dimanche 30 janvier 2022

« Ariane et Barbe‑Bleue » de Paul Dukas - Opéra national de Lorraine à Nancy - 28/01/2022

Si Paul Dukas (1865‑1935) reste peu connu du grand public en dehors de son « tube » L’Apprenti sorcier (1897), il le doit avant tout à lui‑même, tant son exigence le contraignit à restreindre le nombre de ses projets tout au long de sa carrière, allant aussi jusqu’à détruire certains ouvrages jugés indignes de lui. Dans ce contexte, on comprend pourquoi son intérêt se porta sur la pièce Ariane et Barbe‑Bleue (1901) de Maurice Maeterlinck, dont le propos initiatique libérateur, allant bien au‑delà du célèbre conte, fait écho à l’autocontrainte castratrice de Dukas : l’idée du dramaturge belge consiste en effet à montrer combien l’individu est prisonnier de chaînes autant visibles qu’invisibles, dont il peut se libérer au prix d’un cheminement personnel rigoureux. Dans ce labyrinthe intérieur auquel chacun doit faire face pour se découvrir, Ariane sert de guide spirituel, usant d’une langue symboliste subtile et évocatrice, dont se saisit Dukas en déployant toutes les ressources d’un orchestre très coloré, d’une opulence wagnérienne très présente dans les passages dramatiques, avec quelques rares références au modèle debussyste dans les parties plus « morbides ».

Après Cendrillon à Nancy en 2019, puis Werther du même Massenet à Montpellier l'an passé, on se réjouit de retrouver le chaleureux chef québécois Jean‑Marie Zeitouni, toujours aussi inspiré par le répertoire français : sa baguette inventive, aux attaques franches mais jamais brutales, fait ressortir une myriade de couleurs, sans jamais négliger l’attention au drame. Les moindres inflexions musicales de Dukas trouvent ici un trait toujours mis en avant avec beaucoup d’à‑propos et d’esprit. Voilà un chef que l’on souhaite revoir très vite, à l’instar de la formidable Catherine Hunold, qui s’empare de son rôle très lourd avec un mélange étonnant de sérénité et d’autorité naturelles.

Son attention à la diction est un régal tout au long de la soirée, faisant vivre l’intelligence du texte sans se départir des nécessités vocales du rôle dans les parties plus enlevées. Après le déjà très wagnérien Bérénice de Magnard, donné à Tours voilà déjà huit ans, la soprano dramatique française confirme brillamment tous les espoirs fondés sur son talent. L’autre grande satisfaction de la soirée revient à la prestation superlative d’Héloïse Mas (Sélysette), qui déploie ses graves superbes au moyen d’une puissance parfaitement maîtrisée. A ses côtés, Anaïk Morel (La Nourrice) séduit par son chant raffiné, toujours précis et investi, malgré une projection plus modeste en comparaison des deux chanteuses précitées. Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur de l’événement, surtout les femmes de Barbe‑Bleue.

Malgré quelques huées isolées au lever du rideau, la transposition contemporaine de Mikaël Serre séduit par l’exploitation ingénieuse du décor, en forme de vaste garçonnière revisité par le plateau tournant. La variété des éclairages, tout autant que l’utilisation de la vidéo à plusieurs moments clés du récit, donnent une modernité bienvenue à l’ensemble, même si la jacquerie à mi‑chemin entre anti‑vaccins et pro‑Trump tourne un peu à vide à force d’insistance. On aime le travail sur les vidéos qui évoquent les horreurs du monde extérieur (dictateurs, bombe atomique) redoutées par les femmes tout au long de leur voyage initiatique. La tension qui en résulte donne beaucoup de variété à l’ensemble, même si le spectacle vaut surtout par ses qualités vocales et instrumentales.

vendredi 28 janvier 2022

« La Khovantchina » de Modeste Moussorgki - Andréi Serban - Opéra Bastille à Paris - 26/01/2022

En ces temps toujours difficiles liés à la pandémie, il est permis de redouter une salle à moitié vide à Bastille, tant le diamant noir de Moussorgski reste un ouvrage difficile pour le grand public : il n’en est rien, heureusement, même si l’on note plusieurs départs après le deuxième entracte. Quelle erreur ! C’est sans doute en sa dernière partie que La Khovantchina gagne en intensité dramatique, autour d’une musique toujours aussi envoutante, faisant la part belle à une palette orchestrale volontairement sombre, seulement troublée par quelques accords de timbres parfois cinglants entre cuivres et percussions. Les magnifiques choeurs qui parsèment toute la partition, tout autant que le statisme de l’action, donnent des allures d’oratorio à cette grande fresque historique, où Moussorgski assemble plusieurs événements intervenus en Russie dans les années 1680. Menace de guerre civile pour la succession au trône de tsar, mais également scission au sein de l’Eglise orthodoxe avec la révolte des «Vieux-Croyants», donnent à l’ouvrage une force peu commune pour l’auditeur. La lecture des excellents textes de présentation du livret édité par l’Opéra de Paris est ainsi vivement conseillée pour bien saisir le contexte historique nécessaire à la parfaite compréhension de l’action.

Si on peut regretter que le nom de Moussorgki reste encore peu connu du grand public, malgré ses deux «tubes», Une Nuit pour le mont chauve et Les Tableaux d’une exposition, son chef d’oeuvre lyrique Boris Godounov est heureusement régulièrement monté sur les planches (notamment la dernière production parisienne donnée à Bastille en 2018). Plus rare, La Khovantchina a été montée dans la présente production en 2001, puis reprise en 2013. On comprend d’emblée pourquoi ce spectacle est précédé d’une telle aura de réussite, tant son metteur en scène Andréi Serban (né en 1943) manie avec virtuosité vision d’ensemble et force détails issus de saynètes fugitives, toujours en lien avec le déroulé du livret : dès le prélude orchestral, le peuple et les milices armées s’agitent autour d’un vaste mur qui enserre Moscou, annonçant les événements narrés par les personnages. Tous les autres tableaux sont animés de cette même énergie au service de la compréhension de l’action, en un ballet parfaitement réglé, où les costumes d’époque différenciés font admirablement ressortir chaque camp. La scénographie, sobre et éloquente, donne quant à elle une modernité bienvenue à chaque tableau, autour d’une idée forte et symbolique.

Outre la richesse de la capitale évoquée par les bulbes dorés visibles au loin, Andrei Serban insiste sur l’opulence des appartements princiers au II, avec un seul immense rideau rouge, tandis que le peuple, guerrier (les streltsy) ou religieux (les Vieux-Croyants), en est réduit à la terre dans toute sa nudité au III. Cette opposition résolue est résumée par Dosifei dans sa querelle avec les Princes, où Moussorgski fustige, à travers lui, la noblesse qui parle tandis que le peuple agit. A la fin de l’ouvrage, après le dernier tableau saisissant dans les pénombres de la forêt, Andrei Serban a l’idée géniale de faire se dévêtir les choeurs de leur cape noire, faisant ainsi apparaitre au sol les cadavres des Vieux-Croyants sacrifiés au bûcher, une fois la scène vidée. L’ultime apparition du futur tsar Pierre Le Grand, encore enfant, donne une dernière image tout aussi impressionnante, en lien avec la fin «ouverte» voulue par Chostakovitch (Moussorgski n’ayant pu achever la dernière scène, qu’il pensait dédier à un quintette vocal).

La distribution réunie par l’Opéra de Paris donne plusieurs motifs de satisfaction, sans pour autant donner le sentiment d’une soirée d’exception. Il revient à Anita Rachvelishvili (Marfa) la plus belle ovation, comme attendu, du fait de ses moyens toujours aussi percutant dans les graves, autour d’un timbre cuivré du plus bel effet. Même si on sent que la mezzo ronge quelque peu son frein dans la première partie «sérieuse» de la soirée, la fureur des dernières scènes lui permet de faire éclater son tempérament dramatique dans toute sa mesure. A ses côtés, Dimitry Ivashchenko (Ivan Khovanski) reçoit également un accueil chaleureux, du fait de sa noblesse de ligne, d’une parfaite maitrise technique. On peut seulement lui reprocher un ton un rien monolithique, mais qui convient bien au parti-pris de la mise en scène, qui insiste sur sa faiblesse de caractère et sa déprime latente, peu avant son assassinat au IV.

On aime aussi le Dosifei tout de majesté sereine de Dmitry Belosseslkiy, même si quelques engorgements dans l’émission ou décalages (dans la forêt au V) nous rappelle la lourdeur du rôle sur la durée. On note aussi les prestations superlatives de Gerhard Siegel (Le Scribe) et Vasily Efimov (Kouzka), aussi en voix que truculents, tandis que John Daszak (Golitsine) déçoit par un chant débrayé, certes très puissant, mais bien peu aristocratique. Autre déception avec les faussetés dans le suraigu arraché de Carole Wilson (Suzanna), Anush Hovhannisyan (Emma) ou des sopranos du Choeur de l’Opéra national de Paris. En dehors de cette réserve, ce dernier se montre à la hauteur de l’événement, surtout côté masculin.

Assez rare en France, le chef allemand Hartmut Haenchen (né en 1943) donne une leçon de maitrise, imprimant des lignes tout de souplesse, au service d’un legato aérien. Son attention aux nuances est un régal tout du long, ce qui permet de ne jamais couvrir le plateau (assez inégal, comme on l’a vu plus haut).

mardi 25 janvier 2022

« Les Oiseaux » de Walter Braunfels - Opéra national du Rhin à Strasbourg - 24/01/2022

L’Opéra national du Rhin poursuit son exploration courageuse d’un répertoire en grande partie méconnu en France, celui des musiciens qualifiés par le régime nazi de « dégénérés» : après La Ville morte de Korngold en 2001, puis Le Son lointain de Schreker en 2012, une nouvelle création scénique française a lieu en ce début d’année avec Les Oiseaux (1920) de Walter Braunfels (1882-1954). C’est là un événement à saluer tant le chef d’oeuvre de Braunfels, révélé par la collection discographique «Entartete musik» en 1996, semble avoir retrouvé le chemin des planches, avec plusieurs productions phares à Genève ou Munich, mais également à Los Angeles en 2009 par James Conlon, grand spécialiste du répertoire de l’entre-deux-guerre.

Proche du style du Chevalier à la Rose et d’Ariane à Naxos de Richard Strauss, la musique frémissante de Braunfels utilise toute la palette des couleurs de l’orchestre au service d’un lyrisme lumineux, toujours évocateur. Tout amoureux de l’orchestre devra nécessairement connaître cet ouvrage, dont l’inspiration mélodique aux brèves cellules rythmiques est un délice de raffinement, notamment dans la première partie en arioso. Si les interludes oniriques plus développés évoque l’art d’Humperdinck, le magnifique duo entre Bonespoir et le Rossignol au II nous rappelle combien la dette envers le Wagner des Maitres chanteurs et de Parsifal, reste très présente ici.

A l’instar du maître de Bayreuth, Braunfels écrit lui-même ses livrets, ce qui explique sans doute la longue gestation de l’ouvrage, initié en 1913 et interrompu par la guerre. Blessé lors du conflit, le compositeur se convertit à la religion catholique, ce qui influence profondément l’adaptation qu’il réalise de la pièce antique « Les Oiseaux » d’Aristophane. Si le déroulé du récit est sensiblement identique en première partie, avec l’ascension de Fidèlami en manipulateur des masses, Braunfels s’en écarte ensuite en laissant de côté la satire de la fascination humaine pour les mirages de l’utopie, tout autant que les réparties comiques nombreuses qui infusent la pièce sur un ton volontiers «rabelaisien». Le livret préfère se concentrer sur la double trajectoire initiatique de Fidèlami et Bonespoir ; tout particulièrement la transformation de ce dernier, à la recherche de lui-même et d’une transcendance éloignée des petitesses terrestres.

Ted Huffman transpose l’action dans le huis-clos étouffant d’un «open space» d’entreprise, comme il en existe partout aujourd’hui. C’est bien vu, tant cet univers impersonnel évoque à merveille l’absence de perspective des deux protagonistes, empêtrés dans des tâches répétitives peu épanouissantes. Pour autant, le metteur en scène américain peine à revisiter son plateau en première partie, au-delà de la seule direction d’acteur, sans parvenir à distinguer les parcours opposés empruntés par Fidèlami et Bonespoir. La volonté de ne pas grimer le choeur en volatiles donne une certaine modernité visuelle à l’ensemble, mais n’aide pas à saisir les enjeux philosophiques du livret, parfois un rien trop bavard dans son déroulé. Après l’entracte, l’évocation de la forêt par l’amoncellement de papiers de bureaux donne un ton écologique bienvenu, tandis qu’Huffman s’appuie sur les danseurs pour animer le plateau. On retient ainsi tout particulièrement la saisissante scène de l’affrontement avec les Dieux, aux mouvements parfaitement réglés avec l’ensemble du choeur.

Après le retrait du chef Aziz Shokhakimov, malade, la production doit subir plusieurs défections à l’orchestre et parmi les danseurs : dès lors, tous les chanteurs choisissent la prudence en portant le masque, à l’exception de Tuomas Katajala (Bonespoir) dans son duo avec le Rossignol au II. Le ténor finlandais est la grande révélation de la soirée, tant son chant aussi aisé que radieux illumine chaque intervention. La beauté du timbre, tout autant que la clarté d’émission, sont un régal constant. A ses côtés, Cody Quattlebaum est un solide Fidèlami, à la ligne de chant souple, mais qui manque de morgue et de noirceur dans son rôle trouble. On aime l’agilité et la rondeur d’émission de Marie-Eve Munger (le Rossignol), aux aigus du plus bel effet dans les vocalises. La soprano canadienne parvient à faire oublier une tessiture parfois limite dans les graves par un bel investissement scénique. A ses côtés, Christoph Pohl (la Huppe) compense un timbre un peu terne par une noblesse d’émission parfaitement adaptée, tandis que les seconds rôles se montrent d’une très belle tenue, à l’instar de l’excellent chœur de l’Opéra national du Rhin, toujours très investi.

Dans la fosse, la jeune chef coréenne Sora Elisabeth Lee, membre de l’Opéra Studio, imprime des tempi très vifs aux musiciens, qui saisissent admirablement ce souffle moderne apporté à la partition, particulièrement les interventions piquantes aux vents. Il reste maintenant à aller plus avant encore dans la découverte des chefs d’oeuvres oubliés de Walter Braunfels : on pourrait ainsi s’intéresser à L’Annonciation (1935) ou aux Scènes de la vie de Jeanne d’Arc (1943), un ouvrage au lyrisme mélodique entêtant, récemment donné à l’Opéra de Cologne. En attendant, on ne manquera pas de découvrir la passionnante exposition consacrée aux animaux de la collection du musée Würth (situé à 15 minutes en train au sud de Strasbourg), et tout particulièrement la série des oiseaux imaginée par le peintre allemand Emil Wachter (1921-2012).

mardi 18 janvier 2022

Concert de l'Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie - Alessandro De Marchi - Chapelle Corneille à Rouen - 14/01/2022

Chapelle Corneille
Quel plaisir de retrouver Alessandro De Marchi  (né en 1962), si rare en France ! L’ancien élève de René Jacobs, à qui il a succédé à la tête du prestigieux Festival de musique ancienne d’Innsbruck, depuis 2010, n’a pas son pareil pour explorer le répertoire dans toute sa diversité, de Porpora en 2015 à Jommelli en 2015, en passant par Cesti en 2016 et Kaiser en 2017.

A Rouen, le chef italien dirige du clavecin dans le cadre grandiose de l’église Saint-Louis, désormais plus sobrement appelée chapelle Corneille, qui a été transformée en salle de concerts permanente depuis sa rénovation en 2016. Dotée de 600 places, elle offre un écrin idéal pour les petites formes, ce dont se saisit De Marchi avec les forces de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, dont les cordes jouent pour l’occasion avec des boyaux et des archets d’époque, le plus souvent debout.

Le concert débute avec le ballet Pygmalion (1745) du Berlinois Carl Heinrich Graun, rival de Johann Adolph Hasse en son temps, en matière lyrique. Sa musique de ballet démontre toute son imagination dans la variété des couleurs (magnifique travail sur les percussions), au service d’un style miniaturiste qui fait s’enchaîner de petites pièces de caractère, très évocatrices, à la manière de son contemporain Gottfried Heinrich Stölzel (voir le disque que Győrgy Vashegyi a consacré en 2019 à ce compositeur). De Marchi fait vivre cette musique en insufflant une belle énergie à ses troupes, dont la répartition spatiale (notamment les deux bassons placés devant, de chaque côté de la scène) apporte un éclairage particulièrement bienvenu dans les passages solistes. On se délecte ainsi des sonorités suaves du premier basson tout de sensibilité de Batiste Arcaix, à plusieurs reprises. Très attentif aux nuances, De Marchi donne quant à lui beaucoup de vigueur avec ses attaques franches, tout du long.
Alessandro De Marchi

Après le court entracte, place au ballet Don Juan (1761) de Gluck, composé un an tout juste avant la première version de son plus célèbre succès lyrique Orfeo ed Euridice. Adapté de la pièce éponyme de Molière, dont on fête cette année le quatre-centième anniversaire de la naissance, le ballet est le tout premier de l’histoire à proposer une action fondée sur un livret détaillé. Il s’agit ici de la version de 1790, avec pas moins de trente et une entrées, contre quinze à la création. Au niveau musical, la différence de style avec Graun est d’emblée frappante, tant on quitte les rivages d’une musique aux nombreuses influences populaires pour embrasser un style plus gracieux, parfois un rien décoratif et sans l’imagination mélodique d’un Haydn. Les premières notes majestueuses font entendre une écriture homophonique, avec la mélodie principale favorisée le plus souvent, ce qui donne un déroulé global assez prévisible.

La direction théâtrale de De Marchi fait ressortir toutes les influences espagnoles de l’entrée en fandango, avec l’ajout de castagnettes pour l’occasion. On note aussi l’engagement de l’excellent pupitre des violoncelles, là où les violons sont parfois plus flottants. Mais le clou incontestable du spectacle vient du Finale, dédié au déchaînement des Furies, qui emportent Don Juan dans les affres de l’enfer. On comprend l’effet de contraste que ce morceau, plus développé que les autres, a dû produire en 1761, tant sa modernité impressionne : la scansion entêtante de la mélodie au début (reprise par Boccherini dans sa Symphonie en ré mineur « La casa del Diavolo ») annonce un orage jubilatoire de doubles croches, dans le style des passions du Sturm und Drang, en vogue peu de temps après. Les effets de spatialisation des cuivres, très sollicités, donnent aussi un relief saisissant à ce tonnerre de crépitements, applaudi comme il se doit par un auditoire ravi.

On retrouvera le chevalier Gluck à Rouen dès fin février prochain pour apprécier son chef-d’œuvre français Iphigénie en Tauride (1779), avec Véronique Gens dans le rôle-titre (en remplacement de Karine Deshayes, souffrante). La très belle saison de l’Opéra de Rouen Normandie se poursuivra ensuite avec une attendue Jenůfa de Janácek, fin avril, dans la transposition contemporaine imaginée par Calixto Bieito (voir en 2015 à Stuttgart).

dimanche 9 janvier 2022

Concert du Cercle de l’Harmonie - Jérémie Rhorer - Philharmonie de Paris - 07/01/2022

Jérémie Rhorer

Qu’il est loin le temps où Jérémie Rhorer et son ensemble Le Cercle de l’Harmonie (fondé en 2005) étaient associés à la seule défense de Mozart, puis des contemporains de Beethoven (Cherubini en 2010 ou Spontini en 2013) ! Après une incursion chez Auber (Fra Diavolo en 2009), un disque consacré au « Paris des romantiques » a mis à l’honneur la musique de Liszt, Berlioz et Reber, dès 2012. Comment s’étonner, dès lors, que le chef français s’attaque aujourd’hui, comme Harnoncourt et Herreweghe avant lui, aux grandes symphonies de la fin du romantisme, le tout sur instruments d’époque ?

Alors qu’un disque Brahms vient de sortir (NoMadMusic), Jérémie Rhorer a eu la bonne idée de confronter en concert le maître de Hambourg à son irréductible opposé et contemporain, Bruckner. Contrairement à Wagner et Verdi qui s’observèrent à distance, les deux hommes fréquentèrent la même ville, Vienne, mais en des cercles distincts, l’un fidèle à Beethoven, l’autre plus enclin à embrasser la modernité wagnérienne. Bien qu’il ait qualifié Bruckner de « sot » (en privé), Brahms n’en étudia pas moins soigneusement ses partitions, sans jamais se départir de ses convictions conservatrices, à l’instar des autres pourfendeurs de Wagner et Bruckner, tel le redoutable critique musical Eduard Hanslick.

Le concert débute avec la Deuxième Symphonie (1872) de Bruckner, en réalité sa quatrième – les deux premiers essais n’ayant pas eu les honneurs d’une numérotation de la part du compositeur. Rarement donnée, cette symphonie est pourtant l’une des plus attachantes de son auteur, autant par son lyrisme envoutant que ses silences énigmatiques, qui lui ont valu son surnom. La surprise vient du choix de la version établie par le musicologue britannique William Carragan, grand spécialiste du compositeur, qui s’attache à rétablir les modifications apportées par Bruckner pour un concert donné à Vienne le 20 février 1876. C’est là l’ultime état de la première version de la symphonie, avant les profondes modifications opérées l’année suivante.

Avec la version de 1876, Bruckner modifie la conclusion du premier mouvement et revoit surtout le Finale, jugé plus faible que les autres mouvements. On gagne ainsi en fluidité ce que l’on perd en modernité, ce dont s’empare Jérémie Rhorer dès les premières notes, imposant des tempi très enlevés dans les passages rapides, plus colorés et apaisés dans les parties lyriques. Le chef français dépoussière ainsi toute une tradition de lectures germaniques à la respiration plus prudente, osant intégrer les chorals de cuivres dans un discours musical sans temps mort, et pratiquement sans transition. Dans cette optique, les fameux silences de la partition sont volontiers expédiés, sans pour autant donner l’impression de précipitation.

Le Cercle de l'Harmonie
Composé d’un noyau dur d’environ quarante musiciens permanents, le Cercle de l’Harmonie a été enrichi de renforts pour l’occasion, restant toutefois arrimé à sa volonté d’allégement de la pâte sonore, grâce aux effectifs réduits aux cordes (trente-sept musiciens, dont quatre contrebasses seulement). Il faut un peu de temps pour s’habituer à ces sonorités inhabituelles dans ce répertoire, et ce malgré les essais précités de Harnoncourt et Herreweghe, tant les cuivres sonnent plus grasseyants, les bois un rien plus verts. Si les pupitres de cordes n’atteignent pas l’ivresse sonore des phalanges plus prestigieuses (à l’exception notable des superbes altos), on note aussi quelques flottements au niveau des cors. Pour autant, le cor solo de Natalino Ricciardo, malgré quelques difficultés dans les périlleux suraigus, séduit par le velouté d’émission et la noblesse de ses phrasés. Jérémie Rhorer choisit à juste titre de le faire applaudir en premier lieu à l’issue du concert.

Avec un timbalier particulièrement mis en avant, la lecture tout en relief et sans vibrato de Rhorer imprime une tension qui évite soigneusement les effusions émotionnelles, notamment dans l’émouvant Adagio. C’est davantage vers la fébrilité émotionnelle que nous embarque cette lecture toujours étonnante, en un dénuement analytique bien vu en fin de mouvement. On retrouve un ton plus péremptoire dans le Scherzo qui suit, avec notamment des déflagrations spectaculaires aux timbales, après les piani, en contraste. L’engagement de tout l’orchestre ne fléchit pas avec le Finale, qui s’enflamme en des tutti rapidissimes : tout le magma d’éléments disparates (en forme de citations des autres mouvements de la symphonie) s’assemble admirablement peu à peu, grâce à la capacité de Rhorer à relancer le discours musical sans trop se poser de questions. De cet élan roboratif émerge un sentiment d’excitation qui croît jusqu’à la péroraison conclusive, tel un orgasme sans cesse repoussé et enfin atteint.

Après l’entracte, on découvre un Brahms volontiers rudoyé par des timbales omniprésentes au début, avec des contrebasses grinçantes dans leurs attaques sèches. Cette lecture rapproche davantage le maître allemand de la Neuvième de Schubert, avec ses nombreuses ruptures intempestives. Les quelques décalages dans les attaques, aux trompettes notamment, restent inévitables compte tenu de l’engagement global demandé, même si l’on constate peu à peu que ce geste retentissant sonne aussi plus sec. Les amoureux d’un Brahms apollinien devront tourner leur chemin face à cette interprétation, certes plus nerveuse dans l’Adagio et plus théâtrale dans l’Allegretto (superbe travail au niveau du relief donné aux pizzicatos) qu’à l’accoutumée, mais souvent trop brusque. On aimerait plutôt que Rhorer se tourne vers les premières symphonies de Dvorák, dont les audaces formelles devraient convenir davantage à son style musclé.

samedi 8 janvier 2022

« Sémiramis » d'André Cardinal Destouches - Sylvain Sartre - Disque Château de Versailles Spectacles

Lancée par Hervé Niquet avec son disque consacré à Callirhoé (2005), la redécouverte de l’héritage lyrique d’André Cardinal Destouches (1672-1749) s’enrichit d’un nouvel ouvrage passionnant, sa dernière tragédie lyrique, Sémiramis (1718). Avec l’ultime chef-d’œuvre Les Eléments (voir l’excellent disque de l’ensemble Les Surprises paru en 2019), composé avec son maître Delalande, on a là un nouvel exemple de la riche palette orchestrale déployée par Destouches, qui se pose ainsi dans ce domaine en prédécesseur illustre de Rameau. Il faut entendre les superbes couleurs déployées tout du long, au service d’une illustration vibrante du récit, avec quelques surprises parfois étonnantes, comme cette scansion volontairement dissonante des percussions pour figurer la marche des Babyloniens au I.

Les parties chantées, écrites par Destouches, font preuve de moins d’innovation, mais donnent une primauté bienvenue au texte, très bien écrit. On notera le superbe duo entre Sémiramis et Zoroastre au III, très engagé. Il est dommage que Mathias Vidal (Arsane) n’en fasse un peu trop dans l’extraversion, même si on loue toujours autant ses qualités de diction et de clarté. A ses côtés, Clément Debieuvre montre quelques difficultés techniques dans l’aigu instable. En dehors de ces quelques réserves, tout le reste du plateau se montre à un niveau superlatif, au premier rang desquels l’impressionnant Zoroastre de Thibault de Damas, très investi dans son rôle au niveau dramatique. On aime aussi les qualités de diction et les voix chaudes d’Eléonore Pancrazi (Sémiramis) et Emmanuelle De Negri (Amestris), de même que le toujours aussi éloquent chœur du Concert Spirituel, « prêté » par Hervé Niquet pour l’occasion.

Sylvain Sartre et son excellent ensemble Les Ombres, dont on avait déjà apprécié les qualités avec le précédent disque consacré à Luigi Boccherini l'an passé, se saisissent de l’exacerbation des sentiments en présence avec un à-propos dramatique d’une grande maturité, le tout en insistant admirablement sur la variété des coloris qui parcourt tout l’orchestre. Un très beau travail qui place cet ensemble comme l’un de ceux à suivre, désormais.

samedi 1 janvier 2022

« Les Chevaliers de la Table ronde » d'Hervé - Opéra d'Avignon - 30/12/2021

En grande partie oublié du grand public, Florimond Ronger, dit Hervé (1825-1892), reste aujourd’hui considéré comme le créateur de l’opérette, après avoir lutté avec son rival et néanmoins ami Offenbach contre les monopoles des grands théâtres lyriques nationaux en son temps. On doit à l’incontournable Palazzetto Bru Zane la survivance de son œuvre, pourtant considérable, avec deux productions montées dans la toute la France, Les Chevaliers de la table ronde (dès 2015), puis Mam’zelle Nitouche (dès 2017 ).

On ne peut donc que se féliciter de découvrir une nouvelle production des Chevaliers de la Table ronde (1866-1872), déjà présentée à Lausanne en 2019 avant une vaste tournée dans toute la Suisse. La version de 1866 a été préférée, même si on a la surprise de découvrir les deux versions du final de l’acte II données à la suite, juste avant l’entracte, ce qui permet d’assister à la fois à l’empoisonnement de Roland et au mariage d’Angélique avec Médor. Les Avignonnais bénéficient par ailleurs de l’orchestration originale rétablie par Simon Cochard, contrairement aux représentations données en Suisse.

Si l’exécution musicale très soignée et équilibrée de Christophe Talmont dans la fosse donne beaucoup de satisfactions tout du long, on est en revanche plus déçu par l’adaptation des dialogues parlés réalisée par Jean-François Vinciguerra, également metteur en scène du spectacle et interprète de Merlin II. Il aurait sans doute fallu se souvenir qu’à l’instar de Wagner (qu’Hervé rencontra à Paris dans les années 1860, recueillant son estime et admiration), Hervé écrivait ses propres livrets, se livrant à des charges féroces de l’actualité contemporaine. Si l’on peut comprendre que certaines répliques soient aujourd’hui désuètes, il aurait sans doute fallu réduire les dialogues plutôt que de nous noyer sous une avalanche bavarde de calembours éculés. Etonnament, Jean-François Vinciguerra semble souvent hésiter entre plusieurs influences, de l’adaptation boulevardière façon Feydeau aux réparties pour les plus petits, en passant par quelques anachronismes dans le style de la série télévisée Kaamelott. On est malheureusement bien loin de la verve jubilatoire des grandes heures moyenâgeuses de la troupe des Brigands (voir notamment La Cour du Roi Pétaud de Delibes en 2008, ou Au temps des croisades de Claude Terrasse en 2009). D’où cette désagréable impression que la musique semble passer au second plan, ce qui est d’autant plus dommageable que la qualité inégale des interprètes au niveau théâtral n’aide pas à faire passer la pilule.

Le choix incompréhensible de Jacques Lemaire dans le rôle assez lourd du duc de Rodomont est certainement le plus critiquable : si le jeu théâtral trop répétitif lorgne du côté d’un Christian Clavier des mauvais jours, c’est surtout son incapacité à assumer les difficultés vocales de son rôle qui consterne tout du long. A ses côtés, Jean-François Vinciguerra (Merlin II) s’en sort mieux grâce à une présence physique saisissante, un sens de l’à-propos dans ses réparties aussi péremptoires que farfelues, le tout parfaitement chanté grâce à sa voix profonde. Si Blaise Rantoanina (Médor) et Marc Van Arsdale (Roland) surjouent trop leurs parties théâtrales, ils s’imposent en revanche par leur aisance vocale, aidés autant par leurs timbres séduisants que leur souplesse d’émission. Les petits rôles masculins s’en sortent bien, malgré quelques décalages en début de représentation, mais ce sont surtout les femmes qui sortent du lot.

Ainsi de la lumineuse Laurène Paternò (Mélusine), qui donne des frissons à force d’aigus aussi faciles qu’aériens, tandis que Jenny Daviet (Angélique) donne une leçon d’élégance et de maîtrise à chacune de ses interventions. On aime aussi la Totoche irrésistible de drôlerie de Sarah Laulan, qui compense une émission pas toujours en place par des graves superbes. Elle est la seule interprète de la soirée capable de faire rire avec ses modulations vocales, au service d’accents gorgés d’intention comique.

La mise en scène de Jean-François Vinciguerra enferme ses protagonistes dans le cadre étroit d’un château miniature, qui offre certes une caisse de résonance bienvenue à ses interprètes, mais restreint par trop la visibilité des spectateurs situés sur les côtés de la scène. Le plateau est animé par une direction d’acteur dynamique vivifiante, parsemée de fils rouges (gag de la barbe piétinée de Merlin) ou d’accessoires amusants (le trône qui révèle un téléviseur). On regrette toutefois la faiblesse du jeu d’éclairages, qui trahit les origines de ce spectacle itinérant, conçu pour de petites scènes.