magicienne attendue. La musique de ballet, d’une imagination irrésistible de finesse aux vents, ne peut faire oublier cette déception, audible jusque dans un finale trop abrupt.

Que de trésors, malgré tout, dans cet ouvrage méconnu ! On pourra bien entendu citer les duos d’amour entre Armide et Renaud, tout autant que le fameux trio des ténors, dont les plus chanceux se souvenaient après le spectacle des délices passées à Pesaro, avec Michael Spyres notamment. Car c’est bien d’interprètes de cette trempe que cet ouvrage réclame pour dépasser les nombreuses prouesses vocales attendues. A ce jeu-là, le rôle-titre est interprété crânement par Nino Machaidze, qui remplace Karine Deshayes (malheureusement absente pour des raisons d’agenda). Pour cette prise de rôle, la soprano géorgienne donne des accents tranchants et une autorité naturelle à son personnage en première partie, avant de s’adoucir dans les parties apaisées au III, en un beau sens des couleurs. Elle vient facilement à bout des vocalises périlleuses, grâce à une technique parfaite. On pourra seulement regretter une projection vocale trop modeste par endroit, notamment lors des passages dominés par le chœur.

A ses côtés, Enea Scala (Renaud) n’est pas en reste pour faire l’étalage de son brio vocal, en mettant un accent dramatique à chacune de ses interventions. Le trait est parfois forcé, sans parler des passages de registre audibles (notamment en voix de tête) et un vibrato peu harmonieux. Mais la générosité du ténor italien, familier du rôle et bien connu à Marseille, emporte tout de même l’adhésion du public, visiblement conquis. Chuan Wang donne aussi beaucoup de satisfaction avec sa technique sans faille et sa noblesse de ligne. Malgré un aigu un rien trop métallique, sa longueur de souffle impressionne tout du long. On aime aussi le jeune Matteo Roma qui frappe fort en début d’ouvrage, en se jouant d’un premier air meurtrier avec beaucoup d’aplomb: l’émission claire et naturelle est un régal, au service d’un timbre velouté du plus bel effet. Espérons que cette petite voix ne s’abîmera pas en acceptant des rôles trop lourds pour elle. Autour de seconds rôles solides, le spectacle est porté par un très beau chœur masculin, précis et engagé.

Une Armide à ne pas manquer en ce début de saison très prometteur à Marseille.