vendredi 30 septembre 2022

« Lakmé » de Léo Delibes - Laurent Pelly - Opéra Comique - 28/09/2022

On reste toujours fasciné par le chemin parcouru par certains chanteurs que l’on a eu la chance de découvrir en début de carrière : ainsi de Sabine Devieilhe (née en 1985), qui depuis son prix « Révélation Artiste Lyrique » aux Victoires de la musique classique 2013, n’a eu de cesse de s’affirmer comme l’une des sopranos coloratures les plus prisées de sa génération, recueillant des succès mérités à chacune de ses apparitions. Certains rôles semblent désormais indissociables de sa personne, comme celui de Lakmé abordé à l’Opéra Comique dès 2014, puis sur de nombreuses scènes un peu partout en France et au-delà.

Quel plaisir de la retrouver dans ce même rôle à l’Opéra-Comique, autour d’une nouvelle mise en scène confiée à Laurent Pelly, permettant aussi à son mari Raphaël Pichon (né en 1984) de dépasser les frontières du baroque pour aborder le brio romantique et orientaliste de la musique de Delibes ! Les spectateurs ne s’y sont pas trompés, venant en nombre pour l’occasion, à l’instar d’Alexander Neef, directeur de l’Opéra de Paris et de ses homologues Alain Perroux (Rhin) et Bertrand Rossi (Nice), tous deux coproducteurs du spectacle, sans parler de Robert Carsen et Philippe Hersant, également présents pour l’événement.

Immense succès à la création en 1883, Lakmé reste aujourd’hui parmi les dix ouvrages lyriques français les plus joués au monde, grâce à ses tableaux admirablement différenciés et ses qualités mélodiques (et ce malgré quelques sucreries), qui font oublier un livret prévisible, du moins lorsque le rôle-titre est à la hauteur : digne héritière de toute une tradition française, autour de Mado Robin, Madie Mesplé ou Natalie Dessay plus récemment, Sabine Devieilhe déploie dans ce rôle des délices de raffinement, se jouant d’un aigu souple et aérien, au bénéfice d’une interprétation engagée. On pourrait certes souhaiter, ici et là, une attention plus soutenue au texte (parfois négligé au profit des couleurs vocales) ou encore des graves plus mordants : il n’en reste pas moins que son naturel et son aisance interprétative donnent une sensation d’évidence, comme si le rôle avait été écrit pour elle.

A ses côtés, Frédéric Antoun (déjà présent lui aussi dans la production de 2014) a pour lui l’aisance scénique et la beauté du timbre, qualités malheureusement amoindries par une technique peu poitrinée, qui met à mal son émission, trop étroite. On note ainsi quelques passages en force, de même que plusieurs transitions audibles avec la voix de tête. Le chanteur québécois est plus à son aise après l’entracte, dès lors que la musique s’apaise, lui permettant de mieux poser sa voix et de faire oublier ces quelques imperfections par un style toujours à-propos.

Grand triomphateur de la soirée (mais est-ce une surprise ?), Stéphane Degout compose un vibrant Nilakantha, imposant autant le ton péremptoire du Brahmane par la noblesse de ses phrasés, que son fanatisme aveugle par son impact vocal pénétrant : on a là une incarnation qui donne la chair de poule, à juste titre vivement applaudie en fin de représentation par un public dithyrambique.
On retrouvera le baryton français avec Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion pour plusieurs dates (dont le 19 octobre à la Philharmonie de Paris) consacrées à la promotion du disque « Mein Traum », dédié à plusieurs airs, lieders et chœurs de Schubert, Schumann et Weber.

Tous les seconds rôles réunis autour de ces trois interprètes apportent leur concours à la réussite de la soirée, au premier rang desquels le Frédéric très en voix de Philippe Estèphe, de même que le toujours impeccable François Rougier (Hadji). C’est un plaisir, aussi de retrouver le choeur Pygmalion, très investi tout du long, manifestement inspiré par la direction enthousiaste de Raphaël Pichon, qui n’a pas son pareil pour embraser son orchestre, à coup de fulgurances parfaitement maitrisées.

C’est là un contraste pour le moins surprenant avec la mise en scène tout en discrétion de Laurent Pelly, qui ménage ses effets en première partie pour imposer un plateau épuré en noir et blanc, d’où ne ressort qu’une immense cage en bambou : le metteur en scène français et sa scénographe Camille Dugas jouent sur les textures, entre papier translucide et lampions blanchâtres aux réminiscences orientales, tout en évoquant par les costumes le contexte colonial où se situe l’action. Pelly distille aussi quelques rares touches d’humour, le plus souvent dévolues au quintette colonial, à l’allure pressée et maniérée, en contraste avec la raideur du brahmane.

Mais le spectacle gagne surtout en éclat en deuxième partie, lors d’une très réussie scène de marché, à la direction d’acteur millimétrées, notamment dans la gestion du choeur. Couleurs crépusculaires et pénombre recueillie accompagnent ensuite les adieux de Lakmé, abandonnée par Gérald, en une fin bouleversante qui laisse le public sans voix, ou presque. Outre les représentations prévues à l’Opéra Comique, ce spectacle de toute beauté sera diffusé le 6 octobre sur Arte Concert, puis sur France Musique le 22 octobre prochain.

samedi 24 septembre 2022

« Orfeo ed Euridice » de Christoph Willibald Gluck - Robert Carsen - Thomas Hengelbrock - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 22/09/2022

Regula Mühlemann et Jakub Józef Orlinski

Entendre l’Orphée et Eurydice, que ce soit en français ou en italien (comme ici), est toujours un choc, tant le chef‑d’œuvre de Gluck reste fascinant par sa capacité à s’extraire des canons lyriques du XVIIIe siècle, et tout particulièrement du cadre rigide de l’opera seria, avec son alternance rébarbative d’airs et de récitatifs. Avec Orphée et Eurydice, la virtuosité vocale s’efface pour laisser s’épanouir une déclamation laissant davantage de place au théâtre et à l’expression tragique, le tout admirablement soutenu par le chœur, véritable personnage tout du long.

Le choc ressenti n’en est bien entendu que plus grand avec la réunion d’interprètes de haut niveau, comme c’est le cas cette année pour la reprise de la production de Robert Carsen (notamment en 2018, déjà au Théâtre des Champs-Elysées, avec Philippe Jaroussky). Honneur, tout d’abord au grand artisan de la réussite de cette soirée, en la personne de Thomas Hengelbrock, sans doute le meilleur chef actuel dans ce répertoire qu’il connaît sur le bout des doigts (voir notamment le splendide spectacle réglé par Pina Bausch, disponible en DVD et constamment repris depuis 2005).


D’emblée, ses tempi vigoureux nous plongent au cœur du désespoir d’Orphée, dont les cris ressortent en contraste avec le bouillonnement extraverti des sonorités sur instruments d’époque de l’Ensemble Balthasar Neumann, à l’instar des cors grasseyants, qui rappellent les ruptures de ton péremptoires d’un Nikolaus Harnoncourt, jadis (voir notamment le début spectaculaire de la Trente et unième Symphonie de Haydn, enregistrée pour Teldec en 1994).

Il est toutefois regrettable que Jakub Józef Orlinski (né en 1990) ne possède pas la tessiture suraiguë lui permettant d’entonner ses premières interventions sans forcer, ce qui l’oblige à recourir à un cri rauque et métallique particulièrement ingrat. On avait déjà constaté les mêmes difficultés pour Carlo Vistoli, en début d’année à Berlin. Fort heureusement, en dehors de ce suraigu arraché, le contre‑ténor polonais ravit tout du long par son investissement dramatique d’une grande maturité, tout en gardant une fraîcheur juvénile bienvenue au moment des saluts, comme s’il était surpris du succès rencontré auprès du chaleureux public parisien. Le raffinement des phrasés est une merveille constante, chaque note étant toujours interprétée au service du sens, avec une puissance plus affichée dans l’aigu que dans les graves, parfois modestes en comparaison. A ses côtés, Regula Mühlemann (née en 1986), annoncée souffrante, assure bien sa partie, même si l’émission est parfois un rien trop appliquée et chevrotante : elle sait toutefois trouver des trésors de finesse à ses réparties, composant un couple bien assorti avec Orlinski. On aime aussi l’Amour pétillant et enthousiaste d’Elena Galitskaya, qu’on aurait souhaité entendre plus longuement encore, tant son engagement scénique est manifeste, à l’instar du toujours impeccable Chœur Balthasar Neumann, très précis tout du long.


Plus discrète, la mise en scène de Robert Carsen épouse le drame avec économie, dispensant les rigueurs d’un sol caillouteux et infertile sur toute la scène, d’où seule émerge la tombe d’Eurydice. Procession du chœur et silhouettes en contre‑jour accompagnent le chemin de douleur d’Orphée, élégamment soutenu par des éclairages épurés dignes de Bob Wilson. Carsen sait aussi épouser les moindres inflexions musicales de Gluck, en une précision millimétrée qui force l’admiration : il faut voir émerger de son sommeil le chœur des enfers, reprenant vie peu à peu pour exprimer sa rage face à la profanation d’Orphée, avant de laisser ses habits blancs au sol, comme autant de chrysalides abandonnées, pour accompagner la transfiguration d’Eurydice : « Elle renaît, elle reprend sa beauté première », susurre le chœur avant l’avènement d’Eurydice, enfin sur scène avec son promis, une heure après le début de l’opéra. Une attente dramatique judicieusement distillée par l’élégance toute chorégraphique de Carsen, avant l’explosion de joie finale qui sort l’ensemble des protagonistes de leur torpeur, chœur compris, pour un happy end festif et fédérateur.

Après ce spectacle événement, donné jusqu’au 1er octobre, le Théâtre des Champs-Elysées poursuivra son exploration du répertoire lyrique de Gluck le 7 octobre, avec Iphigénie en Aulide (1774), tout premier ouvrage composé en français par le compositeur, avant que l’Opéra de Versailles ne s’attaque au rarissime Echo et Narcisse (1779), avec Hervé Niquet à la baguette, le 21 octobre.

mardi 20 septembre 2022

« L'Eclair » de Fromental Halévy - Opéra de Genève - 18/09/2022

Parallèlement aux représentations de La Juive de Fromental Halévy (1799-1862), qui se poursuivent jusqu’au 28 septembre prochain, l’Opéra de Genève a eu la judicieuse idée de nous faire découvrir l’opéra-comique L’Eclair (1835), créé par Halévy dans la foulée du succès rencontré par La Juive. C’est là l’occasion de confronter le chef d’œuvre bien connu du Français avec un ouvrage on ne peut plus différent (aux dialogues ici raccourcis), mais tout aussi inspiré : loin des grandeurs tragiques du grand opéra (voir aussi La Reine de Chypre, exhumée par le Palazzetto Bru Zane en 2017), Halévy fait preuve d’une légèreté sautillante et raffinée dès l’ouverture, avec de nombreuses ruptures de ton malicieuses.


D’abord destiné à Adolphe Adam, qui abandonne le projet après l’écriture du premier acte, l’ouvrage est repris en totalité par un Halévy très en verve, qui se régale des courtes saynètes entre les quatre personnages, entrecroisées de mélodies tout aussi brèves, en une recherche de sonorités en lien avec les effets comiques du livret. Bien que très vite redondant, le livret touche au but en moquant la superficialité bourgeoise qui pense davantage à son intérêt matériel et aux apparences, au détriment de l’expression des sentiments. Si les femmes semblent en prendre seules pour leur grade dès le premier duo misogyne : « Pas de toilette, pas d’amour », les librettistes n’épargnent pas non plus le personnage de George, pour qui toute épouse en vaut une autre, en bon philosophe pragmatique ayant fait ses études à Oxford.

Très réussi, le premier acte se déroule sans temps mort, entre piquantes roucoulades et ravissant air du sommeil pour Lionel, avant le fameux éclair en contraste, lors d’une tempête aux effets sonores spectaculaires. Si les deux actes suivants se coulent davantage dans le moule attendu de la farce boulevardière, le raffinement de l’accompagnement orchestral donne toujours une hauteur de vue au propos. Il faut dire que la direction toujours précise et élégante de Guillaume Tourniaire, spécialiste de l’ancien élève d’Halévy, Saint-Saëns (voir notamment Hélène en 2008 et Ascanio en 2017, déjà à Genève) est un régal tout du long, à juste titre applaudi chaleureusement en fin de représentation. L’assistance est malheureusement un peu maigre pour l’occasion, ce que déplore le directeur Aviel Cahn en début de représentation, tout en annonçant que le rôle de Lionel est exceptionnellement incarné à deux voix, avec d’une part le chant pour Edgardo Rocha et de l’autre les dialogues parlés pour le comédien Leonardo Rafael.

Compte tenu de l’absence de surtitres (contrairement aux représentations de La Juive), on peut regretter le choix de deux chanteurs non francophones sur les quatre en présence. Quoi qu’il en soit, Edgardo Rocha assure crânement sa partie, faisant valoir une technique sure et fluide dans ce qui constitue le rôle le plus redoutable de la soirée. Parfois mis à mal dans les changements de registres, le ténor uruguayen compense une projection modeste par un engagement d’une expression dramatique soutenue. A ses côtés, la soprano canadienne Claire de Sévigné fait entendre un léger accent anglophone, mais séduit par sa grâce lumineuse, très touchante dans sa prière. Elle est toutefois plus en retrait dans les ensembles, où ses interventions manquent de caractère. Rien de tel en revanche pour la jubilatoire Mme Darbel d’Eléonore Pancrazi, à l’abattage scénique impayable dans les dialogues. La Française souffle davantage le chaud et le froid dans les parties vocales, avec une émission veloutée et parfaitement projetée, mais parfois au détriment du texte, trop approximatif. Plus grande satisfaction de la soirée, Julien Dran compose un George d’une aisance naturelle dans tous les registres (parlé ou chanté), mêlant ses qualités de comédien à une diction parfaite (bien qu’un peu nasale par endroit). Son éclat et sa vivacité ne sont pas pour rien dans le plaisir apporté à chacune de ses interventions, tout du long.

On retrouvera toute cette fine équipe au disque, Aviel Cahn ayant annoncé son enregistrement dans la foulée de cette représentation. A suivre.

lundi 19 septembre 2022

« La Juive » de Fromental Halévy - David Alden - Opéra de Genève - 17/09/2022

Après Les Huguenots de Meyerbeer (1836) donnés voilà deux ans, Marc Minkowski et l’Opéra de Genève poursuivent leur passionnante exploration du Grand opéra à la française en exhumant La Juive (1835) de Fromental Halévy (1799-1862). Plus célèbre ouvrage lyrique d’Halévy de son vivant, La Juive a retrouvé ces dernières années un regain de popularité mérité, un peu partout en Europe (notamment à Paris dès 2007, puis Zurich, Anvers, Lyon ou Strasbourg) : outre le sujet saisissant et toujours d’actualité, qui s’attaque aux fanatismes religieux de tout poil, renvoyant juifs et catholiques dos-à-dos, on reste bluffé tout du long par la finesse et l’à-propos dramatique d’Halévy, dont les moindres détails d’orchestration sont toujours au service de l’élévation et de la noblesse des sentiments. Sans jamais céder à l’ivresse de la séduction mélodique immédiate, rappelant en cela son maître Cherubini, l’art d’Halévy s’appuie sur des phrasés très élaborés, repoussant la virtuosité pour préférer la déclamation vocale, portée à un niveau d’inspiration éloquent, dans la tradition de Gluck. On pense aussi à Boieldieu par sa capacité à brosser des tableaux aux caractères vivants, très différenciés, même si Halévy va plus loin encore dans sa rigueur dramatique, qui le conduit à de longues scènes d’affrontement passionnantes : le livret de Scribe lui en donne la matière, multipliant les duos surprenants tout au long de l’action, entre les deux pères que tout oppose socialement, tout comme les deux amoureuses éperdues, Rachel et Eudoxie.

Comment vivre ensemble par-delà les différences, qu’elles soient ou non d’ordre religieux ? Comment fuir la longue litanie de vengeances qui nous ramène sans cesse au drame ? A partir de ces questionnements, David Alden choisit de ridiculiser les fanatiques, ici incarnés par le choeur univoque et agressif, en les grimant de masques volontairement grotesques. Du fait de leur propension au doute et à la remise en cause (premier pas vers la connaissance), les personnages principaux bénéficient quant à eux d’un traitement plus favorable, qui accompagne le dépassement des rigidités, même provisoirement. David Alden choisit aussi de rappeler l’intemporalité du sujet en brouillant les pistes des références historiques attachées aux costumes, qui évoquent autant la période du Concile de Constance (temps troubles où le livret place l’action), que celui des réformes libérales de la monarchie de Juillet (1830-1848), ou celui, plus proche de nous, de l’holocauste : la scène finale du bûcher se transforme ainsi en lente procession où les victimes de l’aveuglement (Eudoxie comprise) périssent une à une, alors que la musique gagne en opulence tragique. On aime aussi l’idée de bien différencier la frivolité des puissants, habillés de couleurs criardes, en contraste avec le peuple et les juifs en noir et blanc, ce qui permet de mettre immédiatement en lumière le dandy trouble incarné par Leopold, à la tenue bling bling révélatrice, une fois réuni avec Eudoxie.

Le plateau vocal apporte beaucoup de satisfactions, malgré l’indisposition annoncée des deux interprètes féminines, pour cause de refroidissement. Ruzan Mantashyan compose une Rachel investie dramatiquement, portée par des phrasés chaleureux et un velouté d’émission toujours séduisant. A ses côtés, Elena Tsallagova (Eudoxie) perd parfois en substance dans l’aigu en force, peu aidée par une émission trop étroite. Mais elle emporte toutefois l’essentiel sur la durée, du fait de son engagement, à l’instar d’un Ioan Hotea (Léopold) au style débraillé au I, plus convaincant ensuite. Le Roumain souffle le chaud et le froid du fait d’un positionnement instable, au timbre trop métallique dans la déclamation, heureusement plus assuré lorsque la voix est en pleine puissance. On lui préfère grandement la solidité technique de l’impeccable Ruggiero d’Albert Leon Košavić, sans parler de l’Eléazar de grande classe de John Osborn, aussi bouleversant de noblesse d’âme dans la ferveur au II, qu’impressionnant de maîtrise et de style en dernière partie, tout particulièrement dans son air final, aussi long que redoutable. Dmitry Ulyanov donne aussi beaucoup de plaisir dans son interprétation de caractère du Cardinal de Brogni, à force de graves tout de résonance abyssale ; ce malgré plusieurs difficultés de positionnement de voix, ici et là, occasionnant une justesse relative.

Outre un choeur toujours aussi précis et vibrant sous la direction d’Alan Woodbridge, on se félicite du geste enthousiaste de Marc Minkowski dans la fosse, dont les tempi dantesques tournent en ridicule l’ivresse populaire, surtout lors des scènes d’ensemble au I. Sa battue gagne ensuite en respiration et en variété, laissant s’épanouir son sens des couleurs et son attention à souligner chaque détail d’orchestration, à chaque fois au service de l’intention dramatique.

lundi 12 septembre 2022

« Don Giovanni » de Wolfgang Amadeus Mozart - Festival de Vérone - 06/09/2022

Vous comptez vous rendre au festival de Vérone ? N’oubliez pas d’aller faire une visite à sa voisine Vicence, à l’occasion de son festival «Vicenza in Lirica». La visite de la ville est l’occasion de découvrir d’incontournables chefs d’oeuvre d’architecture, tous dus à Andrea Palladio : outre l’étonnante Basilique paladienne en centre-ville, il ne faut pas manquer le Théâtre Olympique, où un festival de musique classique est judicieusement organisé depuis dix ans, au début du mois de septembre. C’est là l’occasion de découvrir le tout premier théâtre couvert permanent de l’époque moderne, achevé en 1585 : son spectaculaire mur de scène en trompe l’oeil est l’une des plus belles réalisations de son auteur, idéalement revisité par les différents éclairages, tout au long du spectacle dédié à Don Giovanni.

Malheureusement, on ne peut être aussi enthousiaste concernant la mise en scène de Marina Bianchi, qui ressemble davantage à une mise en espace, avec son absence de tout élément de décor. L’ajout de figurants permet de donner un semblant d’action dans les scènes de groupe, mais on est surtout surpris par l’anonymisation des costumes, incapables de différencier les personnages : seul Don Giovanni se voit doter d’une veste noire en deuxième partie, comme pour signifier son bannissement du groupe, maculé de blanc. Les interprètes semblent bien trop souvent laissés à eux-mêmes et le spectacle souffre des inégales qualités interprétatives, ainsi mises à nu.

Quoi qu’il en soit, c’est surtout l’acoustique des lieux qui déçoit avec sa forte résonance, particulièrement audible dans les scènes d’ensemble, où la salle atteint ses limites de saturation. Il est plus prudent de se limiter aux autres concerts du festival, qui offrent un nombre d’interprètes plus réduit pour profiter de l’acoustique dans des conditions optimales. Avec de telles conditions, il aurait aussi fallu demander à certains interprètes, tout particulièrement la puissante Yuliya Pogrebnyak (Donna Anna), de ne pas forcer leur voix. Curieux enthousiasme du public pour cette chanteuse ukrainienne, qui montre des problèmes récurrents de positionnement de voix dans les récitatifs, sans parler de sa justesse relative dans le suraigu. On lui préfère grandement le chant velouté de Marily Santoro (Donna Elvira), aussi souple qu’aérien, et toujours très investi dramatiquement. Elle est certainement la chanteuse la plus attachante de ce plateau vocal constitué de jeunes chanteurs (à l’exception du Commandeur), véritable attrait de cette production.


On aime aussi la facilité déconcertante de Samuele Venuti (Don Giovanni), au timbre chaleureux, même s’il doit encore gagner en variété d’intentions, tandis que Giacomo Nanni (Leporello) compense une projection modeste par une diction d’une grande classe, d’un abattage jubilatoire dans les récitatifs. Autre chanteur à suivre, Massimo Frigato (Don Ottavio) ravit par son interprétation raffinée, même s’il doit prendre garde à une émission trop resserrée par endroits. Outre le solide Commandeur d’Enrico Rinaldo (Il Commendatore), Gianluca Andreacchi (Masetto) et Sabrina Sanza (Zerlina) assurent bien leur partie, bien épaulés par un choeur engagé. Enfin, Edmondo Mosè Savio donne le meilleur de l’Orchestre dei Colli Morenici (fondé en 2006), à force d’attention aux nuances et de précision dans les attaques.

« Aïda » de Giuseppe Verdi - Festival de Vérone - 04/09/2022

Il est passionnant de pouvoir écouter successivement deux chefs‑d’œuvre de Verdi écrits à presque trente ans d’intervalle, et ce d’autant plus que le même chef, Daniel Oren, officie dans la fosse : entre Nabucco (1842), entendu la veille et Aïda (1871), le style de Verdi a évolué pour embrasser des lignes plus sinueuses, tout autant qu’une orchestration plus allégée et reposant davantage sur les vents, au détriment des cordes. L’acoustique n’est sans doute pas idéale pour ce type d’ouvrage plus raffiné, mais Daniel Oren sait faire ressortir des détails d’orchestration malgré ce handicap, gardant le cap de sa direction finement ciselée, avec beaucoup d’esprit et d’à‑propos dramatique.

Le plateau vocal réuni, sans briller, se montre de bonne tenue. Les deux interprètes féminines remportent une belle ovation au moment des saluts. Il faut dire que Monica Conesa donne à son Aïda des accents tragiques déchirants, faisant oublier un faible volume par des graves aussi ensoleillés que corsés. Les aigus très précis laissent entrevoir un léger vibrato, auquel on s’habitue sur la durée. La technique est plus solide concernant Olesya Petrova (Amneris), qui se montre quelque peu en retrait au début avant de se déchaîner ensuite à force d’aisance et de velouté dans les phrasés radieux. On est plus déçu en revanche par le Radamès de Riccardo Massi (remplaçant de dernière minute de Fabio Sartori), au timbre ingrat dans l’aigu du fait d’une émission trop nouée. Tous les seconds rôles assurent l’essentiel, de même que les chœurs, qui connaissent manifestement ce répertoire sur le bout des doigts.

Comme l’avant‑veille, la mise en scène de Franco Zeffirelli opte pour une répartition des différents choristes par blocs afin d’obtenir de saisissants effets de spatialisation. De même, on retrouve son goût pour un étagement de l’action par « caste », avec une immense pyramide dorée magnifiquement revisitées par les éclairages. Zeffirelli n’a pas son pareil pour animer les scènes d’ensemble, notamment le ballet endiablé en hommage au souverain et sa fille Amnéris, avant la célébrissime marche des trompettes. On retrouve sa maestria à l’œuvre avec force figurants et danseurs, où le faste des costumes et accessoires atteint son apogée, donnant parfois l’impression d’une luxueuse revue de cabaret – Line Renaud en moins.

dimanche 11 septembre 2022

« Nabucco » de Giuseppe Verdi - Festival de Vérone - 03/09/2022

Pénétrer dans les arènes de Vérone peut donner le vertige, tant la majesté des lieux impressionne avec son immense scène qui occupe un bon quart de l’espace total. Curieusement, malgré les 22 000 personnes présentes, la sensation d’intimité est palpable, même si l’acoustique n’est pas aussi bonne qu’à Orange – faute d’un mur en arrière‑scène. On retrouve un habitué des lieux (voir notamment La Bohème en 2005) en la personne du metteur en scène français Arnaud Bernard (né en 1966) et son Nabucco, créé ici même en 2017.

On est saisi d’emblée par la vaste et impressionnante maison à colonnade au milieu de la scène, comme unique élément de décor. Est‑ce un théâtre d’opéra, une vaste maison bourgeoise ou encore un bâtiment administratif ? Un peut tout cela à la fois, grâce à un plateau tournant qui provoque les applaudissements de l’assistance, manifestement peu au fait de ce dispositif technique. Rapidement, le contexte guerrier du début de l’ouvrage embrase les lieux de son effervescence, Arnaud Bernard n’hésitant pas à convoquer chevaux et calèches autour des nombreuses barricades, révolutionnaires et soldats. Il est vrai que la transposition du récit pour évoquer les révoltes contre l’occupant autrichien a de quoi séduire, tant les allusions de Verdi (et son acronyme V.E.R.D.I., Vittorio Emanuele Re D’Italia) étaient claires pour un auditeur de l’époque. Arnaud Bernard utilise astucieusement les gradins derrière lui pour donner du volume à l’action, mais peine ensuite à convaincre dans les scènes de théâtre dans le théâtre : déguisés en Babyloniens, les interprètes reprennent leurs rôles respectifs, mais on peine à distinguer qui est qui, sauf à bien connaître le livret original au préalable. Il est donc indispensable de bien réviser son Nabucco avant de voir cette transposition haute en couleur, mais pas aussi lisible qu’attendu.

Grande réussite de la soirée, à juste titre applaudie par un orchestre ravi, la direction de Daniel Oren (né en 1955) allège les textures en portant un soin minutieux aux nuances. A l’inverse, le chef israélien n’hésite pas à faire sonner les fanfares avec un aplomb aussi péremptoire que jubilatoire, tout en prenant garde à ne jamais couvrir solistes comme choristes. Ces derniers impressionnent tout du long par leur engagement, ingrédient décisif pour porter l’enthousiasme général. Remplaçante de dernière minute pour pallier la défection de María José Siri, Daniela Schillaci (Abigaille) donne beaucoup de plaisir par l’autorité de ses graves cuivrés et colorés, malgré un suraigu parfois instable et peu puissant. On aime plus encore la vaillance et les envolées tragiques de Luca Salsi (Nabucco), tandis que Vasilisa Berzhanskaya (Fenena) convainc davantage dans la souplesse et la rondeur d’émission, que l’intention, assez discrète. Mais c’est peut‑être la prestation de Rafal Siwek (Zaccaria) qui emporte tous les suffrages à force de noblesse d’âme pour sculpter chaque mot au service du sens.

samedi 10 septembre 2022

« Turandot » de Giacomo Puccini - Festival de Vérone - 02/09/2022

Parmi les plus anciens au monde, le festival lyrique de Vérone privilégie les grands titres du répertoire en italien, à quelques rares exceptions près (Carmen notamment). Pour fêter son centenaire, le festival reprendra ces succès l’an prochain, tout en osant davantage tout au long de la saison du Teatro filarmonico avec le méconnu Amleto (1865‑1871) de Franco Faccio (sur un livret d’Arrigo Boito) ou Il parlatore eterno (1873) de Ponchielli, couplé avec Il tabarro de Puccini.

En attendant, les arènes ont retrouvé cette année la production bien connue de Turandot, imaginée par Franco Zeffirelli dès 1987 et présentée sur différentes scènes comme en DVD. C’est là l’une des productions les plus réussies de l’ancien assistant de Luchino Visconti, qui joue de la monumentalité des lieux avec un faste cinématographique proche des grandes fresques de D. W. Griffith. Autant l’importance du nombre de choristes que l’ajout de figurants, danseurs et acrobates en imposent tout du long, Zeffirelli ayant la bonne idée de donner du volume en étageant admirablement la scène monumentale. Cela lui permet d’opposer la vitalité du peuple en contrebas avec les poses plus hiératiques de l’Empereur et son entourage, tout en nous régalant d’un festival de couleurs dans les parties festives. La scénographie ne lésine ainsi sur aucun détail, des fanions aux armes exotiques, en passant par ombrelles et éventails pour les courtisanes. Les hôtesses doivent plusieurs fois intervenir pour empêcher le public de prendre photos ou vidéos, notamment lorsque la Pagode dorée est dévoilée, sous les applaudissements ravis de l’assistance.

Ce spectacle traditionnel et respectueux de l’ouvrage reste idéal pour les spectateurs qui découvrent Turandot, tandis que les habitués de mises en scène plus audacieuses (voir notamment la récente relecture de Daniel Kramer à Genève) auront l’impression de faire un voyage dans le temps, au parfum un rien régressif. Le plateau vocal réuni pour cette dernière représentation (le festival ayant l’habitude de proposer différents chanteurs selon les dates) apporte son lot de satisfactions, sans soulever l’enthousiasme pour autant. On aime ainsi le solide Calaf de Yonghoon Lee, qui porte son lourd rôle avec une belle vaillance, autour de phrasés toujours harmonieux et bien projetés. A ses côtés, Oksana Dyka (Turandot) impose la noirceur de son expressivité, faisant évoluer la dureté de ses intonations en phase avec l’humanisation de son personnage. Petite voix, Ruth Iniesta (Liù) assure l’essentiel malgré une émission parfois instable, au léger vibrato. Elle est toutefois grandement applaudie par le public, manifestement touché par la finesse de son interprétation. On note encore les prestations superlatives de Biagio Pizzuti (Ping), Riccardo Rados (Pang) et Matteo Mezzaro (Pong), très investis dans leurs intermèdes comiques, tandis que Giuliano Carella dirige toutes ses troupes – chœur et orchestre – avec une belle maestria, attentif à chaque détail tout du long.