jeudi 23 février 2023

« Lucia di Lammermoor » de Gaetano Donizetti - Andrei Serban - Opéra Bastille à Paris - 21/02/2023

Créée en 1995 et plusieurs fois reprise (notamment en 2016 avec Pretty Yende dans le rôle-titre), la production de Lucia di Lammermoor (1835) imaginée par Andrei Serban (né en 1943) revient à Paris, sous les applaudissements nourris du public. Le travail du metteur en scène roumain s’appuie sur un décor unique pendant toute la représentation, qui plonge le spectateur dans l’enfermement mental de l’héroïne, étouffée par une société masculine au culte viriliste : c’est là le point départ de la réflexion de Serban, qui lui permet de mettre en avant un décor en demi-cercle (admirable en terme de projection pour le chœur, même si ce dernier n’évite pas les décalages avec la battue très vive du chef dans les parties verticales), à mi-chemin entre univers carcéral et asile de fous.

C’est là une évocation des expérimentations du neurologue Jean-Martin Charcot à la Salpêtrière, à la fin du XIXème siècle, et plus généralement des influences néfastes du patriarcat. Trop statique dans les deux premiers actes, la mise en scène s’anime en fin de spectacle en renouvelant son décor par l’enchevêtrement de plusieurs lignes (cordes et passerelles métalliques), qui évoquent les trajectoires de vie brisées des personnes subissant l’enfermement. On aime aussi l’irruption du sang sur la robe d’un blanc immaculé de Lucia, au moment de la scène de la folie, qui contraste avec les scènes précédentes, d’une grande sobriété par leur aspect général aux couleurs froides.

Mattia Olivieri

Le plateau vocal est dominé par l’Enrico de grande classe de Mattia Olivieri (né en 1984), qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris, en spécialiste déjà reconnu du répertoire belcantiste. La beauté et la fraîcheur de son timbre trouvent un épanouissement dans sa capacité à sculpter chaque mot au service du sens, le tout parfaitement articulé et projeté. Ses qualités sont surtout audibles dans les récitatifs et ariosos, là où les parties chantées plus ornées montrent encore quelques raideurs, en comparaison.

A ses côtés, Brenda Rae (Lucia) se montre plus inégale, du fait d’une émission un peu serrée qui n’évite pas le recours au vibrato dans le suraigu ou les pianissimi. Trop métallique, le médium manque de puissance, surtout en comparaison de l’émission en pleine voix, plus assurée. Elle assure toutefois l’essentiel dans la scène de folie, du fait d’une composition théâtrale finalement touchante. On lui préfère le chant plus naturel et solaire de Javier Camarena (Edgardo), qui regorge de couleurs, malgré une émission en rien trop nasale en fin de spectacle. On aime aussi le chant incarné d’Adam Palka (Raimondo), qui ne ménage pas son investissement pour donner de la hauteur de vue à ses incantations, entre aisance sur toute la tessiture et facilité de projection. Tous les seconds rôles emportent l’adhésion, à l’exception d’un Eric Huchet (Normanno) inhabituellement emprunté, surtout en début de soirée.

L’un des grands atouts du spectacle est incontestablement la prestation du chef Aziz Shokhakimov (né en 1988), actuel directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, qui parvient à donner de l’élan au mélodrame en fouettant les parties verticales de sa fougue, tout en gardant une transparence par l’allègement de la pâte orchestrale. Il parvient aussi à faire ressortir plusieurs détails de l’orchestration dans les parties plus apaisées, qui font valoir la qualité des timbres de l’Orchestre de l’Opéra de national de Paris, particulièrement au niveau des bois.

mardi 21 février 2023

« Tom Sawyer » de Kurt Weill - Tobias Ribitzki - Opéra Comique de Berlin - 18/02/2023

Prématurément décédé, Kurt Weill n’a pu terminer sa comédie musicale Tom Sawyer (1950), qui a été achevée en 2020 par le chef d’orchestre Kai Tietje (également présent dans la fosse berlinoise), avec l’adjonction de chansons du même compositeur. La salle comble pour cette première montre la confiance du public pour la qualité des spectacles proposés au Komische Oper depuis plusieurs années, pour tous les âges. La concentration des plus jeunes, dès le début du spectacle, force l’admiration : les rythmes enjoués des fanfares de Weill, aux accents narquois aux cuivres (en mode sourdine jazzy), provoquent déjà quelques rires et montrent toute l’étendue de l’imagination d’un compositeur au fait de ses moyens, variant les climats comme son maître Busoni (voir notamment son Doktor Faust, récemment monté à Florence).

Les mélodies volontiers sucrées caressent les jeunes têtes blondes dans le sens du poil, y compris dans les dialogues soutenus par plusieurs instruments aux sonorités populaires (banjo, etc). Interprété entièrement en allemand, l’ouvrage ne bénéficie pas des habituels sous‑titres en plusieurs langues (dont le français) sur le siège devant soi, faisant ainsi perdre la compréhension des nombreuses réparties humoristiques pour le non‑germanophone. L’action, très lisible, reste toutefois accessible en reprenant le déroulé des péripéties bien connues : ainsi des tendres remontrances de la tante Polly pour les velléités d’école buissonnière de Tom et Huck, avant l’arrivée de la ravissante Becky et du sournois Killer‑Joe, deux grains de sable perturbateurs de l’équilibre de la petite communauté rassemblée autour du Mississippi.

La mise en scène de Tobias Ribitzki épouse le rythme de l’action en plaçant la direction d’acteur au premier plan, tout en montant et démontant à vue les rares éléments de décors au gré des différentes saynètes. La simplicité sans ostentation qui se dégage de ce travail centré sur les interprètes trouve une sorte d’évidence joyeuse, collant parfaitement à la malice humaniste de Mark Twain. Ainsi du très fourni chœur d’enfants, qui embrasse un large éventail d’âges, aussi réjouissant d’enthousiasme communicatif qu’impressionnant de qualité technique. C’est là un des habituels points forts de l’interprétation musicale en Allemagne, et plus encore ici à Berlin. D’une grande cohésion jusque dans les moindres seconds rôles, la distribution est dominée par Tom Schimon (Tom) et Michael Heller (Huck), qui font valoir autant la beauté de leur timbre que le sens de la gouaille attendu. Enfin, Kai Tietje apporte son sens du swing à l’ensemble, montrant aussi beaucoup de sensibilité dans les passages apaisés.

dimanche 19 février 2023

Concert du Philharmonique de Berlin - Matthias Pintscher - Philharmonie de Berlin - 17/02/2023

Initiée avec l’hommage aux « années 1920 dorées » voilà deux ans (voir notamment ici le compte rendu du concert consacré à Schulhoff, Sinigaglia et Zemlinsky), la biennale de l’Orchestre philharmonique de Berlin est cette fois consacrée aux compositeurs des années 1950 et 1960, avec un éclairage particulier sur Győrgy Ligeti (1923‑2006). C’est là l’occasion de fêter en grande pompe le centième anniversaire du Hongrois, honoré par une exposition gratuite dans le hall de la Philharmonie et la programmation de ses œuvres dans pas moins d’une dizaine de concerts, données en miroir avec celles d’autres compositeurs.

D’abord marqué, jusqu’en 1956, par l’influence de Bartók et Kodály, Ligeti s’ouvre à la musique sérielle et à toutes les expérimentations de son temps, en une vaste production autant instrumentale que vocale. On retrouve en dernière partie l’un de ses ouvrages les plus fameux, son Requiem (1965), dont plusieurs extraits ont très vite été popularisés par le film 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick. Le début inoubliable du Kyrie émerge ainsi peu à peu d’une sorte de magma en formation dans les graves, tous affublés de sourdines. Les deux solistes féminines prennent le relais en toute sobriété, tandis que Ligeti suspend le temps à plusieurs reprises, en des climax admirablement étagés par Matthias Pintscher, en des chevauchements très doux et d’une superlative mise en place.

Hormis les contrebasses, les cordes restent vouées aux seconds rôles, l’orchestration faisant la part belle aux cuivres et aux bois. Mais c’est bien entendu le chœur qui retient toute l’attention, du fait de ses interventions périlleuses dans la nécessaire justesse : la plupart des chanteurs font ainsi usage d’un diapason pour éviter cet écueil et déployer l’inexorable et anxiogène crescendo qui embrase bientôt la salle, avec un minimum d’effets. Le début du Dies iræ imprime un premier contraste par son extraversion, bientôt rattrapé par la mesure des échanges entre chœur et solistes, en un élan imprévisible. Les contrebasses planantes apportent un climat d’irréel, tandis que Ligeti use et abuse des oppositions entre piano et forte. Le climat s’anime ensuite de fulgurances et de déflagrations, notamment incarnées par les deux solistes féminines, très sollicitées, avant de conclure en apesanteur, une nouvelle fois.

Avant l’entracte, la Philharmonie avait résonné de l’humour dévastateur et expressif de la Musique pour les soupers du Roi Ubu (1962‑1966) de Bernd Alois Zimmermann, d’après la pièce de théâtre Ubu Roi (1895) d’Alfred Jarry. La fanfare introductive résonne des multiples sonorités inattendues mises en miroir par le compositeur, dont l’orgue. Volontiers spectaculaire, la partition reste redoutable par sa difficulté de mise en place, ici bien rendue par l’éclat du Philharmonique de Berlin. Tout du long, Zimmermann s’amuse à rendre hommage aux musiques anciennes, tout en dynamitant l’ordonnancement attendu par des sonorités incongrues (notamment la guitare électrique ou le clavecin) ou sauvages, surtout au niveau percussif. On a ainsi l’impression que plusieurs périodes musicales se télescopent en un vaste happening joyeux, rendant autant hommage à la musique de ses contemporains, qu’à celle de Bach, Beethoven, Berlioz ou Wagner (thème de la Chevauchée des Walkyries). Le jazz trouve aussi sa place en un mouvement langoureux, où les contrebasses sollicitées dans le suraigu donnent une impression de disque 33 tours tournant au ralenti ! On pense plusieurs fois au polystylisme d’un Schnittke, à chaque fois en un élan virtuose et spectaculaire parfaitement rendu par les interprètes.

Le changement d’atmosphère surprend dès le début de la Rhapsodie-Concerto pour alto (1952) de Bohuslav Martinů, d’une délicatesse évocatrice sous l’archet d’Amihai Grosz, qui cultive une profonde richesse de sonorités, en des tempi aussi mesurés qu’apolliniens. Son style le rapproche souvent d’un Itzhak Perlman, et ce d’autant plus que l’altiste solo du Philarmonique de Berlin prend un plaisir particulier à interpréter l’ouvrage avec ses collègues, vers qui il se tourne à plusieurs reprises. La lenteur habitée qui se dégage de son interprétation s’épanouit plus encore dans le superbe second mouvement, plus unifié et dramatique que le précédent. En bis, l’altiste invite le premier violon solo, Noah Bendix‑Balgley, à se joindre à lui pour jouer le premier des Trois Madrigaux de Martinů. On perçoit quelques différences de style entre les deux hommes, le violoniste montrant une virtuosité plus poussée que son collègue, plus en retrait en comparaison.

samedi 18 février 2023

« La traviata » de Giuseppe Verdi - Opéra de Florence - 15/02/2023

Créée en 2021, la production de La Traviata imaginée par Davide Livermore revient à Florence, accueillie par une salle pratiquement pleine. Fidèle à l’ouvrage, la transposition dans la période agitée de 1968 trouve son illustration dans les différents slogans reproduits en français (« Sous les pavés, la plage »), bien loin des origines du drame, tiré de La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils. Le fossé social entre les deux amoureux trouve ici une illustration plus familière, en montrant Violetta en artiste bohème, affairée à son studio de photographie au II. La scène des gitans est transformée en soirée arty qui célèbre l’Espagne entre Picasso, les danses traditionnelles et la corrida. La direction d’acteur cherche constamment à animer le plateau, mais sans grande originalité, si ce n’est dans la stylisation des saluts en fin de représentation (tout comme la veille pour le Doktor Faust de Busoni).

La soirée vaut avant tout pour le plateau vocal réuni, qui recueille des applaudissements nourris tout du long, particulièrement le Giorgio d’Amartuvshin Enkhbat (remplaçant en dernière minute Plácido Domingo), dont la noblesse de phrasé laisse pantois, sans parler de sa sûreté d’émission sur toute la tessiture, sans aucun effort apparent. Il est dommage que l’interprétation reste plus en retrait, mais c’est une conception du personnage qui se tient, sans excès ni fioritures. A ses côtés, Francesco Meli (Alfredo) impressionne par son engagement, imposant autant sa longueur de souffle que son sens des nuances, d’une redoutable virtuosité dans les sauts de registre. L’émission legato est un régal, avec une attention à la prononciation proche de l’idéale. Comme à son habitude, Aida Garifullina (Violetta Valéry) impressionne quand la voix est en pleine puissance, balayant tout sur son passage, entre sens des couleurs et incarnation vibrante. Elle est toutefois plus décevante dans le médium ou les vocalises, où l’articulation manque d’agilité. Tout le reste de la distribution affiche un excellent niveau, au premier rang la touchante Flora d’Ana Victória Pitts, tandis que le chœur montre sa maîtrise de la partition dans les grandes pages qui lui sont destinées, admirables de cohésion.


A rebours du pas lent par lequel il arrive dans la fosse, Zubin Mehta (né en 1936) montre toute sa connaissance de l’acoustique des lieux en allégeant la pâte orchestrale dans le soutien aux chanteurs pour mieux rugir ensuite lorsque ceux‑ci lui laissent le champ libre. Nommé chef honoraire à vie de l’Orchestre du Mai musical florentin, le chef surprend par sa conduite narrative, aux tempi mesurés, tout en créant des climats d’urgence inattendus jusque dans les parties en pianissimo, preuve de sa capacité à relancer le discours musical pour porter les couleurs du drame. Du grand art, applaudi debout par un public enthousiaste, au moment des saluts pour remercier le maestro, toujours au sommet.

vendredi 17 février 2023

« Doktor Faust » de Ferruccio Busoni - Opéra de Florence - 14/02/2023

 

Achevé à sa mort par l’un de ses élèves, Philipp Jarnach, l’ultime chef‑d’œuvre lyrique de Ferruccio Busoni (1866‑1924), Doktor Faust, fut créé un an après dans la plupart des grandes villes germaniques, là même où le Toscan rencontra le succès pendant toute sa carrière, notamment en tant que pianiste virtuose. On peine à imaginer le lien avec la musique bien sage de son professeur Reinecke, tant Busoni surprend par son inspiration imprévisible et captivante, volontiers impressionniste dans le chevauchement savant des plans sonores, puis flirtant avec l’atonalisme par petites touches, au service d’un climat enveloppant et mystérieux.

Egalement auteur du livret, qui embrasse les racines italiennes du mythe bien au‑delà de Goethe, Busoni privilégie une réflexion initiatique et philosophique, sans malheureusement éviter un statisme de l’action. Malgré cet écueil, son instinct dramatique donne une saveur inattendue aux moindres inflexions musicales, tel un reflet de l’inventivité sans limite de son inspiration (souvent proche du climat d’urgence d’un Hindemith) et de la luxuriance de son orchestration : tout amoureux de l’orchestre doit impérativement connaître cette partition envoûtante, surtout lorsqu’un magicien des sonorités expressives est à la baguette en la personne de Cornelius Meister. Le chef allemand est le grand artisan de la réussite de la soirée, donnant le meilleur de l’excellente formation locale, entre attention aux nuances et brio aussi vibrant que frémissant. Un régal !

Dans la vaste salle ultramoderne de 2 000 places (voir ici), le plateau vocal souffre d’une acoustique froide qui privilégie la fosse, un rien trop sonore dans les tutti. Spécialiste du rôle‑titre depuis de nombreuses années, Dietrich Henschel impressionne par ses qualités d’articulation et sa force de conviction, mais ne peut toutefois faire oublier un timbre terne et une projection insuffisante par endroit. Daniel Brenna (Méphistophélès) ne manque pas de puissance en comparaison, mais peine à chauffer sa voix blanche dans les suraigus redoutables de la première partie, étranglés et souvent craqués. Il se rattrape quelque peu par la suite, mais se montre loin de son meilleur niveau. On lui préfère la jeunesse de timbre du solide Wagner de Wilhelm Schwinghammer, incarné avec une technique sans faille, mais qui mériterait une prise de risque plus affirmée pour nous emporter davantage. Tous les seconds rôles emportent l’adhésion, autour d’un chœur local impressionnant de ferveur dans ses différentes interventions, même si la production le cantonne trop souvent aux coulisses.

La mise en scène de Davide Livermore choisit en effet de mettre en avant la figure de Busoni, dont l’ensemble des personnages ne représenterait qu’une des multiples facettes de son tempérament. L’idée est intéressante, tant elle cherche à éprouver les doutes d’un compositeur au soir de sa vie, mais se montre trop répétitive, du fait de l’utilisation des mêmes artifices tout du long, notamment l’agitation du masque de Busoni par les interprètes. On peut faire le même reproche aux décors projetés en vidéo de D‑Wok, malgré d’évidentes qualités plastiques : l’exploration d’une sorte de bunker post‑apocalyptique mêle la force des éléments aux obsessions de Faust en une virtuosité spectaculaire, mais peine à se renouveler sur la durée. Seule la scène des réjouissances du mariage du Duc et de la Duchesse surprend par l’irruption d’un double du pianiste, grimé en une sorte de faune assoiffé de sexe. Ces multiples visages de Faust/Busoni permettent de renouveler quelque peu le propos en animant l’action d’une forme d’étrangeté, même si le profane peut peiner à bien saisir les quelques références distillées ici et là, faute d’une connaissance approfondie de la biographie du compositeur.

Un spectacle qui vaut avant tout pour la direction sensible et évocatrice de Cornelius Meister, qui parvient à pénétrer les mystères de l’inspiration flamboyante de Busoni, grand maître de la variété mouvante des atmosphères.

mercredi 8 février 2023

Concert de l'Orchestre symphonique d’Orléans - Marius Stieghorst - Théâtre d'Orléans (salle Pierre‑Aimé Touchard) - 04/02/2023

Située à une heure de train de Paris, la ville d’Orléans peut s’enorgueillir d’une opulente tradition en matière de musique classique, encore bien vivante en ces heures de restrictions budgétaires. Outre la saison lyrique opérée par La Fabrique Opéra Val de Loire ou le Concours international de piano, le public fidèle sait pouvoir compter sur les six concerts organisés chaque année par l’Orchestre symphonique d’Orléans. Fondée en 1921, la formation, composée de professionnels et d’amateurs (essentiellement des professeurs et élèves du Conservatoire), a fêté son centenaire en publiant un ouvrage commémoratif, richement fouillé et illustré par Philippe Barbier et Jean‑Dominique Burtin (Daniel Plot Editeur, 2022). L’ouvrage détaille la création, dès 1722, d’une Académie de musique dirigée par François Giroust (ancien surintendant de la musique de Louis XVI), puis l’organisation régulière de concerts tout au long du XIXe siècle, avec le recrutement de rien moins que César Franck en tant qu’accompagnateur attitré au piano, de 1845 à 1863.

Plus encore que ce passé prestigieux, c’est bien le répertoire de l’Orchestre symphonique d’Orléans qui impressionne par sa diversité, notamment les cycles thématiques et leurs répertoires éloignés des sentiers battus, par exemple les rarissimes Mass de Bernstein en 2007, le Concerto pour piano de Busoni en 2012 ou la création d’Andromède de Thibaut Vuillermet (né en 1983), l’an passé. Le concert, dédié au « Rêve américain », ne fait pas exception cette année, avec pas mal de surprises au programme, dont un inattendu Concerto pour timbales (2003) de Michael Daugherty (né en 1954).

Confié aux bons soins de Gerald Scholl, timbalier solo de l’Orchestre symphonique de Wichita (ville jumelée avec Orléans depuis tout juste cinquante ans), le concerto débute avec l’exploration des sonorités de la timbale la plus grave (sur les sept en présence), aux résonances mystérieuses et hypnotiques. Peu à peu, la sobriété laisse place au style emphatique et spectaculaire de Daugherty, proche de la musique de film : les timbales déchaînées contrastent avec les scansions homophoniques des cuivres, rappelant l’univers sonore des westerns, tandis que les vents déploient des volutes plus orientalisantes en comparaison. Une transition en forme de glissando donne à Scholl l’occasion de déployer toute sa technique véloce lors d’un long solo intense, où les timbres évoluent au gré des différentes baguettes utilisées. Le changement d’ambiance après le solo surprend par ses emprunts à la musique de jazz et sud‑américaine, évoquant Bernstein ou Revueltas par l’entremêlement des thèmes savants et populaires. Le chef allemand Marius Stieghorst, directeur musical de l’Orchestre symphonique d’Orléans depuis 2014, n’a pas son pareil pour faire swinguer sa formation, sans jamais sacrifier à la précision des attaques des différents pupitres.

Le concert avait débuté avec une prise de parole du chef, tout d’esprit et humour, pour présenter la musique minimaliste de John Adams (né en 1947), permettant d’appréhender les changements d’atmosphère et le raffinement de l’orchestration des Chairman Dances (1985). Malgré une acoustique sèche, Stieghorst fascine par son attention au développement des irrésistibles crescendos, entre mise en valeur des transitions et nuances, sans parler de l’allégement manifeste de la masse orchestrale. Après l’entracte, ces mêmes qualités mettent en valeur les extraits des hits de Duke Ellington (1899‑1974) et Billy Strayhorn (1915‑1967), arrangés par le compositeur Jeff Tyzik : la fusion réussie entre jazz et musique classique donne littéralement envie de danser, malgré un démarrage un rien trop prudent des cuivres. Les amateurs de cette musique se reporteront au disque remarquable enregistré par Simon Rattle en 2000 pour EMI (arrangement de Luther Henderson), toujours insurpassable dans ce répertoire.

Après le délicieux « Send in the clowns », extrait de la comédie musicale A Little Night Music (1973) de Stephen Sondheim, Stieghorst enchaîne, sans interruption, avec le poème symphonique bien connu Un Américain à Paris (1928) de George Gershwin, dont les habitués de Radio Classique auront reconnu le générique de l’émission « Tous Classiques », animée par Christian Morin. Autant l’humour (notamment les effets de klaxons) que l’énergie rythmique déployée font mouche en un tempo endiablé, de même que le bis extraverti, Star and Stripes Forever de Sousa, où le public applaudit en rythme à la fin de la pièce. De quoi animer cette fin de concert d’une énergie communicative, reflet du mélange d’effervescence chaleureuse et d’ambition artistique de son chef : une perle qu’Orléans fait bien de choyer !

samedi 4 février 2023

« Te Deum » de Marc‑Antoine Charpentier et Henry Desmarest - Les Surprises - Auditorium du Louvre à Paris - 01/02/2023

Avec une dizaine de concerts donnés chaque année, la saison de l’Auditorium du Louvre continue d’attirer un public fidèle, sans doute charmé par la proximité avec les interprètes, du fait de sa jauge réduite à 420 places. C’est là la taille idéale pour accueillir l’Ensemble Les Surprises, qui défend depuis sa création l’interprétation sur instruments d’époque autour d’un effectif restreint. Le chœur qui accompagne ce programme, qui met en miroir les musiques de Marc‑Antoine Charpentier (1643‑1704) et Henry Desmarest (1661-1741), est lui aussi allégé à onze chanteurs, dont certains font office de solistes à l’occasion. 

Tout au long de la soirée, on assiste ainsi à un va‑et‑vient des choristes-solistes, qui rejoignent le devant de la scène pour rapidement retrouver leur position initiale auprès de leurs collègues, une fois leur solo achevé. Si le niveau du chœur est superlatif, comme on avait déjà pu le constater en concert (voir notamment en 2021), on est plus réservé concernant les solistes, qui affichent un bon niveau, sans plus. Eugénie Lefebvre domine la distribution par son engagement éloquent, faisant valoir ses riches moyens par une intention mordante, parfois un rien à la peine dans les accélérations. On aime aussi la musicalité pleine de grâce de Jehanne Amzal, et ce malgré les rares attaques imprécises qui occasionnent quelques faussetés. Clément Debieuvre se démarque côté masculin par *a voix agile et son sens dramatique, tandis qu’Etienne Bazola affiche sa solidité technique, un rien trop marmoréenne sur la durée.

La soirée vaut avant tout pour la direction vive et enjouée de Louis‑Noël Bestion de Camboulas, qui n’a pas son pareil pour donner un rebond rythmique sans temps mort au prélude bien connu du Te Deum (1698) de Charpentier, qui ouvre le programme. Si la trompette de Jean‑Charles Denis a fort à faire tout du long, elle se joue de la plupart des écueils avec un bel aplomb, malgré quelques inévitables faussetés. C’est surtout la seconde partie du programme, consacrée à des redécouvertes récentes d’ouvrages d’Henry Desmarest, à la Bibliothèque de l’Académie du Concert de Lyon, qui donne un éclairage réjouissant à ce concert. Un disque de ce programme est en préparation, suite à l’enregistrement réalisé en décembre 2022 à l’Arsenal de Metz, avec une sortie prévue en novembre 2023.

On doit au travail du Centre de musique baroque de Versailles (déjà à l’origine d’un hommage à Charpentier avec l’apposition d’une plaque sur l’hôtel de Clisson à Paris, pour rappeler ses fonctions de compositeur au service de Mademoiselle de Guise, entre 1670 et 1688) le travail de réédition de cette musique aussi chaleureuse qu’expressive, parfois surprenante dans son utilisation dramatique des silences. Autant l’Usquequo Domine (1708) que le Te Deum (postérieur à 1707) montrent un même visage de Desmarest, enthousiaste et imaginatif, où les différents pupitres et tessitures rivalisent de joutes virevoltantes.

Le retour de la trompette aux deux tiers du Te Deum, fait croire à la fin de l’ouvrage, ce qui trompe une partie du public qui applaudit avant la véritable conclusion. Face à l’accueil chaleureux et manifeste, Bestion de Camboulas gratifie l’assistance d’un bis charmant, dédié au sommeil (Cur non tollis peccatum meum). De quoi ressortir de l’Auditorium avec des étoiles plein les yeux, et la volonté de découvrir plus avant ce magicien des sons qu’est Desmarest.