vendredi 26 mars 2021

« Ariane et Barbe-Bleue » de Paul Dukas - Alex Ollé/La Fura dels Baus - Opéra de Lyon - 24/03/2021


Comme chaque année à cette période, l’Opéra national de Lyon organise son festival lyrique destiné à mettre en résonance trois ouvrages du répertoire avec l’actualité: place cette fois au Château de Barbe-Bleue de Bartók, à Mélisande d’après Debussy (projet finalement annulé et remplacé par un reportage sur les coulisses de la production) et à Ariane et Barbe-Bleue de Dukas. Toutes les vidéos du festival sont à découvrir gratuitement (hormis Ariane et Barbe-Bleue, à voir en abonnement sur Medici.tv) sur le site de l’Opéra, avec des conférences, lectures et ateliers en lien avec la thématique choisie «Femmes libres?». Dans le contexte brûlant du mouvement #MeToo, Serge Dorny, directeur de l’Opéra jusqu’en septembre, où il partira à Munich, a choisi de faire appel à l’imprévisible troupe de la Fura dels Baus pour démêler les méandres du passionnant livret symboliste d’Ariane et Barbe-Bleue (1901) de Maurice Maeterlinck.

La scénographie splendide d’Alfons Flores nous embarque d’emblée dans l’enfermement mental de l’héroïne, multipliant les motifs géométriques superposés en un labyrinthe de rideaux transparents, avec un jeu sur les éclairages finement varié tout au long de la soirée: l’étroitesse du cadre d’où émerge Ariane évoque ainsi l’horizon réduit à laquelle la destine sa condition de femme. C’est là toute la modernité du livret que de nous plonger dans le parcours initiatique d’Ariane, à la recherche autant d’elle-même que des moyens pour y parvenir – connaissance et liberté, en premier lieu. On retrouve là des thématiques chères au dramaturge belge (qui rappellent l’allégorie de la caverne de Platon), déjà développées dans ses pièces précédentes, Les Aveugles (1890) et Pelléas et Mélisande (1892), notamment.

Si l’action n’évite pas le statisme, du fait d’un récit empli d’ellipses et de non-dits, Alex Ollé parvient à l’enrichir par un coup de théâtre judicieux: à l’issue de l’ouverture de la septième et fatale dernière porte, le labyrinthe disparaît au profit d’une scène de banquet de mariage, bien évidemment dédié aux noces d’Ariane et Barbe-Bleue. Dès lors, la foule devient omniprésente et s’oppose dans sa répartition duale en camps bien distincts: féminin contre masculin. Peu à peu, Ariane gagne en confiance et bâtit une barricade de tables et de chaises assemblées en une superbe réalisation visuelle (là encore), qui lui sert autant de tribune politique pour convaincre ses sœurs que de protection contre la violence paysanne. C’est là l’idée géniale d’Ollé que de transformer la révolte contre le château en un siège contre l’émancipation féminine. Dans ce cadre, Barbe-Bleue semble avant tout sanctionné par ses pairs pour son incapacité à maintenir l’ordre social établi, menacé par les frondeuses. Très réussies, les dernières scènes sont d’une humanité bouleversante, autant dans les ambivalences du désir de vengeance et de pardon pour Barbe-Bleue que dans les déchirements provoqués par le départ d’Ariane, désormais seule mais libérée du carcan sociétal.

Le chef allemand Lothar Koenigs (déjà entendu ici-même dans Le Cercle de craie de Zemlinsky en 2018) irrigue ce déchainement des passions par son geste vigoureux, qui fait ressortir les moindres inflexions du récit, gagnant en souffle dramatique ce qu’il perd en subtilité. On est ainsi souvent plus proche de Richard Strauss que de Debussy, ce qui peut se concevoir, même si le chef couvre immodérément le plateau dans les tutti. Gageons que la captation saura gommer ce problème de balance qui rend plusieurs fois inaudible le rôle-titre, pourtant interprété avec style par Katarina Karnéus. La mezzo-soprano suédoise s’impose par une diction parfaite, doublé d’un beau tempérament dramatique, malheureusement desservie par une émission souvent métallique, notamment dans le suraigu. Rien de tel pour la superlative nourrice d’Anaïk Morel, grande satisfaction de la soirée par son chant vibrant et charnu, qui donne à la première partie de l’ouvrage une densité rarement atteinte. A ses côtés, les quatre sœurs insufflent aussi le meilleur, même si elles sont aussi plusieurs fois couvertes par l’orchestre. De ces petits rôles se détachent les phrasés aussi souples que percutants de la Mélisande d’Hélène Carpentier, tandis que les chœurs assurent bien leur partie par une cohésion d’ensemble du meilleur effet.

mardi 23 mars 2021

« Faust » de Charles Gounod - Tobias Kratzer - Opéra Bastille à Paris - 22/03/2021

Qu’elle fait du bien, cette explosion de joie de l’ensemble des artistes réunis pour la deuxième et dernière représentation de Faust, une fois le rideau tombé ! Quelques minutes plus tôt, la chaleur des applaudissements offerte par le choeur à son chef José Luis Basso avait donné le ton, celui du plaisir retrouvé de partager une même passion commune. On pense évidemment aux autres artistes, partout en France, qui n’ont pas la chance de pouvoir bénéficier de spectacles maintenus du fait d’une captation : dans ce contexte, le travail conjoint de France Musique et France 5 (qui permettra de faire découvrir plus largement cette production dans les tous prochains jours) est plus que jamais nécessaire pour ne pas maintenir les artistes dans l’anonymat désespérant des répétitions ou des représentations données devant une salle vide.

Depuis le début de la pandémie, l’Opéra national de Paris n’a en effet jamais arrêté de répéter ses spectacles, se tenant prêt au cas où soient levées les restrictions imposées aux acteurs du monde culturel. Il faudra encore attendre un peu pour de meilleures nouvelles, mais ne boudons pas notre plaisir de voir le spectacle vivant enregistré dans de telles conditions : pour la représentation filmée, pas moins de trois caméras placées dans l’orchestre permettent de varier les angles de vue, tandis qu’une immense grue amovible s’approche des chanteurs dans les scènes plus intimistes – à l’instar des petits diablotins de Méphisto, caméra à l’épaule, à plusieurs moments. On n’oubliera pas également la petite caméra robotisée qui court le long de la rampe derrière le chef d’orchestre, donnant à voir le visage des instrumentistes en plans rapprochés, là aussi.

Pour ses débuts à l’Opéra national de Paris, le metteur en scène allemand Tobias Kratzer (né en 1980) se joue précisément de tous ces moyens techniques afin d’offrir un spectacle total : les effets vidéo omniprésents, tout autant que la superposition spatiale des points de vue (dans le HLM de Marguerite, aux étages dévoilés peu à peu), apportent de nombreuses surprises visuelles tout au long de la soirée. Toutefois, certaines scènes prêtent à sourire par leur réalisation maladroite, que ce soient le survol de Paris dans les airs ou la course à chevaux des deux protagonistes masculins principaux, tandis que la direction d’acteur se montre un peu lâche : gageons que ces imperfections seront gommées par la réalisation vidéo, grâce aux gros plans sur les visages, notamment.

Chantre du Regietheater acclamé Outre-Rhin, Tobias Kratzer a fait ses débuts à Bayreuth voilà trois ans (avec Tannhäuser dirigé par Valery Gergiev), peu après ses premiers pas en France, à Lyon, avec Guillaume Tell. On retrouve le goût du metteur en scène pour une transposition radicale contemporaine, faisant fi des aspects comiques ou guerriers, présents dans cet ouvrage composite, pour se concentrer sur le double destin tragique de Faust et Marguerite. De même, les aspects religieux sont minorés au profit d’une interprétation plus actuelle, en lien avec les tourments psychologiques des deux héros, dont Méphisto ne représenterait que la mauvaise conscience. La scénographie en forme de miroir, nous plonge habilement dans l’horizon étriqué de Marguerite, avec Dame Marthe pour voisine de promiscuité. Kratzer concentre ainsi notre attention sur le fossé social qui sépare le docteur Faust et son appartement classieux à Marguerite et son environnement HLM peu ragoutant.

Déjà, en 2015 à Karlsruhe, Kratzer avait fait écho aux banlieues françaises récemment embrasées, à l’occasion d’une production du Prophète de Meyerbeer : son attention se porte cette fois sur les légendes urbaines et la violence sociale qui précipitent le destin de Marguerite, fille-mère infanticide. La scène où Méphisto la terrorise dans une rame de métro est certainement la plus intense de la soirée, tant l’effet d’oppression rappelle les plus grandes scènes du genre (notamment celles imaginées par Brian de Palma dans ses films Pulsions ou Blow out). Dans cette optique réaliste, le pardon divin final ne peut servir de pirouette heureuse, Marguerite s’effondrant en larmes devant le désastre d’une vie ratée. On notera enfin plusieurs bonnes idées, comme l’enrichissement du rôle du dévoué Siébel ou l’apparition alternative du Faust âgé à plusieurs moments clés du récit.


Face à cette mise en scène cohérente dans ses partis-pris, la direction musicale de Lorenzo Viotti (né en 1990) étire les tempi dans les passages lents, en sculptant les phrasés avec une attention inouïe aux détails – le contraste n’en est que plus grand dans les parties enlevées au rythme endiablé, mais jamais appuyé, le tout sans vibrato. Le jeune chef suisse en oublie parfois le plateau, n’évitant pas quelques décalages (avec les choeurs notamment) : un enthousiasme doublé d’une vision qui font assurément de ce chef l’un des plus prometteurs de sa génération. L’Opéra d’Amsterdam ne s’y est d’ailleurs pas trompé en le nommant chef principal à partir de la saison 2021/2022, tandis que l’Opéra national de Paris l’avait déjà accueilli en 2019 dans Carmen.

Sur le plateau, Benjamin Bernheim épouse admirablement cette lecture par sa ligne de chant souple et naturelle, d’une sureté de diction éloquente dans l’art des transitions, même si on l’aimerait plus dramatique par endroit. Moins éclatant dans la projection vocale, Christian Van Horn fait valoir des accents cuivrés en lien avec la morgue de son personnage. S’il sait se faire séduisant, ce Méphisto manque toutefois de noirceur, faute de graves moins opulents qu’attendus. On pourra faire le même reproche au Valentin de Florian Sempey qui emporte toutefois l’adhésion par son style et sa technique parfaites, tandis qu’Ermonela Jaho déçoit dans les passages de demi-caractère, où son médium peine à franchir l’orchestre. La soprano albanaise se rattrape dans les parties plus enlevées, mais il n’en reste pas moins que le rôle ne lui convient guère. Déception, aussi, pour le Siebel, maladroitement incarné par une Michèle Losier en difficulté dans les accélérations, avec une élocution incompréhensible. Quel plaisir, en revanche de retrouver la toujours exemplaire Sylvie Brunet-Grupposo, capable de convaincre y compris dans le rôle aussi court de Dame Marthe.

lundi 22 mars 2021

Trios pour piano de Beethoven - Trio Sōra - Disque Naïve

En cette année de célébration du deux cent cinquantième anniversaire de la naissance de Beethoven, le Trio Sōra a eu la bonne idée de se pencher sur la musique de chambre du «Grand Mogol», surnom donné par Haydn à son élève turbulent entre 1792 et 1794. Fondé en 2015 par des diplômées du Conservatoire national de Paris, le Trio Sōra a choisi pour son premier disque de graver l’intégrale des trios pour piano avec numéro d’opus, ce qui exclut le Trio de jeunesse de 1791 (probablement composé pour obtenir les leçons auprès de Haydn), tout comme le Trio pour piano, clarinette et violoncelle, opus 11 (1798), dont la partie de clarinette peut être remplacée par le violon. Les trois disques de ce coffret nous donnent ainsi à voir toute l’étendue de l’évolution stylistique de Beethoven entre les tout premiers trios, publié en 1795 alors qu’il est encore élève de Salieri et Albrechtsberger, et le dernier dédié à l’Archiduc en 1811 – à juste titre le plus connu du corpus.

Le Premier Trio nous emporte d’emblée dans la fougue communicative des interprètes, qui se saisissent de l’élan haydnien en un mélange de légèreté et de toucher sans vibrato, avec des tempi vifs (dans les mouvements extérieurs). On sent déjà le versant péremptoire d’un compositeur alors plus connu comme virtuose du piano, tandis que le mouvement lent laisse entrevoir une atmosphère plus recueillie, avec un jeu sur les nuances et de belles couleurs. Félins et malicieux, les phrasés du Trio Sōra sont un régal d’intelligence narrative sans ostentation, tandis que le Scherzo qui suit apporte davantage de fraîcheur, et ce malgré les accords plaqués volontairement abrupts. La variété des accents surprend dans le dernier mouvement à la mélodie entêtante, qui rappelle là encore Haydn dans l’expression rythmique étourdissante: volontiers brutale dans les tutti, l’exacerbation des passions virevolte avec bonheur entre les instruments, révélant le tempérament déjà bien affirmé de Beethoven.

Le style tout en contrastes des Sōra fonctionne moins bien dans le Deuxième Trio, à l’écriture plus déliée, même si on se délecte des couleurs grinçantes aux cordes. On retrouve l’énergie et les ruptures sèches bienvenues dans l’éclatant Troisième Trio, à la mélodie immédiatement prenante: plus tragique, le mouvement initial est contrasté avec un Andante que les interprètes abordent avec un esprit d’apaisement aux allures nonchalantes, comme s’il était improvisé. Les deux trios suivants de l’Opus 70, composés dans la foulée de la Sixième Symphonie en 1808, montrent un Beethoven tout aussi sanguin, mais sans doute moins inspiré par une virtuosité qui tourne parfois à vide. Le Trio Sōra poursuit sa lecture dynamique en un élan qui sait se régaler des atmosphères plus méditatives entre les tutti, évoquant ainsi les délicatesses de Schubert.

C’est toutefois le sommet du cycle, le dernier et Septième Trio (1811), qui surprend par son début abordé avec une sérénité et une sensibilité à fleur de peau, apportant un éclairage de douceur inattendu: le piano volontairement en retrait laisse la part belle à ses comparses, en un esprit chambriste bien éloigné des cathédrales romantiques souvent à l’œuvre ici. La légèreté domine, tout particulièrement dans un Andante aux phrasés à la limite du murmure, comme un quasi-renoncement. Le Presto conclusif poursuit sur ces variétés en clair-obscur, avec des nuances qui mettent en valeur les couleurs des instruments, et des tutti plus secs en contraste. Cette lecture vivifiante et toujours très personnelle, à l’image des enregistrements réunis sur ce coffret, est vivement recommandable.

mardi 16 mars 2021

« Tyrannic love » de Henry Purcell - Louis-Noël Bestion de Camboulas - Disque Alpha

Où s’arrêtera-t-il? Voilà la question que l’on se pose à chaque nouvelle réussite discographique du jeune chef français Louis-Noël Bestion de Camboulas (né en 1989). Non pas que l’on souhaite le voir trébucher, bien au contraire, mais l’on reste admiratif de cette succession de projets au niveau artistique éloquent, autant sa participation à un disque de musique française (Aparté, 2019) que les disques dédiés à Destouches, déjà avec l’ensemble Les Surprises, parus chez Ambronay Editions, Les Eléments (2019) et Issé (2020).

Ne vous laissez pas arrêter au titre en apparence racoleur de ce nouveau disque, qui regroupe des airs et morceaux symphoniques écrits pour le théâtre, tous dus à Purcell et ses contemporains. Camboulas ne fait en effet que reprendre l’un d’entre eux, Tyrannic Love, parce qu’il est représentatif du kaléidoscope des passions humaines, admirablement variées par les choix opérés ici. Mais bien davantage que cette superbe anthologie, entre alternance de panache et d’apaisement, c’est bien la qualité artistique de l’interprétation qui pénètre d’emblée l’auditeur: autant la mise en valeur de l’articulation et des couleurs que l’attention au sens des mots, en une prosodie volontairement rugueuse par endroits, sont un régal de chaque instant.

La soprano Eugénie Lefebvre et le baryton Etienne Bazola se jouent aisément des contrastes de ce programme, que ce soit en tant que soliste ou en duo, tandis que la prise de son à la précision superlative n’est pas pour rien dans ce bonheur partagé, à même de nous permettre de découvrir les délices de ce répertoire méconnu.

lundi 15 mars 2021

« Le Tour d’écrou » de Benjamin Britten - Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris - 12/03/2021

Comme chaque année, le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris donne à ses élèves en fin de cycle l’occasion de se confronter sur scène lors d’une production lyrique d’un ouvrage majeur du répertoire. Après Le Monde de la lune de Haydn en 2019, place cette fois au chef-d’œuvre de la maturité de Britten, Le Tour d’écrou (1954). L’opéra de chambre du maître anglais se montre on ne plus adapté en ces temps de pandémie, puisqu’il ne requiert que treize solistes dans la fosse, donnant la part belle aux vents, en une instrumentation étourdissante d’inventivité. L’adaptation très fidèle de la nouvelle éponyme de Henry James tire parti des non-dits et des ambiguïtés entre le monde de l’enfance et des adultes, à même d’inspirer un compositeur au sommet de son art. Les ambiances fantastiques et fantomatiques de James résonneront à nouveau en 1972, à l’occasion de l’avant-dernier opéra de Britten, Owen Wingrave, un bijou noir plus sombre encore que Le Tour d’écrou (voir la réunion de ces deux ouvrages lors d’une production toulousaine en 2014).

On pourra regretter que la direction franche et virile d’Alexander Briger, à la tête d’un excellent Orchestre du Conservatoire de Paris, oublie par trop les subtilités des enchevêtrements de timbres des passages morbides, privilégiant l’éclat du récit dramatique. On note ainsi une propension à faire sonner un peu fort sa formation dans les tutti, s’adaptant peu à une salle très sonore avec le public réduit. Gageons que la captation audiovisuelle saura gommer ces imperfections.

Sur le plateau, certains interprètes se laissent aussi aller au piège de cette acoustique, tout particulièrement le narrateur de Thomas Ricart, impressionnant de puissance, mais qui manque de souplesse dans les changements de registre. De même, Léo Vermot Desroches en fait un peu trop dans la démonstration vocale, oubliant la dimension séductrice de Peter Quint pour ne retenir que sa face inquiétante. Dans le rôle principal, Clarisse Dalles (La Gouvernante) multiplie quant à elle les stridences disgracieuses dans le suraigu, souvent arrachés dans les accélérations. L’étendue de sa tessiture est manifestement en cause, tant le reste de sa prestation donne à entendre une chanteuse sûre de ses moyens, par ailleurs dotée d’un beau tempérament dramatique.

On lui préfère la Mrs Grose de Lucie Peyramaure, qui lui vole la vedette par sa maîtrise technique superlative et l’élégance de ses phrasés, au service d’un timbre superbe de noirceur. On aime aussi, pour les mêmes raisons, la Miss Jessel de Parveen Savart, à qu’il ne manque qu’un rien de folie pour nous embarquer plus encore dans son rôle trouble, tandis que les enfants (élèves du Conservatoire à rayonnement régional de Paris) brillent tous deux au niveau vocal, même si on note un déséquilibre entre un Miles plus timide sur scène face à une Flora plus affirmée.

On mentionnera enfin la mise en scène sobre et élégante de Brigitte Jaques-Wajeman, dont c’est là l’une des rares incursions dans le domaine lyrique (voir notamment son Ernani donné à l’Opéra de Toulouse en 2017). Le décor unique pendant toute la représentation est constitué d’une fenêtre accessible aux seuls fantômes, comme un symbole du monde extérieur que les enfants ne peuvent atteindre. La scène du cimetière est la plus réussie, lorsque les fantômes émergent de la fosse d’orchestre comme deux damnés, avant de se prélasser lascivement sur les tombes. Autant la variété du travail sur les éclairages que les changements à vue des accessoires renouvellent habilement le plateau tout au long de la soirée, en une scrupuleuse fidélité au récit. D’où vient pourtant l’impression d’une mise en scène passe-partout et interchangeable? Peut-être l’absence de risque et de parti pris (hormis une allusion aux assauts nocturnes de Quint dans le lit de Miles) pour cette production de bonne tenue, mais trop prévisible.

dimanche 7 mars 2021

« Les Voyages de l’Amour » de Joseph Bodin de Boismortier - György Vashegyi - Disque Glossa


Le Centre de musique baroque de Versailles et le chef hongrois György Vashegyi poursuivent leur fructueuse collaboration entamée en 2014 avec Isbé de Mondonville, une de leur plus belle réussite, éditée au disque après le concert donné à Budapest en 2016, en s’intéressant cette fois à son contemporain Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755). On se réjouit de retrouver dans ce répertoire la baguette inspirée de Vashegyi, dont le tempérament vigoureux et nerveux met admirablement en valeur les interventions piquantes aux bois. C’est là tout à fait judicieux, tant Boismortier s’en donne à cœur joie pour colorer sa partition et démontrer tout son savoir-faire dans la variété du soutien orchestral, avec plusieurs traits de virtuosité inattendue pour un opéra-ballet. Peut-être est-il moins original dans les parties plus apaisées, un rien redondantes sur la durée. Quoi qu’il en soit, ce compositeur prolifique, souvent critiqué pour son manque de profondeur, démontre dès son premier ouvrage lyrique toute l’étendue de son talent.


L’échec à la création en 1736 lui vaut de réécrire la deuxième entrée (cet enregistrement permet de comparer les deux versions, données à la suite), même si cet effort ne permet pas de sauver l’ouvrage, rapidement oublié. C’est probablement ce qui a contribué au choix du plus grand succès de Boismortier, Don Quichotte (1743), qu’Hervé Niquet a choisi de faire renaître à la fin des années 1990 (voir les reprises récentes du spectacle adapté par Shirley et Dino, données notamment à Metz et Montpellier). Bien éloigné de cet esprit comique, Les Voyages de l’Amour privilégient un ton plus lyrique et tragique, donnant la part belle aux voies féminines.


Malgré quelques aigus difficiles, Chantal Santon Jeffery (l’Amour) tient le rôle principal avec un bel aplomb, portant une attention notable sur la diction. C’est précisément le point faible de Katherine Watson (Zéphire), qui n’évite pas quelques duretés et suraigus arrachés. Elle se rattrape dans l’interprétation, mais on lui préfère grandement le timbre opulent et chaleureux de Judith Van Wanroij (Daphné), tandis que Katia Velletaz dans ses différents petits rôles se démarque par son sens de l’articulation et sa musicalité. Toujours aussi solide, Thomas Dolié n’évite pas une émission un rien engorgée par endroits, mais assure l’essentiel.