lundi 25 juillet 2022

Concert de l’Orchestre national de France - Christian Măcelaru - Festival de Montpellier - 21/07/2022

Jodie Devos

De mémoire de spectateur, on aura rarement vécu une soirée aussi riche en émotion : voir la jeune et ravissante Jodie Devos (33 ans) tomber brutalement de sa chaise en plein concert, sous les cris effarés de plusieurs femmes aux premiers rangs, marque durablement les esprits. Après quelques minutes interminables à scruter un signe positif sur scène, le soulagement est palpable lorsque la soprano belge regagne les coulisses, bien sonnée mais manifestement consciente, pour le plus grand bonheur de l’assistance. Si le début de la Première Symphonie de Ralph Vaughan Williams (1872‑1958) avait résonné des appels entêtants du chœur à se méfier de la mer, le danger, ce soir, venait plutôt de la chaleur caniculaire à Montpellier, sans doute à l’origine de ce malaise – de même que l’enjeu de ce concert, parmi les plus attendus de l’été.

C’est là en effet un des programmes les plus réjouissants proposés à Montpellier dans le cadre du Festival de Radio France, en résonance avec le thème « So British » choisi pour cette édition 2022, de ceux qu’on appelle régulièrement de nos vœux pour faire vivre le répertoire dans toute sa diversité, bien au‑delà des seules grandes symphonies germaniques trop souvent rebattues. Un grand bravo à Jean‑Pierre Rousseau, directeur du festival (dont le mandat s’achève cette année, avec la nomination annoncée de Michel Orier), pour cette audace récompensée par un public venu en nombre, avec le soutien remarqué du maire de la ville, Michaël Delafosse, présent dans la salle avec d’autres édiles locaux.

La soirée commence sous les meilleures hospices avec l’un des plus parfaits chefs‑d’œuvre d’Edward Elgar (1857‑1934), le cycle de cinq mélodies Sea Pictures (1899), contemporain des célèbres Variations Enigma. Malgré l’absence de surtitres, assez surprenante pour une salle dotée de tous les moyens modernes, on reste suspendu aux lèvres de Marianne Crebassa, enfant du pays vivement applaudie à l’issue de sa prestation : il y a de quoi, tant la mezzo pare ses graves d’un velouté radieux, admirable d’homogénéité sur toute la tessiture, au service d’une incarnation attentive au texte. A peine pourra‑t‑on lui reprocher une absence de prise de risque en certains endroits, mais ça n’est là qu’un détail à ce niveau superlatif. A ses côtés, l’Héraultaise bénéficie de l’accompagnement de velours de Cristian Măcelaru, toujours attentif à ne pas couvrir sa chanteuse : l’allégement des textures est un régal tout du long, de même que l’attention décisive aux nuances, portée par une relance du discours musical souple et aérienne.

 
Marianne Crebassa

Après l’entracte, l’excitation est palpable dès les premières mesures péremptoires de la Première Symphonie de Vaughan Williams : le compositeur anglais ne ménage pas ses effets pour mettre en valeur sa science de l’orchestration, qui évoque davantage Dukas que Ravel (son professeur à Paris), emportant l’auditeur dans un souffle ardent et revigorant, soutenu par la présence quasi omniprésente du chœur – ce dernier très bien préparé par Christophe Grapperon, même si le niveau de virtuosité attendu n’égale pas ses équivalents britanniques. Après l’interruption du concert due au malaise de Jodie Devos, celui‑ci repart sans reprendre le premier mouvement, pour laisser à la chanteuse le temps de retrouver ses esprits.

A l’ivresse mordante du début succède l’un des sommets de la partition, la méditation « Seul sur la plage, la nuit », qui surprend par son orchestration raréfiée dans les graves, avec un chœur plus brillant en contraste. Malgré un timbre un peu fatigué, Gerald Finley donne une hauteur de vue bouleversante à cette page évocatrice, autant par sa noblesse de phrasés que sa parfaite articulation. Le scherzo qui suit, « Les Vagues », redonne une place prépondérante au chœur, au ton direct et éclatant dans ses apostrophes à l’unisson : après le subtil étagement des sonorités lors du mouvement précédent, Cristian Măcelaru a le bon goût de ne pas forcer l’enthousiasme de cette page stimulante, à l’instar du long finale de la symphonie, qui voit le retour de Jodie Devos.

Avant le duo conclusif avec Finley, c’est le chœur qui ravit une nouvelle fois au début du Finale par son émotion étreignante, épaulé ensuite par le brio des cuivres, qui reprend le dessus en majesté. En fin de concert, les commentaires ébahis des spectateurs autour de soi, manifestement étonnés de la richesse d’inspiration de l’ouvrage, montrent combien Jean‑Pierre Rousseau a atteint son but : éveiller et stimuler la curiosité du public, encore et toujours plus. Gageons que son successeur saura garder ce cap !

dimanche 24 juillet 2022

Récital d'Olivier Latry - Festival Radio France à Montpellier - 20/07/2022

 

Nommé cotitulaire des grandes orgues de Notre‑Dame de Paris en 1985, alors qu’il n’avait que 23 ans, Olivier Latry s’est imposé depuis comme l’un des organistes les plus reconnus de sa génération, du fait de sa grande probité, autant technique qu’artistique. Sa programmation constante des compositeurs français (voir notamment l’intégrale des oeuvres d'Olivier Messiaen menée dans les années 2000), comme du répertoire contemporain (notamment en 2015 les Vêpres d’Hersant), lui donne une aura bien au‑delà de notre pays, qui fait de sa présence à Montpellier un événement salué par un public venu en nombre, malgré la chaleur étouffante dans la vaste cathédrale Saint‑Pierre.

A nul autre pareil avec ses dimensions massives et son portail spectaculaire, l’aspect extérieur rappelle les origines médiévales de l’édifice, véritable forteresse défensive pour parer aux attaques menées lors des guerres de religion, au XVIe siècle. L’intérieur de la cathédrale comporte une décoration qui évoque davantage le XIXe siècle, à l’exception du grand orgue, construit en 1778. Restauré voilà un peu plus de dix ans, l’instrument imposant résonne majestueusement dans toute la nef, bénéficiant du toucher cristallin d’Olivier Latry, très agile tout du long.


Le programme, admirablement conçu par sa variété, étonne d’emblée par la Fantaisie et Fugue en ut mineur (1716) de Bach au début fascinant d’introspection, qui fait peu à peu émerger la lumière – le tout exécuté avec une grande lisibilité, bien déliée. Le contraste n’en est que plus saisissant avec la fugue étourdissante qui s’enchaîne, toujours en maîtrise, apportant une certaine ivresse pour conclure la pièce. Retour à la délicatesse et à l’épure avec l’Ave Maria (1862) de Liszt, d’après une mélodie de Jacques Arcadelt, souvent murmurée par endroits. Un motif de cette courte pièce, pourtant peu mélodique, a semble-t-il inspiré Saint‑Saëns dans sa Troisième Symphonie (1886)... dédiée à la mémoire de Liszt. Place ensuite à l’un des grands compositeurs pour l’orgue du XIXe siècle en la personne d’Alexandre-Pierre-François Boëly (1785‑1858), dont la Fantaisie et Fugue en si bémol (1840) toute de robustesse et de virilité, convoque toutes les ressources virtuoses de l’instrument.


Les deux pièces de Franck qui suivent montre un compositeur à la recherche de sonorités crépusculaires et enveloppantes, avant de céder peu à peu aux élans rythmiques et aux motifs entêtants en scansion. Le langage atonal plus déroutant de Messiaen, aux multiples méandres sinueux, trouve en Latry un défenseur habité, de même que dans la courte pièce, lunaire et épurée, de Jehan Alain (le frère de Marie‑Claire, bien connue des amateurs d’orgue). On retrouve un ton plus spectaculaire et tragique chez Marcel Dupré, avant qu’Olivier Latry n’improvise sur le thème de la chanson « A la claire fontaine » pour conclure le concert, en autant de variations surprenantes et inventives, suivies, en bis, de « Légende » de Louis Vierne.

samedi 23 juillet 2022

Concert de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée - Duncan Ward - Festival de Montpellier - 19/07/2021

Duncan Ward

Créé en 1984 par Michel Tabachnik, l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée (OJM) a été intégré au Festival d’Aix‑en‑Provence en 2014, en conservant le principe d’un recrutement d’une centaine de musiciens dans les pays du bassin méditerranéen (à quelques exceptions près, comme le rappelle malicieusement la présentation d’avant‑concert, en visant la présence de deux ou trois musiciens asiatiques). Issus de vingt‑huit pays différents, les jeunes âgés de 16 à 26 ans se sont vus adjoindre en 2015 une session séparée, appelée Medinea. Ce programme, soutenu par l’Union européenne, vise à instituer un réseau de coopération musicale entre les pays méditerranéens, incarné par une douzaine d’artistes improvisateurs, tous issus du jazz et des musiques traditionnelles.

L’accompagnement pédagogique de Medinea a été confié au compositeur et saxophoniste Fabrizio Cassol (né en 1964), partenaire incontournable des ouvrages lyriques de son compatriote belge Philippe Boesmans : c’est là un profil idéal pour mener à bien ce projet, tant le fondateur du groupe de jazz Aka Moon s’intéresse depuis des décennies aux rencontres fécondes entre musiques du monde, en globe‑trotter inépuisable.

Fabrizio Cassol

Pour la première fois depuis 2015, les deux sessions ont été opportunément réunies pour participer à un même concert, avec le principe d’une création collective patiemment élaborée au fil des répétitions, sous la houlette de Cassol. On découvre le fruit de ce travail avec la direction solaire et enthousiaste de Duncan Ward (né en 1989), l’un des jeunes chefs les plus doués de sa génération, lui aussi tourné vers les échanges interculturels fructueux, notamment en Inde avec la WAM Foundation, qu’il a cofondée pour « créer des vocations musicales ».

On est heureux de retrouver l’OJM à Montpellier, accueilli pour la deuxième fois par le Festival de Radio France, afin de nous faire découvrir sa création collective, finalement assez courte, mais vivifiante et entraînante. Outre les sonorités inédites confiées à plusieurs instruments « orientaux » (notamment la clarinette traditionnelle grecque de Panagiotis Lazaridis), on est d’emblée saisi par le mélange très fluide entre les différentes inspirations, même si les hommes paraissent un rien plus intimidés côté chant, en comparaison de leurs partenaires féminines.


Progressivement, les rythmes irrésistibles prennent forme pour laisser davantage de place à l’orchestre, irrigué de fanfares de cuivres proches de leur équivalent chez Ibrahim Maalouf, en un ton volontiers jazzy. Dans le même temps, le chef anglais swingue littéralement sur son podium, n’hésitant pas à marquer le tempo d’un déhanchement pour le moins inattendu, révélateur du plaisir collectif à sortir des codes parfois rigides de la « grande musique ».

Adriana Bignagni Lesca
Le début du concert avait débuté sous les meilleurs auspices, avec la douceur évocatrice de Lili Boulanger (1893‑1918), dont la trop courte vie nous a privé de chefs‑d’œuvre moins brefs que son Matin de printemps (1917). Duncan Ward se régale des effluves d’inspiration debussystes en un geste transparent et aérien, souvent virevoltant, sans jamais oublier l’équilibre entre les pupitres. Après la création collective, le programme s’intéresse à une personnalité musicale délaissée des programmes de concert avec la figure du Catalan Xavier Montsalvatge (1912‑2002), lui rendant hommage pour le vingtième anniversaire de sa mort. Ce n’est là que justice, tant les mélodies pour soprano et orchestre réunies pour l’occasion évoquent à merveille l’inspiration créole du compositeur dès les années 1940, le tout interprété avec une belle force de caractère par Adriana Bignagni Lesca.

Après l’entracte, les déflagrations rythmiques du Sacre du printemps (1913) ne posent aucune difficulté à l’OJM, qui démontre rapidement le niveau atteint, avec l’aide de plusieurs musiciens de l’Orchestre symphonique de Londres. La partition de Stravinsky est pourtant l’une des plus redoutables du répertoire, notamment dans la mise en place et la précision des attaques, ce dont se joue avec aisance Duncan Ward, imprimant autant une tension dans les passages vifs qu’un lyrisme ensorcelant, en conteur attentif, dans les parties plus apaisées. Le jeune chef n’en oublie pas de faire ressortir quelques couleurs, notamment de brefs motifs orientaux proches de la manière de Rimski‑Korsakov (le professeur de Stravinsky), avant de conclure le concert en un geste cinglant, aux scansions implacables.

mercredi 6 juillet 2022

« Scènes de Faust » de Robert Schumann - Julian Rosenfeldt - Opéra des Flandres à Anvers - 02/07/2022

 

Ces dernières années, de plus en plus d’oratorios sacrés se voient adjoindre des mises en scène permettant d’en révéler toute la profondeur, à l’instar des opéras. Ce sont surtout les ouvrages baroques qui ont été revisités, dans un premier temps, comme par exemple Jephté de Haendel en 2018, Il primo omicidio de Scarlatti en 2019 ou Saul de Haendel en 2020. C’est désormais le tour des oratorios profanes, à l’instar des Scènes de Faust de Schumann (1843-1853) présentées à l’Opéra des Flandres (à Gand, puis Anvers), avant Montpellier l’an prochain.

On doit l’origine de ce projet à Philippe Herreweghe (né en 1947), qui admire cet ouvrage depuis son enregistrement discographique paru en 1998 pour Harmonia Mundi. Auparavant, il avait fallu attendre les bons soins de Benjamin Britten, auteur d’une première résurrection au XXème siècle, avec l’impérial Dietrich Fischer-Dieskau dans le rôle de Faust (Decca, 1972). Alors que le mythe de Faust a inspiré de nombreux musiciens, Robert Schumann a été l’un des premiers à oser réunir les deux pièces de 1808 et 1831, pourtant très différentes de ton, qui parachèvent le parcours initiatique de Faust jusqu’en Grèce antique, autour d’un message de plus en plus philosophique et mystique.

Déjà atteint par les symptômes incurables de sa maladie mentale, Schumann parvient à achever l’ouvrage au prix d’un effort considérable, étant ralenti par sa volonté d’être à la hauteur de Goethe. Alors à l’apogée de ses moyens artistiques, le compositeur trouve là une résonance avec ses doutes et aspirations, même s’il ne parvient pas à ôter à l’ouvrage son aspect fragmentaire et statique. Malgré certaines parties inégales, la musique est du meilleur Schumann, empruntant surtout à Mendelssohn dans la noblesse d’âme des grands choeurs, tout en distillant quelques audaces harmoniques par endroit, sans parler du flux continu particulièrement envoutant sur la durée. Seule l’ouverture, pourtant composée en dernier, déçoit par son orchestration trop compacte et malheureusement peu inspirée au niveau mélodique.

De nos jours, il serait bien difficile de trouver meilleur défenseur de cette musique grandiose en la personne de Philippe Herreweghe, justement acclamé en fin de représentation par un public dithyrambique. Le chef belge, originaire de Gand, n’a pas son pareil pour impulser des tempi d’une respiration harmonieuse, toujours au service de l’élan théâtral, tandis que l’art des transitions trouve dans son geste souple un complément idéal. Le plateau vocal réuni à ses côtés n’appelle que des éloges, même si le rôle-titre interprété par Rafael Fingerlos aurait gagné à davantage de projection, et surtout de variété dans l’interprétation des désirs contrariés de son personnage. C’est d’autant plus regrettable que le baryton autrichien sait faire valoir la beauté radieuse de son timbre, au service de phrasés toujours justes et probes. On lui préfère le rageur Sam Carl (Mephistophélès), très investi dans son rôle, ou la pénétrante Marguerite d’Eleanor Lyons, magistrale de bout en bout elle-aussi. Tous les seconds rôles emportent l’adhésion, mais c’est peut-être plus encore l’excellence du Collegium Vocale Gent qui fait tout le prix de cette représentation, à force de précision et d’éloquence, tout en étant bien épaulé par les jeunes pousses du choeur de l’Opéra des Flandres.

Quelle belle idée, aussi, de faire appel à Julian Rosenfeldt pour mettre en scène cette histoire impossible, qui s’éparpille en de multiples événements et sous-événements ! Le vidéaste allemand choisit astucieusement de ne pas montrer toutes les péripéties du récit pour mieux se concentrer sur le message global de Goethe, imaginant une humanité en errance dans l’univers, à la recherche de sens : modernisée en une quête futuriste (et manifestement post-apocalyptique, comme le suggère les images d’une immense ville abandonnée dans un climat désertique), les images vidéos omniprésentes manient les références à la science-fiction, de Star Wars à 2001, l’Odyssée de l’espace, en passant par Dune. Avec cette utilisation virtuose de la vidéo, Rosenfeldt convoque toute une série d’images fascinantes, tandis que les interprètes sont tous présents sur scène pendant la totalité du spectacle (choristes compris), ce qui a pour avantage de rendre plus cohérentes les interventions des (trop) nombreux personnages, unis par un même but : participer à la transfiguration finale de Faust, comme une cérémonie grandiose à laquelle personne ne voudrait échapper. Les rideaux rouges qui font leur apparition au III donnent à cette manifestation un caractère théâtral qui fait d’autant plus ressortir ce moment-clé, parmi les plus belles pages de l’ouvrage.

Après cette fin de saison réussie, la prochaine fera place à Kurt Weill pour son entame, autour d’une reprise très attendue du spectacle d’Ivo van Hove présenté à Aix-en-Provence en 2019 : Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, la fable sociale et politique de Kurt Weill, viendra raisonner avec notre monde contemporain, à l’instar du déjanté Lac d’argent, dévoilé l’an passé par Ersan Mondtag.

mardi 5 juillet 2022

« Mozart/Concert Aria’s » - Anne Teresa De Keersmaeker - Opéra des Flandres à Gand - 01/07/2022

Après nous avoir régalé de la reprise de Cosi fan tutte, l’Opéra des Flandres poursuit son hommage à la grande chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker (née en 1960), en reprenant l’un de ses plus beaux spectacles, Mozart/Concert Aria’s (1992). C’est là l’occasion de fêter l’enfant du pays, originaire de Malines, en lui faisant l’honneur d’une très attendue création belge, trente ans tout juste après le succès obtenu dans la cour d’honneur du Palais des Papes au Festival d’Avignon : on comprend rapidement pourquoi, tant le charme de ce spectacle opère d’emblée, en jouant des jeux de regards et de la malice entre les interprètes, tous en interaction constante.

Tout tourne autour du désir entre les êtres, qui se frôlent, glissent littéralement sur le sol en un ballet aérien, sautillant et léger. L’exploration du plateau par le groupe, en une volonté d’agencement géométrique, force l’admiration, même si De Keersmaeker cherche toujours à introduire une légère dissonance (un nombre de danseurs impair, une chute vite reprise, une interprète en pleurs, etc), comme pour rappeler que l’individualité ne doit pas s’oublier dans le collectif. Autour de mouvements toujours gracieux et poétiques, la pantomime, jamais envahissante, apporte une fantaisie bienvenue, au service d’un humour savamment distillé et sans ostentation. Le sens des transitions, comme de la fluidité jamais prise en défaut, est un régal constant, à l’image des nombreux changements de costumes (magnifique travail de Rudy Sabounghi à ce niveau, qui revisite et modernise les costumes d’époque avec malice), qui introduisent des ruptures de ton entre les scènes – le tout magnifiquement interprété par le ballet local, qui se hisse sans difficulté au niveau de la compagnie d’Anne Teresa De Keersmaeker.

Le plaisir vient aussi du choix des différentes musiques de Mozart, qui explore de nombreuses raretés peu entendues en concert, dont sa musique de ballet (rappelons que Mozart fut chargé de ce domaine à la Cour impériale d’Autriche), mais aussi des extraits d’airs pour soprani, accompagnés par l’orchestre ou le pianoforte. La variété à l’oeuvre n’oublie pas de donner à l’excellent Pedro Beriso une partie solo au pianoforte, où sa musicalité et son élan narratif font mouche. On aime aussi l’engagement constant d’Emma Posman, Annelies Van Gramberen et Raphaële Green, qui outre leur bon niveau vocal, démontrent des qualités interprétatives bienvenues dans leurs interactions savoureuses avec les danseurs. Ce spectacle très réussi, accueilli par un public enthousiaste à Gand, est à ne pas manquer, à l’occasion des prochaines reprises à l’automne, d’Anvers à Bruges, avant une fin de tournée prévue à Sankt Pölten (Autriche), avec les mêmes interprètes.

lundi 4 juillet 2022

« Le Voyage dans la lune » de Jacques Offenbach - Pierre Dumoussaud - Disque Palazzetto Bru Zane

Après la délicieuse Phryné de Saint‑Saëns, que l’on ne se lasse pas d’écouter et réécouter depuis sa récente parution, les équipes du Palazzetto Bru Zane frappent encore très fort avec la résurrection de la version musicale intégrale du Voyage dans la Lune (1875). On avait déjà pu découvrir cette production avec la plupart des chanteurs ici réunis, à Marseille puis en de nombreuses autres villes de France, grâce au soutien décisif de Génération Opéra (anciennement Centre français de promotion lyrique). Cette première intégrale au disque, avec des dialogues écourtés, est à saluer vivement, tant cet ouvrage emblématique de la dernière période d’Offenbach mérite le détour.

A l’instar du Roi Carotte déjà redécouvert sur scène (voir notamment à Lyon en 2019), mais qui n’a malheureusement pas fait l’objet d’un enregistrement discographique, on retrouve la débauche de moyens propres à l’opéra-féerie : pas moins de deux ballets séparés et quinze décors différents à la création, sans parler de la présence d’un dromadaire, furent déployés pour assurer le tout dernier grand succès de la carrière d’Offenbach. La satire des scientifiques et des courtisans donne une dimension savoureuse à l’ouvrage, de même que l’accumulation de bizarreries lunaires : justice expéditive, ironique rejet des honneurs et décorations, sans parler de l’ambivalence sur la condition féminine, ramenée à ses travers infantilisants (la curiosité dans la scène de la pomme), mais questionnée sur ses possibilités d’émancipation (scène du marché aux femmes).

Pierre Dumoussaud est certainement le grand artisan de cette réussite éclatante, tant sa baguette légère et aérienne se saisit des moindres inflexions musicales, toujours au service de l’esprit vif et piquant qui parcourt la partition. Les interprètes, tous de bon niveau, apportent de grands satisfactions, au premier rang desquels les interprètes masculins, engagés et percutants, notamment le désopilant V’lan de Matthieu Lécroart. On aime aussi le Chœur de l’Opéra national Montpellier Occitanie, très sollicité et bien préparé pour ce qui est de la nécessaire prononciation, ce qui tranche avec l’interprétation de Violette Polchi (Le prince Caprice) et Sheva Tehoval (Fantasia), plus en retrait à cet égard, notamment dans les passages rapides. Les deux jeunes chanteuses se rattrapent heureusement en se jouant avec aisance de toutes les nombreuses difficultés vocales de la partition. Un disque globalement très réussi, à chérir comme la plupart des projets édités par le Palazzetto Bru Zane. Bravo !