lundi 22 avril 2024

« Déjanire » de Camille Saint-Saëns - Kazuki Yamada - Disque Palazzetto Bru Zane

Depuis Les Barbares voilà dix ans, le Palazzetto Bru Zane (PBZ) a poursuivi peu à peu son projet d’enregistrer toutes les raretés lyriques du plus célèbre compositeur de son temps. De Proserpine au Timbre d'argent, en passant par La Princesse jaune et Phryné, on reste frappé par la diversité de l’inspiration de Saint‑Saëns, à même de démontrer sa curiosité et sa maîtrise de nombreuses sujets et formes, bien éloignés de l’image de la figure académique trop sérieuse dans laquelle il s’est souvent laissé enfermer, plus ou moins volontairement. A preuve, son goût éperdu pour l’art antique s’est épanoui autant en une délicieuse pochade, avec Phryné (1893), avant de remettre au goût du jour le modèle ancien de la tragédie lyrique, pour sa Déjanire revisitée en 1911.

L’histoire du dernier ouvrage lyrique de Saint-Saëns souffre de la confusion avec la musique de scène composée pour la création de la tragédie éponyme de Louis Gallet, en 1898. En réalité, bien que Saint‑Saëns soit reparti du même livret, il en allège considérablement les dialogues pour les transformer en récitatifs, dans le moule déclamatoire éloquent de la tradition de Gluck. Plus des trois quarts de la musique est nouvellement composée, tandis que celle préservée est entièrement réinstrumentée, avec l’ajout d’un nouveau Prélude citant le thème initial de son poème symphonique La Jeunesse d’Hercule (1877).

Si l’ouvrage souffre de quelques raideurs, il gagne à la réécoute pour en pénétrer peu à peu les beautés, notamment ses chœurs majestueux, très bien écrits et interprétés par un Chœur de l’Opéra de Monte‑Carlo d’une belle cohésion, surtout côté masculin. Une fois n’est pas coutume, les équipes du PBZ font appel à deux chanteuses non francophones pour les rôles principaux, Kate Aldrich (Déjanire) et Anna Dowsley (Phénice), peu à l’aise avec les exigences de la prononciation. Malgré une émission parfois nasale, Julien Dran (Hercule) séduit en ce domaine, tout en faisant l’étalage d’une expression ardente, en phase avec son rôle héroïque. La distribution est bien complétée par une superlative Anaïs Constans (Iole), tandis que Jérôme Boutillier (Philoctète) assure l’essentiel, mais se montre un rien plus raide qu’à l’habitude.

Enfin, la direction mesurée de Kazuki Yamada met en valeur les timbres de l’Orchestre philharmonique de Monte‑Carlo, mais peine à mettre davantage en relief les scènes de caractère.

dimanche 21 avril 2024

« Street Scenes » d’après Kurt Weill - Ted Huffman - MC 93 à Bobigny - 21/04/2024

Comme chaque année (voir l’an passé à l’Athénée), l’Académie de l’Opéra national de Paris confronte sa troupe à plusieurs spectacles en public : de quoi l’habituer à l’électricité du spectacle vivant, à l’instar des jeunes recrues de l’Orchestre Ostinato. Après plusieurs années d’absence suite aux travaux de rénovation de la MC93 de Bobigny, l’Académie y fait son retour dans une salle modernisée notamment quant à l’isolation phonique extérieure.

Pour accueillir Street Scene (1947), l’un des chefs‑d’œuvre de la période américaine de Kurt Weill, la salle a été aménagée autour d’un dispositif original, en plaçant une partie du public derrière la fosse, tandis qu’un gradin permet aux chanteurs de surplomber et entourer l’orchestre, de tous côtés. Hormis cet aménagement, aucun décor ne vient surcharger l’action, qui repose sur la direction d’acteur dynamique de Ted Huffman. Dans ce huis‑clos immédiatement étouffant, le public est ainsi placé en situation de voyeur, un peu à la manière de James Stewart dans Fenêtre sur cour (1954). 

La version proposée réduit l’action aux personnages principaux, induisant quelques coupures, ce qui permet au spectacle, ainsi intitulé au pluriel « Street Scenes », de rester dans des limites raisonnables en terme de durée, soit deux heures et demie, avec un entracte (davantage que les extraits déjà donnés par l’Académie en 2010 dans une autre mise en scène). L’ouvrage avait connu un regain d’intérêt lors de l’édition du premier enregistrement mondial en 1991 (Decca), avant la récente production haute en couleur de John Fulljames (en 2018 à Madrid puis en 2020 à Monte‑Carlo).

Musicalement, Street Scene lorgne davantage vers la comédie musicale que l’opéra, en gardant toujours une hauteur de vue digne de son livret, qui questionne tout du long les corsets sociaux, surtout pour ce qui tient de la condition féminine. A cet effet, la dernière partie plus sombre, aux verticalités plus audacieuses pour coller au drame, donne une profondeur bienvenue à l’ensemble. Auparavant, les nombreux rythmes de jazz entremêlés (avec l’ajout d’une batterie) annoncent déjà Bernstein, ce qui inspire manifestement Huffman dans le duo aux danses voltigeuses, entre Mae Jones et Dick. Si le tout est bien enlevé, on regrette toutefois le peu d’identification des personnages, notamment leurs liens familiaux, au‑delà des costumes qui différencient les origines sociales.

L’interprétation, très homogène, s’avère réjouissante de bout en bout, entre la lumineuse Margarita Polonskaya (Anna Maurrant) et le ténébreux Ihor Mostovoi (Frank Maurrant), tous deux très investis dramatiquement. On aime aussi le Sam ardent de Kevin Punnackal, de même que l’excellent chœur des commères, tenu par les piquantes Sima Ouahman (Greta Fiorentino) et Seray Pinar (Emma Jones). Dans la fosse, la cheffe Yshani Perinpanayagam (41 ans) insuffle une belle énergie, en un sens du swing communicatif, et ce sans jamais couvrir ses interprètes (il est vrai sonorisés). Une très belle production, qui permet d’apprécier les talents de demain, que l’Académie promeut avec beaucoup de flair.

samedi 20 avril 2024

Concert de l'Orchestre symphonique Les Clés d’Euphonia - Auditorium Jean-Pierre Miquel à Vincennes - 20/04/2024

Face à l’offre francilienne pléthorique en matière de musique classique, quoi qu’en disent les inévitables grognons, plusieurs formations symphoniques constituées d’amateurs tracent leur chemin pour assouvir leur passion et rayonner auprès d’un public varié, dont plusieurs « primo‑accédants » : si l’Orchestre Ostinato sort déjà de ce cadre, puisqu’il parvient à rémunérer ses jeunes membres sortis du Conservatoire, on peut citer les Chœurs et Orchestres des Grandes Ecoles (COGE, une association d’intérêt général, créée en 1984). Plus récent, l’orchestre symphonique Les Clés d’Euphonia a été fondé en 2011 par d’anciens membres du COGE, dont Laëtitia Trouvé, toujours chef principal de la formation.

Ses troupes sont en résidence à Vincennes, où l’auditorium Jean‑Pierre Miquel, d’un peu moins de 300 places, les accueille fidèlement. Du fait de la gratuité (avec participation libre), les concerts sont complets le jour même de l’ouverture des réservations : il faut donc être réactif pour faire partie des heureux « gagnants » et bénéficier de l’acoustique chaleureuse de l’auditorium, un indéniable atout, même si un placement en milieu de salle est à éviter, tant il avantage les cuivres, un rien trop sonores. Le rapprochement avec la scène est donc à privilégier, afin de baigner au cœur des cordes, d’une précision très homogène.

Disons-le tout net, le niveau global des interprètes est ce que l’on pouvait attendre de meilleur de la part d’un orchestre amateur, ce qui s’explique sans doute par la sélection initiale exigeante, après audition. On se délecte ainsi plusieurs fois du son tour à tour velouté et virtuose des clarinettes, hautbois et cor anglais – ce dernier évidemment très sollicité dans le mouvement lent de la Symphonie « Du nouveau monde » (1893) de Dvorák. Si le son global de l’orchestre apparaît souvent trop compact, notamment en une roborative Ouverture des Noces de Figaro (1786) de Mozart, la précision d’ensemble sonne juste, avec quelques incidents finalement très rares aux cors.


Il est vrai que la formation bénéficie du geste attentif et sans fioritures de Laëtitia Trouvé, qui n’est pas pour rien dans le sérieux et la tenue d’ensemble du concert. C’est peut-être plus encore la présentation initiale de la Neuvième Symphonie de Dvorák qui fait tout le prix de cette soirée, tant la cheffe sait jongler entre contextualisation historique et identification musicale des motifs orchestraux (avec de nombreux courts extraits à l’appui), en une volonté pédagogique accessible, qui rappelle ses illustres prédécesseurs, Bernstein en tête. Une exigence artistique à l’image de la programmation, plus variée que ce que le présent concert pourrait laisser à penser, comme en témoigne le précédent, consacré à la Cinquième Symphonie de Sibelius et aux Interludes marins de Britten.

mardi 16 avril 2024

« Le Lac d'argent » de Kurt Weill - Ersan Mondtag - Opéra national de Lorraine à Nancy - 14/04/2024

En ces temps de coupes budgétaires pour la plupart des maisons lyriques, on se réjouit de l’audace de l’Opéra national de Lorraine de proposer le rarissime Lac d’argent (1933), tout dernier ouvrage lyrique composé par Kurt Weill avant son départ définitif d’Allemagne. Disons‑le tout net : il s’agit là de l’un des chefs‑d’œuvre méconnu de l’ancien élève de Ferruccio Busoni, en grande partie éclipsé par les opéras composés auparavant avec Bertolt Brecht. Sur la demande expresse du librettiste Georg Kaiser, dramaturge alors aussi célèbre que Brecht, la musique laisse une large part à l’expression mélodique, au détriment du modernisme rythmique préféré auparavant. Il s’agit là de la troisième et dernière collaboration entre les deux hommes, après Le Protagoniste en 1926 et Le Tsar se fait photographier en 1928 (voir l’an passé à Francfort), deux brefs ouvrages en un acte.

Le Lac d’argent montre une ambition plus poussée, que ce soit dans la large place laissée aux dialogues ou dans les thèmes abordés, qui se placent dans le contexte de la crise sociale d’après Première Guerre mondiale, aggravée par le krach financier de 1929. De quoi expliquer son retour en force récent sur scène, d’abord avec la présente production d’Ersan Mondtag (déjà montée à l’Opéra des Flandres, coproducteur, en 2021), puis celle de Calixto Bieito (présentée l’an passé à Mannheim ). Très différents l’un de l’autre, ces spectacles ont un commun d’avoir réduit les passages parlés pour mieux rythmer la partition, celle de Bieito insistant davantage sur la précarité de Séverin et ses amis, de même que Fennimore (« je suis la pauvre parente qui des autres dépend » comme la présente le livret), tout en soulignant la féroce compétition entre classes sociales.

Le metteur en scène allemand Ersan Mondtag choisit un angle radicalement différent en montrant comment la pièce serait montée en 2033, pour le centième anniversaire de sa création, par une troupe de comédiens hauts en couleur. L’extrême droite est alors en passe de prendre le pouvoir, en un parallèle saisissant avec le contexte de 1933 (les nazis interdisent rapidement le spectacle, avant de pousser les deux auteurs à l’exil). D’où l’agitation extrême des protagonistes dans les scènes de « théâtre dans le théâtre », par ailleurs divisés quant à la direction artistique que celui‑ci doit prendre. Il en ressort autant un récit plus nerveux et inattendu, que des choix visuels complètement déjantés pour les décors et costumes, dont on laissera la surprise au spectateur.

Le spectacle bénéficie de la présence du comédien Benny Claessens (Olim), qui occupait déjà ce même rôle en Flandres. Renommé dans son pays comme en Allemagne, l’Anversois n’a rien perdu de son aplomb souvent dévastateur, il est vrai aidé par une maîtrise quasi parfaite du français. Passablement épuisé à la fin de spectacle, le comédien ne ménage pas l’énergie qui le caractérise, aux nombreuses provocations. Sa composition de folle hystérique permet d’assumer d’emblée la relation de couple avec son protégé Séverin, en lien avec les intentions à peine voilées du livret, donnant au spectacle une coloration queer très poussée. Son partenaire, Joël Terrin (Séverin), se prête au jeu sans sourciller sur les outrances demandées, mettant en valeur sa plastique dans toutes les positions possibles. Si ses qualités de comédien sonnent justes, on est surtout séduit par sa prestation vocale de grande classe, entre beauté du timbre et facilité d’articulation et de projection, donnant à chacune de ses interventions une présence féline et finalement touchante.

Fennimore est doublement interprété : la voix un rien trop puissante d’Ava Dodd touche peu à peu au but, mais on lui préfère la déjantée et malicieuse Anne‑Elodie Sorlin, malgré quelques décalages avec l’orchestre dans son unique passage chanté. Nicola Beller Carbone donne à sa Frau von Luber toute la perversité attendue, tandis que James Kryshak se distingue par sa présence mordante. Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur de l’événement, particulièrement le verbe aussi assuré que sonore du jeune comédien Yanis Bouferrache.

Dans la fosse, une autre jeune pousse se distingue en la personne de Gaetano Lo Coco (27 ans) : l’assise rythmique d’une précision redoutable s’épanouit à merveille dans l’ouverture, même si le chef italien se montre ensuite trop lisse dans les passages plus mélancoliques, y compris le finale un rien extérieur ici. On regrette également le choix de faire chanter le chœur en coulisses, ce qui le contraint à un son étouffé et lointain. En dehors de ces quelques réserves, le spectacle touche au cœur par sa capacité à surprendre jusque dans les dernières scènes, sans jamais trahir les intentions de ses auteurs, Kaiser en tête. Bravo !

samedi 13 avril 2024

Concert de l'Orchestre philharmonique de Radio France - Mikko Franck - Maison de la Radio - 12/04/2024

Mikko Franck

Directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Radio France depuis 2015, le Finlandais Mikko Franck (né en 1979) dirige l’intégrale des symphonies de son compatriote Jean Sibelius, en trois soirées d’affilée. L’ensemble des instrumentistes de la formation parisienne est convié en roulement pour fêter l’événement, qui s’achève en apothéose pour un dernier concert dédiés aux trois ultimes symphonies.

Dans quel ordre faut-il jouer les symphonies de Jean Sibelius (1865-1957) ? Cette question légitime a été directement posée au compositeur en 1932 par le chef russo-américain Serge Koussevitzky, qui s’apprête alors à réaliser le tout premier cycle intégral en concert, à Boston. Si l’ordre chronologique est préféré par Sibelius sur la suggestion de Koussevitzky, ce dernier espère surtout profiter du cycle pour s’offrir la création mondiale de la Symphonie n° 8, alors en gestation. Cet ultime opus ne sera jamais achevé par Sibelius, comme le décrit Marc Vignal en un sens du détail passionnant, proche d’une enquête policière, dans sa biographie consacrée au compositeur (Fayard, 2004).

Des atermoiements semblables ont jalonné la longue gestation de la Symphonie n° 5 (1919), qui a connu deux versions primitives en 1915 et 1916, toutes créés en présence du compositeur. La version en quatre mouvements de 1915 a heureusement pu être préservée et témoigne de sa proximité avec le style moderniste de la Symphonie n° 4, dont quelques passages fascinants de flottement tonal. Plusieurs fois enregistrée au disque, cette première mouture est à connaître absolument, tant elle diffère de la version définitive de 1919, préférée ici par Mikko Franck. L’ancien élève de Jorma Panula cherche d’emblée à éviter tout sentimentalisme, autant par son rythme allant que sa volonté de lisibilité et d’équilibre entre les pupitres. On perd là toutefois quelques aspects dramatiques de l’ouvrage, un rien séquentiel dans cette battue, au profit d’une vision analytique parfois fascinante dans certains passages suspendus. Les tutti sont plus appuyés en contraste, avec des accélérations qui voient le chef se lever de son siège, en faisant mine de chantonner la mélodie principale, comme jadis Sergiu Celibidache. Dans cette optique, le dernier mouvement plus structuré au niveau mélodique apparait plus réussi, sans verser dans la grandiloquence ou le lyrisme.

Après l’entracte, la Symphonie n° 6 (1923) fait jaillir les sonorités diaphanes de ses textures entremêlées en une souplesse aérienne, sous la baguette féline de Mikko Franck. Le chef est ici plus à son avantage, en un style sans ostentation et d’une précision redoutable, notamment en fin de premier mouvement, aux silences ostensiblement marqués. « L’eau pure » décrite par Sibelius ne s’écoule pas sans nuages, ce que confirment les sonorités parfois morbides recherchées à la harpe ou à la clarinette basse. Si Franck se montre plus généreux pour faire chanter ses pupitres de cordes à l’unisson (les violoncelles surtout), il n’évite pas quelques raideurs au II, avant de se ressaisir dans les deux derniers mouvements, d’une hauteur de vue sidérante de clarté, entre excellence des vents et cordes volontairement dépouillés. Seuls les cors un rien trop sonores viennent quelque peu gâcher la fête, de même que des verdeurs audibles dans la Symphonie n° 7 (1924), qui suit.

En dehors de cette réserve, l’ensemble des instrumentistes se montrent à la hauteur de la lecture tout en relief de Mikko Franck, qui s’éloigne de l’épure en legato préférée par un Karajan, par exemple. En maitre des transitions, le chef finlandais est ici en son jardin, en se jouant des multiples changements d’atmosphère, sans surcharger le propos. De quoi achever ce cycle par un triomphe public mérité et nous laisser espérer (qui sait ?) une intégrale des poèmes symphoniques de Sibelius : un jardin secret cultivé par le compositeur tout au long de sa carrière, à bien des égards tout aussi passionnant que ses symphonies.

jeudi 11 avril 2024

« Médée » de Marc-Antoine Charpentier - David McVicar - Opéra Garnier à Paris - 10/04/2024

Après Jules César de Haendel en début d'année, l’Opéra National de Paris poursuit son exploration de l’héritage baroque en s’intéressant à la figure du Français Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) : principalement renommé pour sa considérable et passionnante production religieuse, ce parfait contemporain de Lully a dû attendre la mort de son rival pour pouvoir s’exprimer sur la plus illustre de nos scènes nationales, avec son unique opéra, Médée (1693).

Personnage fascinant à plus d’un titre, Marc-Antoine Charpentier reste associé à la figure de Lully, même si sa musique plus expressive a su annoncer en maints endroits les audaces de Rameau. Avec Médée, Charpentier est au fait de ses moyens, en se fondant dans le moule déclamatoire lullyste, sans effets appuyés, à quelques exceptions près. Avec les effets magiques dévolues au rôle-titre, portés notamment par les bourrasques venteuses de l’éoliphone, on retient les troubles agités dans les graves de la scène de l’invocation aux esprits au III ou encore les majestueuses entrées cuivrées de Créon et Oronte pour affirmer leur ascendance royale (dans l’esprit du fameux prélude du Te Deum H. 146, qui sert de générique à l’Eurovision).

En dehors de ces scènes volontiers spectaculaires, on se délecte de l’harmonie doucereuse des vers de Thomas Corneille (frère de Pierre), l’un des plus célèbres librettistes de son temps, malgré une action réduite aux enjeux amoureux entre les personnages : à ce titre, il faut pouvoir réunir des interprètes à la hauteur de la prononciation attendue du français, à même de valoriser cet ouvrage à mi-chemin entre théâtre et opéra. C’est bien là tout le prix de l’admirable distribution réunie par l’Opéra de Paris, qui séduit jusque dans le moindre second rôle. Ainsi de la solide Emmanuelle de Negri (Nérine), qui s’impose par son naturel d’émission, avec un timbre velouté, de même que la pétillante Élodie Fonnard (Cléone), d’une facilité déconcertante sur toute la tessiture. On attendait beaucoup de Lea Desandre (Médée) et on n’a pas été déçu : l’ancienne élève de William Christie et Véronique Gens, notamment, domine la distribution par sa capacité à modeler chaque syllabe au service du sens, apportant une hauteur de vue bienvenue à son interprétation. Sa frêle silhouette donne à voir une Médée plus fragile en première partie, avant de se révéler ensuite dans les noirceurs de son rôle. Desandre sait aussi se mêler aux danseuses pour interpréter une ronde des esprits saisissante de félinité gracieuse, bien loin de la Médée plus animale d’Anna Caterina Antonacci, à Genève en 2019.

Léa Desandre

A ses côtés, Reinoud Van Mechelen (Jason) tutoie les hauteurs de la tessiture avec bonheur, même si l’émission parait un peu nouée au début, au détriment d’une expression plus charnue. Sa diction irréprochable et son aplomb scénique constituent toutefois ses grands atouts, à l’instar de Laurent Naouri (Créon), qui fait ainsi oublier un timbre fatigué dans l’aigu, quelque peu criard en dernière partie. Malgré une projection un rien plus modeste en comparaison, Ana Vieira Leite s’impose en Créuse, entre souplesse d’articulation et phrasés lumineux. Enfin, Gordon Bintner (Oronte) maitrise toutes les difficultés de son rôle à force de mordant en pleine voix, parfois plus nasal dans les parties déclamatoires.

Manifestement ravi par la soirée au moment des saluts, William Christie démontre qu’il n’a rien perdu de la flamme qui l’habite : en spécialiste reconnu d’un opéra qu’il a défendu tout au long de sa carrière, du premier enregistrement discographique mondial en 1984 à la production scénique de l’Opéra-Comique en 1993, le chef franco-américain se montre attentif à la mise en valeur de la clarté de l’articulation, avec des accélérations excitantes dans les fins de ritournelles orchestrales.

Après Londres et Genève, on retrouve la mise en scène haute en couleurs de David McVicar, qui cherche à muscler l’action par une inventivité visuelle constante, entre splendeurs des costumes et éclairages variés, souvent portée par l’apport aérien des danseurs. Ces derniers surprennent par leurs envolées volontairement décalées, proche d’un esprit glamour et cabaret. Si McVicar en fait parfois un peu trop, notamment dans la scène très agitée des esprits, on se délecte de sa capacité à faire vivre d’une multitude de détails savoureux sa transposition au temps de la Deuxième Guerre mondiale : du cocktail mondain célébrant la victoire militaire à la soirée coquine orchestrée par un maitre de cérémonie malicieux (l’Amour), tout concourt à mettre en relief les autres scènes, plus intimistes en contraste. Quelques clins d’oeil viennent aussi apporter davantage de consistance dramatique aux personnages secondaires, tels que les deux chanteurs corinthiens unis par une attirance aussi irrésistible que réciproque : de quoi faire vivre ce spectacle enlevé et coloré d’une multitude de saynètes savoureuses, autour de l’excellence des interprètes.

lundi 1 avril 2024

« La Fille du Far West » de Giacomo Puccini - Tatjana Gürbaca - Opéra de Lyon - 31/03/2024

A l’instar de sa création tardive à l’Opéra de Paris voilà dix ans, La Fille du Far West (1910) trouve enfin le chemin des planches à Lyon : de quoi mettre en valeur cet ouvrage de la maturité de Puccini, qui souffre de la faiblesse de son livret, aux accents mélodramatiques moins subtils que son modèle à peine avoué, Tosca. Pour autant, le compositeur italien séduit toujours autant par son inspiration mélodique au souffle éperdu dans les scènes dramatiques, comme sa capacité à nous plonger dans l’atmosphère douce‑amère, baignée de nostalgie, de ces mineurs privés de tout, sauf du fantasme des mirages d’une richesse fulgurante.

Ca n’est pas le moindre des mérites de la mise en scène de Tatjana Gürbaca que d’insister d’emblée sur la communauté de destin de ces chercheurs d’or, tous groupés autour de Minnie, une figure fédératrice, entre mère et Madone. La proximité physique serrée entre les protagonistes s’épanouit dans un décor minimaliste, où le bar de l’héroïne se devine derrière les lignes cubistes du décor. Réalisme et volonté d’épure se marient tout du long du spectacle avec bonheur, notamment lorsque plusieurs cordes de gibet surgissent des hauteurs comme autant de menaces implacables pour l’imposteur Jack. Même si elle dénie à son héroïne tout désir de maternité (contrairement aux allusions de Lydia Steier à Berlin en 2022), Gürbaca colle au plus près du récit initiatique de Minnie par l’évolution de son allure, de la singularité dorée et asexuée de sa première tenue, à la simplicité plus dépouillée des scènes amoureuses intimistes, avant la transfiguration finale en cow‑boy finalement plus viril que ses comparses – Jack Rance en tête. Jusqu’au bout, la faiblesse de caractère du shérif est montrée, des hésitations fébriles entre la facilité d’abattre ses ennemis à celle de mettre fin à ses jours. Voilà encore une nouvelle réussite de la metteuse en scène allemande, décidément inspiré par la finesse psychologique des huis‑clos, à l’instar de Kátia Kabanová de Janácek à Genève (voir ici).

Comme la veille dans La Dame de pique, Daniele Rustioni empoigne ses troupes de toute son énergie, au service de vifs tempi : il faut l’entendre rugir dès les premières notes de l’ouvrage, imposant d’emblée la concentration sur les rudesses des conditions de vie des pionniers de la conquête de l’Ouest américain. Comme à son habitude, Rustioni sait aussi s’assagir pour faire ressortir les couleurs des scènes plus intériorisées, sans jamais perdre de vue l’élan narratif d’ensemble. Comment ne pas admirer, aussi, son geste toujours attentif aux superbes chœurs masculins de l’Opéra de Lyon, très touchants tout du long ?

On le sait, cet ouvrage repose avant tout sur les trois rôles principaux, dont celui de Minnie, particulièrement redoutable vocalement, confié ici à Chiara Isotton. On se réjouit de pouvoir enfin découvrir cette chanteuse italienne souvent entendue à la Scala de Milan (notamment tout récemment dans L’amore dei tre re d’Italo Montemezzi), qui affronte crânement les sauts de registres périlleux. Son aplomb tranchant sait aussi se faire plus subtil dans le médium, bien tenu. A ses côtés, Claudio Sgura compose un Jack Rance plus monolithique, parfois en difficulté dans les passages rapides. L’essentiel est là, mais on attendait davantage de brillant et d’éclat de la part de ce spécialiste du rôle. Plus réussie est la composition de Riccardo Massi (Dick Johnson), qui impose une noirceur bienvenue à son rôle, entre timbre rêche et articulation vénéneuse.

dimanche 31 mars 2024

« La Dame de pique » de Piotr Ilyitch Tchaïkovski - Timofeï Kouliabine - Opéra de Lyon - 30/03/2024

Comme chaque année au printemps, le festival d’opéras de Lyon fait dialoguer trois ouvrages sur une thématique originale, cette fois dédiée au jeu de cartes, et plus généralement sur la fascination du public pour ces coups du sort, capables de briser ou glorifier une destinée en un rien de temps. Déjà mise en avant lors du festival Pouchkine en 2008, puis 2010, La Dame de pique (1890) de Tchaïkovski fait son retour dans une nouvelle mise en scène confiée à Timofeï Kouliabine (né en 1984).

Disons-le tout net : il s’agit du spectacle le plus marquant vu depuis le début de l’année, qui donne envie de découvrir plus avant le travail de cet artiste russe, désormais installé en Europe de l’Ouest. En 2019, la critique du conflit guerrier avec l’Ukraine, présente dans son adaptation de Don Pasquale, a en effet conduit à l’annulation immédiate du spectacle donné au Bolchoï : de quoi sonner le glas de ses ambitions en Russie, qui avaient pourtant été récompensées dès 2014 par un Masque d’or (l’équivalent de nos Molières).

Proche des audaces d’un Tcherniakov, aussi bien dans la réalisation visuelle très soignée (splendides éclairages revisités tout du long avec maestria) que dans un enrichissement constant du livret, le travail de Kouliabine consiste à dédoubler l’action en deux tableaux distincts, à plusieurs moments clés de l’ouvrage : dès le début, la Comtesse est ainsi représentée sous les traits de Juna Davitashvili (1949‑2015), une guérisseuse et cartomancienne aux allures de gourou, tandis que la guerre rôde par tous les interstices. Les images d’archives situent le récit dans les années 1980, après l’invasion de l’Afghanistan. Dans ce contexte, Hermann apparaît comme un traumatisé qui ne se remet pas des atrocités de la guerre, conduisant à plusieurs scènes de groupe saisissantes, notamment en fin d’ouvrage.

Parmi les nombreuses trouvailles mises en avant, Kouliabine a la bonne idée de muscler le rôle du Prince, promis initialement à Lisa, pour lui prêter un amant : la scène des adieux entre Hermann et sa promise, ici transposée sur un quai de gare contemporain, voit le Prince quitter en parallèle son prétendant avec une pudeur touchante, notamment lorsqu’ils éludent un dernier baiser en public. Plus généralement, toutes les scènes secondaires chargées de détendre l’atmosphère du drame, souvent dévolues au chœur, trouvent ici une illustration scénique mieux intégrée à l’action, à même d’enrichir le livret écrit par Modeste Tchaïkovski, le plus proche des frères cadets du compositeur.

Tout connaisseur des péripéties initialement prévues se délecte ainsi de l’enrichissement du récit, sans que le profane ne soit pour autant gêné par une lecture au premier degré, également possible. C’est sans doute là la marque des plus grands que de parvenir à une telle synthèse, permettant de satisfaire les goûts des plus curieux, comme des autres. Face à cette mise en scène de haut vol, la direction de Daniele Rustioni se situe sur les mêmes cimes, en embrassant de sa fougue coutumière les envolées de Tchaïkovski, en des verticalités altières. L’attention à la construction des crescendos, comme à la pulsation rythmique des graves (délibérément appuyés), donne beaucoup de relief à l’orchestre, en véritable acteur du drame. Avec des chœurs toujours aussi bien préparés par Benedict Kearns, on tient là un autre atout décisif de la soirée.

Le plateau vocal n’est pas moins impressionnant de classe internationale, jusque dans le moindre second rôle. Ainsi de l’Hermann déchirant de vérité théâtrale de Dmitry Golovnin, à la voix blanche articulée au service d’une parfaite prononciation, de même qu’une très investie Elena Guseva (Lisa), qui brule les planches à force de prises de risques, tout en faisant valoir un instrument puissamment incarné, d’une belle longueur de souffle. Le chant techniquement plus parfait d’Olga Syniakova (Polina, Milovzor) n’offre malheureusement pas les mêmes possibilités du fait de son rôle moins dramatique, à l’instar de celui de la parfaite Elena Zaremba (Comtesse). Les phrasés infinis de nuances de Konstantin Shushakov donnent une hauteur de vue bienvenue à son rôle princier, tandis que Pavel Yankovsky (Comte Tomsky, Zlatogor) montre un côté plus animal dans ses rugosités ravageuses dans les graves.

Après L’Enchanteresse en 2019, l’Opéra de Lyon poursuit donc avec bonheur l’exploration du legs lyrique de Tchaïkovski, qui souffre encore d’un déficit de notoriété par rapport à ses ballets ou symphonies.

lundi 25 mars 2024

« Roméo et Juliette » de Serge Prokofiev - Opéra royal de Wallonie à Liège - 24/03/2024

L’excellent Ballet National Tchèque se produit pour la première fois à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège : un événement fêté par un public enthousiaste, lors de cinq représentations données à guichets fermés.

Disparu tragiquement à seulement 45 ans suite à une intoxication médicamenteuse, le chorégraphe John Cranko (1927-1973) a bâti sa réputation sur le travail réalisé lors de son long mandat à la tête du Ballet de Stuttgart, dont il a fait l’une des compagnies les plus en vues. Peu de temps après son arrivée dans la capitale du Bade-Wurtemberg, le Sud-Africain choisit de consacrer son premier projet d’envergure à Romeo et Juliette de Sergueï Prokofiev, dès 1962 (soit bien avant la création parisienne confiée à Rudolf Noureev, en 1984). Le succès immédiat permet au ballet de Prokofiev d’obtenir une reconnaissance mondiale, bien au-delà des seuls extraits tirés des suites d’orchestre, qui avaient fondé sa réputation au disque comme au concert. Créé en 1938, puis révisé en 1940, ce ballet appartient à la période soviétique de Prokofiev, où le compositeur fait allégeance au régime totalitaire en privilégiant l’ivresse mélodique, parfois à la limite du lyrisme. Loin des audaces rythmiques ravageuses du début des années 1920, incarnées à la fois par la Deuxième symphonie et l’opéra L’Ange de feu, le compositeur se permet de reprendre la célèbre et délicieuse Gavotte de sa Première symphonie (1918), d’inspiration néo-classique.

En compositeur déjà très demandé pour les musiques de film (voir notamment Alexandre Nevski et Ivan le Terrible pour le cinéaste Sergueï Eisenstein), Prokofiev étire ses mélodies majestueuses et tisse des sonorités admirablement variées, en confiant un rôle prépondérant au saxophone ténor. Outre ce plaisir strictement musical, d’une émotion étreignante en dernière partie, le spectacle bénéficie des chorégraphies souvent désopilantes de John Cranko, qui multiplie traits d’humour et de malice pour tirer l’ouvrage vers davantage de légèreté au début : cabrioles et facéties acrobatiques rythment les tribulations amoureuses des trois jeunes soupirants du clan Montaigu, dont Romeo à leur tête. On est bien loin des visions sombres et sérieuses, préférées ailleurs. Dès lors que le tragique entre en scène, avec la mort de Mercutio, le contraste n’en est que plus saisissant, en plongeant les protagonistes dans une agonie inéluctable. Auparavant, l’esprit festif et joyeux du spectacle revisite avec bonheur les danses populaires moyenâgeuses, autour de costumes de toute beauté, entre couleurs mordorées et matières chatoyantes.

Malgré une chute inopinée lors d’une scène secondaire au début, la Juliette incarnée par Alina Nanu séduit par ses déplacements aériens, en une grâce diaphane. Quasiment sur scène pendant toute la représentation, le Roméo de Paul Irmatov touche au but par son mélange de fragilité et de sensualité, en une solidité technique jamais prise en défaut. A ses côtés, Matěj Šust compose un irrésistible Mercutio jusque dans son combat final, où il se moque de son adversaire avec autant d’espièglerie que de brio. Enfin, le chef Václav Zahradník impressionne par la concentration qu’il impose aux instrumentistes liégeois dès le début de la soirée, entre tempi étirés et savamment étagés, au bénéfice de sonorités d’une épaisseur enveloppante, qui ne versent jamais dans un lyrisme excessif. Une très belle soirée, à tous points de vue !

dimanche 24 mars 2024

« Nostalgia » d'après Giuseppe Verdi - Théâtre royal de La Monnaie à Bruxelles - 23/03/2024

Nostalgia, la deuxième partie du diptyque des extraits d’opéras de jeunesse de Verdi, se déroule cette fois quarante ans après la révolution avortée de 1968 : meilleur que le premier volet, ce spectacle plus ramassé reste toutefois en-deça des attentes, du fait de la faiblesse de ses enjeux dramatiques, trop orientés vers le sentimentalisme.

 La déception du premier volet venait de son histoire trop simpliste, centrée sans consistance psychologique sur les tribulations amoureuses de ses protagonistes. La deuxième poursuit dans cette optique, en restant à la surface des questions de fond soulevées : comment affronter une mémoire collective hétérogène ? Comment survivre à la trahison de ses idéaux ? Comment poursuivre le combat dans une société de plus en plus individualiste ?

C’est là le principal écueil de ce diptyque qui place avant tout le plaisir musical de l’exploration de nombreuses raretés, au détriment d’un récit et de dialogues plus ambitieux. Quarante ans ont ainsi passé depuis l’attentat suicide provoqué par Laura à la fin de Rivoluzione : les protagonistes de l’époque évoquent leurs souvenirs divergents sur les causes de ce drame, tandis que la jeune Virginia recherche son père parmi eux. Les convictions d’hier ont parfois laissé place aux compromis et aux désillusions, sur fond de vernissage arty mené par la maîtresse de cérémonie Donatella, séductrice affairée à la seule réussite de ses projets.

Le spectacle bénéficie de sa durée plus courte (1h50 sans entracte) en imposant la concentration sur le huis-clos dans un décor unique. Comme la veille, les vidéos viennent rythmer le récit en le faisant avancer de ses révélations un rien aguicheuses, à l’image de la piquante Donatella, à la langue de vipère acérée. On flirte ainsi plusieurs fois avec le soap opéra, même si certaines trouvailles (comme le fantôme de Laura en violoniste soufflant sur les braises de sa vie brisée, en fin d’opéra) viennent compenser ces quelques facilités. 


Les danseurs de rue se font cette fois plus discrets, en une présence toujours plus décorative, tandis que le chœur est relégué en coulisses ou sur les loges de côté, notamment lors de l’éclatement bruyant de l’immense sculpture contemporaine en forme de barricade, pour le final dédié au célèbre Va, pensiero.

Le plaisir reste avant tout musical, du fait de la direction toujours aussi inspirée de Carlo Goldstein, attentif autant à l’articulation qu’aux nuances, le tout admirablement coloré par l’Orchestre symphonique de la Monnaie. Là encore, les interprètes féminines dominent, notamment la rescapée de la soirée précédente, Gabriela Legun (Virginia), qu’on aurait souhaité entendre dans un rôle plus développé encore pour se délecter de son brio vocal.

Très investie dans les aspects dramatiques de son rôle, Helena Dix (Donatella) a davantage de matière en comparaison, ce qui lui permet de faire valoir sa diction millimétrée au service du sens. Si la projection un rien modeste par endroit l’empêche de nous étourdir d’un mordant plus solaire, son interprétation toute de malice et d’engagement reste un des grands moments de la soirée. A ses côtés, Scott Hendricks (Carlo) et Giovanni Battista Parodi (Giuseppe) font valoir une conduite de la ligne très sûre, malgré un timbre trop terne pour l’un comme l’autre.

samedi 23 mars 2024

« Rivoluzione » d'après Giuseppe Verdi - Théâtre royal de La Monnaie à Bruxelles - 22/03/2024

Le théâtre de la Monnaie de Bruxelles explore les raretés verdiennes des années de galère en construisant deux pasticcios qui peuvent se découvrir indépendamment. Le pari musicologique touche au but, mais la soirée consacrée à Rivoluzione déçoit en raison de sa transposition falote autour des conflits politiques et sociaux du printemps 1968.

Belle idée que de faire découvrir la foisonnante période de jeunesse (1838-1850) de Verdi, qui compose alors à un rythme effréné pour asseoir sa réputation au-delà du succès de Nabucco (1842) : pas moins de seize opéras en grande partie méconnus jalonnent ces temps difficiles où dépression et doute assaillent régulièrement le compositeur. Verdi est pourtant déjà au faîte de ses moyens, ce que confirme l’agencement fluide des morceaux réalisé par le chef Carlo Goldstein. Pour autant, le choix de conserver le texte original réduit les possibilités d’une narration plus originale, volontiers détachée des visées patriotiques, malgré l’idée d’une nouvelle histoire placée dans les tourments révolutionnaires de 1968.

Confiée à Krystian Lada, ancien dramaturge à la Monnaie, la première soirée appelée Rivoluzione centre l’action sur quatre étudiants en révolte, auxquels se joint un jeune ouvrier, bourreau des cœurs : les couples se font et se défont au gré des manifestations, tout en s’interrogeant sur les formes que doit prendre la lutte, notamment sur la pertinence du recours à la violence. Les personnages sont pourtant réduits à de simples caricatures dont on peine à s’intéresser à l’évolution. 


Seul le parcours de Laura vers la radicalisation échappe à cet écueil, grâce aux nombreuses vidéos dialoguées qui jalonnent la soirée. Pour autant, on reste déçu par le parti-pris trop consensuel sur la période, qui passe au second plan les enjeux sociétaux et politiques pour se concentrer sur les seuls tourments individuels. Dès lors, les projections de splendides photographies d’archives en noir et blanc, comme des inventifs slogans de l’époque, apparaissent comme autant de vignettes charmantes mais superficielles.

Que dire, aussi, de l’adjonction de danseurs de rue, cantonnés aux mimiques saccadées et au doublonnage hystérique des personnages principaux ? L’écrin visuel est certes soigné, entre éclairages variés (contre-jours aveuglants) et ambiances cauchemardesques (scène de délire de Laura), mais reste assez convenu au niveau de la direction d’acteur sur 3h15 de spectacle.

Heureusement, le plateau apporte beaucoup de satisfactions, particulièrement côté féminin. Ainsi de Nino Machaidze, qui donne à sa Laura toute la puissance de son incarnation, entre timbre corsé et articulation agile. On aime aussi la Cristina de Gabriela Legun, pas moins impressionnante d’intentions, entre technique superlative, longueur de souffle et couleurs. Enea Scala (Carlo) compense une émission parfois un rien métallique par l’emphase de son engagement en pleine voix, au lyrisme dramatique débordant.

Justin Hopkins (Lorenzo) s’impose quant à lui par sa solidité sur toute la tessiture, autour d’une belle résonance, tandis que Vittorio Prato (Giuseppe) assure bien sa partie, malgré un manque de graves et une composition parfois trop timide. Outre l’excellence de chœurs très investis, on se délecte de la direction toute de lisibilité de Carlo Goldstein, qui exalte les sonorités sans jamais céder au spectaculaire.

vendredi 22 mars 2024

« Fausto » de Louise Bertin - Christophe Rousset - Disque Palazzetto Bru Zane


Ces dernières années, on ne peut qu’être impressionné par la curiosité sans cesse approfondie pour l’exploration du répertoire des compositrices, beaucoup plus étendu que celui imaginé de prime abord, du moins pour ce qui concerne le XIXe siècle. Après avoir consacré l’an passé un passionnant coffret de huit disques à vingt et une d’entre elles, le Palazzetto Bru Zane rend cette fois hommage à la figure de Louise Bertin (1805‑1877), amie de Berlioz et Hugo, avec lesquels elle a fait salon à Bièvres, entre autres personnalités. Avec La Esmeralda, Bertin bénéficie d’une adaptation du roman Notre‑Dame de Paris par l’auteur lui‑même, obtenant rien moins qu’une création à l’Opéra de Paris en 1836 : c’est là le point d’orgue, mais aussi la fin de la carrière lyrique de Bertin, que le festival de Montpellier a permis de redécouvrir en 2008, avant un retour au Théâtre des Bouffes du Nord l’année dernière. Au préalable, Louise Bertin avait gravi les échelons un à un avec ses précédents ouvrages, tous sertis de livrets aux fortes ambitions littéraires, depuis Le Loup‑garou (1827) à l’Opéra Comique jusqu’à Fausto (1831) aux Italiens : de quoi se confronter, dans ce dernier ouvrage, à ses rivaux transalpins sur leur terrain, qui plus est dans la langue de Dante.

On se réjouit de pouvoir se découvrir cet ouvrage au disque, après le concert donné au Théâtre des Champs‑Elysées en juin dernier avec les mêmes interprètes. L’adaptation du Faust de Goethe, par la compositrice elle‑même, concentre le drame autour des amours contrariés de Faust et Marguerite. C’est là davantage un semi seria, avec plusieurs intermèdes comiques dans la tradition française de l’époque, couplés à une virtuosité vocale à mi‑chemin entre les exigences italiennes et les derniers ouvrages de Rossini à Paris. Outre des passages plus germaniques de caractère, audibles dès l’Ouverture cuivrée et dus à l’influence de son professeur, Reicha, l’opéra donne une place soutenue aux chœurs, qui rappellent parfois ceux présents dans la défunte tragédie lyrique, encore admirée par Spontini ou Berlioz. On ne peut ainsi qu’admirer la variété de ton et d’atmosphère de la musique de Bertin, qui semble savoir tout faire. Une démonstration à même de prouver qu’elle doit avant tout sa réussite à elle‑même, et non pas au seul soutien de son père, l’un des hommes puissants de son temps, en tant que patron du Journal des débats.

Pour traduire la réussite de cet ouvrage, il fallait aussi des interprètes à la mesure de l’enjeu, ce que sont assurément Les Talens Lyriques et Christophe Rousset : les sonorités des instruments d’époque font merveille dans ce répertoire, qui gagne ainsi en rugosité et en nervosité, s’éloignant des lectures trop doucereuses parfois audibles dans le bel canto. Toute acquise à cette vision, Karine Deshayes déploie dans son rôle de Fausto des trésors d’intensité, sublimés par un instrument toujours ardent et parfaitement projeté. A ses côtés, Karina Gauvin (Margherita) souffre parfois dans les passages rapides, autour d’une émission un rien ampoulée. Mais le velouté de son timbre et l’intelligence des phrasés font oublier ces quelques imperfections, et ce d’autant plus qu’elle est parfaitement épaulée par un Ante Jerkunica (Mefisto) à la présence pénétrante, entre timbre aux graves profonds et facilité d’émission. Tous les seconds rôles, richement distribués, emportent l’adhésion, à l’image du superlatif Chœur de la Radio flamande, très attentif à la diction.

Voilà une nouvelle réussite décisive du Palazzetto Bru Zane, qui n’a pas fini de promener sa curiosité pour nous surprendre, bien loin des sentiers battus. Chaudement recommandé !