jeudi 30 mai 2013

« Les Stigmatisés » de Franz Schreker - Opéra de Cologne - 18/05/2013

À condition d’être un germanophone averti, un voyage en Allemagne s’impose pour entendre l’une des œuvres maîtresses de Schreker, « les Stigmatisés » (« Die Gezeichneten »). À Cologne, la mise en scène de Patrick Kinmonth imagine le héros en tueur en série et pare le drame d’une rare noirceur.




Voilà quelques mois, l’Opéra national du Rhin dévoilait sa production du Son lointain, premier opéra de Franz Schreker (1878-1934) à être représenté sur une scène française. Un évènement rare, tant l’œuvre lyrique du compositeur autrichien est peu jouée en dehors des pays germaniques, et ce malgré sa réelle inspiration musicale qui se joue en virtuose d’influences multiples, de l’opulence wagnérienne au lyrisme vériste, en passant par les délicates subtilités impressionnistes héritées de Debussy. Parmi les villes allemandes qui fondent cette redécouverte constante, Cologne se souvient opportunément qu’elle a soutenu Schreker en accueillant la création de son opéra Irrelohe en 1921, par l’illustre chef d’orchestre Otto Klemperer.
Il n’est donc pas surprenant d’y retrouver à l’affiche un de ses opéras les plus populaires, et ce dans une salle pour le moins surprenante. Depuis la fin de la saison 2009-2010, l’Opéra de Cologne réalise en effet une patiente rénovation de son bâtiment principal de l’Offenbachplatz tout en poursuivant son activité en deux lieux d’accueil provisoires aux charmes bien différents, Le Dom et Le Palladium. Située à deux pas de la célèbre cathédrale, la salle éphémère au confort ultramoderne du Dom accueille le Triptyque de Giacomo Puccini jusqu’au 1er juin 2013, tandis que Le Palladium offre un saisissant décor industriel (façon Ateliers Berthier à Paris) aux Stigmatisés.
Un cadavre parmi les amas de tôle
Sans doute inspiré par les lieux, le metteur en scène Patrick Kinmonth oppose le public en deux tribunes face à face et imagine un décor jonché d’épaves de voiture, que surplombe une cahute minable. Prostré, un homme en bleu de travail gît seul au milieu de la vaste scène puis s’agite au rythme fiévreux de l’ouverture orchestrale, dévoilant un cadavre de femme parmi les amas de tôle. On s’interroge. Est-ce Alviano Salvago, ce noble fortuné, torturé par sa laideur, et créateur d’une île enchanteresse où les plus belles filles de Gênes sont séquestrées ? Est-ce bien l’amoureux transi de la ravissante artiste Carlotta Nardi, fille du podestat ? Bien vite, les partis pris de cette mise en scène brossent le portrait d’un tueur en série, extrapolant bien au-delà du livret original dans la plus pure tradition de la Regietheater.
S’il apporte un étonnement constant par son audace même, cet éclairage bénéficie surtout d’une direction d’acteurs précise et de beaux tableaux chorégraphiés, de la procession onirique des jeunes femmes, bientôt suivies des nobles génois (évoquant l’esprit perturbé du héros), aux magnifiques déplacements du chœur, véritable personnage en soi, lors du dernier acte. Cependant, cette vision réduit par trop le héros à un rôle uniformément noir dont les hésitations psychologiques pour aimer l’inconstante Carlotta Nardi ne sont plus fondées sur sa seule difformité corporelle mais sur sa laideur d’âme.
Pour autant, la composition impressionnante de présence physique de Stefan Vinke dans le rôle d’Alviano Salvago convainc pleinement, tandis que sa partenaire Ingeborg Greiner (Carlotta Nardi), parfois en difficulté dans les aigus, lui oppose un beau tempérament dans la scène où elle lui révèle son amour. Assurément l’un des plus beaux moments de la partition. Tous les nombreux seconds rôles sont parfaits, particulièrement Oliver Zwarg * (dans le rôle du duc) ou Jyrki Korhonen (le podestat). À la tête d’un orchestre du Gürzenich de Cologne ivre de couleurs, Markus Stenz mène l’action tambour battant et épouse l’optique de ce « théâtre de chair » vivement applaudi. 

* Spécialiste de ce répertoire, ayant interprété plusieurs rôles des opéras de Schreker au disque.

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