Il y a des secrets
bien gardés. Déjà plus de dix ans que le metteur en scène britannique
Declan Donnellan, toujours épaulé de son compère
Nick Ormerod à la scénographie, régale les spectateurs du théâtre
de Sceaux dans des interprétations des grands classiques, de Shakespeare
à Tchekhov. Après " la Tempête " en
début d’année, les deux hommes s’attaquent à une œuvre réputée sulfureuse de John Ford, un contemporain de Shakespeare.
Lorsque l’on parle de John Ford, on pense immanquablement au
cinéaste américain spécialiste du western. Beaucoup moins renommé est
son homonyme, auteur en 1626 de son œuvre la plus connue
Dommage qu’elle soit une putain. Une œuvre pourtant traduite par Maurice Maeterlinck à la fin du xixe siècle,
puis portée au
théâtre par Luchino Visconti à Paris dans les années 1960 avec
rien moins que Romy Schneider et Alain Delon. Ces dernières années,
Alain Savary ou Stuart Seide se
sont également frottés à cette œuvre baroque.
Empoisonnement, mutilations, inceste, les péripéties sont
nombreuses autour des deux jumeaux Annabella et Giovanni. Ces deux-là
s’aiment d’un amour impossible mais sincère. Ils osent
s’élever contre le tabou social majeur, révélateur des limites de
l’étendue de notre tolérance, barrière morale ultime difficilement
franchissable. Le couple formé par Jack Gordon et
Lydia Wilson convainc pleinement jusque dans la scène de folie
finale. À leur côté, autour de cette ronde de violence et de fureur, les
personnages secondaires échouent lamentablement dans
leurs projets, tels des pantins maladroits. Soranzo (Jack Hawkins,
parfait), futur mari d’Annabella, reste ainsi l’éternel jouet de son
valet, tout comme sa prétendante déchue Hippolita,
jouée avec une outrance jouissive par une pétillante
Suzanne Burden. Cette dernière volerait presque la vedette à notre
couple d’amoureux ! Le père des jumeaux, Florio (subtil
David Collings), ou le religieux Bonaventura (caricatural
Nyasha Hatendi) sont tout aussi impuissants à empêcher l’issue tragique
de la pièce.
Une mise en scène brillante
Declan Donnellan accompagne les rocambolesques rebondissements au
moyen d’une mise en scène menée tambour battant, où les scènes
s’enchaînent dans un rythme haletant, sans aucune
respiration, avec tous les comédiens utilisés comme éléments de
décor. Seule la dernière partie crépusculaire fait exception, renforçant
ainsi la concentration sur le drame qui se resserre peu
à peu. Donnellan apporte aussi beaucoup de fantaisie grâce à des
tableaux admirablement chorégraphiés, composant des adorations à une
Annabella transformée en Madone ou prenant le contrepied de
la bienséance avec l’entrée du Nonce sur un air de salsa. Avec ses
éclairages expressionnistes souvent rouge vif, son décor immobile sans
cesse revisité par ses comédiens, la mise en scène
virtuose et ludique surprend sans cesse par son inventivité.
Pour autant, malgré toutes ces qualités, ce feu d’artifice
d’effets en tout genre masque souvent la compréhension d’un texte à bien
des égards décevant. Ford multiplie les pistes intéressantes
pour mieux les abandonner, et omet surtout de donner la moindre
épaisseur psychologique à ses personnages. L’an passé aux Amandiers,
Stuart Seide avait ainsi fait le choix de resserrer le
drame autour des jumeaux, supprimant toutes les intrigues
secondaires au profit de l’ajout de poèmes contemporains.
Aux Gémeaux, Donnellan se montre plus respectueux de la complexité
des rebondissements. Mais dans ce destin implacable où tout semble
figé, la seule mise en scène ne peut faire oublier un sujet
de fond superficiellement traité, comme si le parfum de scandale
suffisait à nous contenter. Le sulfureux accouche-t-il nécessairement
d’un chef d’œuvre ? Certainement
pas.
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