À Massy, une excellente production venue d’Arras dévoile l’énigmatique « Tour d’écrou » de Benjamin Britten. Un opéra
au suspens implacable et à la musique ensorcelante.
On s’est parfois demandé à quoi pouvait bien servir de fêter
l’anniversaire de la naissance ou de la mort d’un compositeur largement
connu et reconnu. En 2006, ce fut ainsi au tour de Mozart
d’accuser 250 printemps, offrant ainsi une opportune publicité à
de nombreuses productions qui n’en demandaient pas tant. De même, cette
année, impossible d’échapper au bicentenaire de la
naissance des incontournables Wagner et Verdi, tandis que
Benjamin Britten (1913-1976), leur cadet de cent ans tout juste, ne
recueille visiblement pas les mêmes honneurs (1).
Fort heureusement, la programmation de l’Opéra de Massy se
distingue de celles de ses homologues parisiens en rendant hommage
en 2013 aux trois compositeurs (2), à
commencer par Britten et son huitième opéra le Tour d’écrou.
Le compositeur britannique reste curieusement méconnu du grand public
alors qu’on peut le considérer
comme l’égal d’un Richard Strauss en matière d’opéra. Britten
partage avec lui les mêmes qualités d’orchestrateur virtuose, ainsi
qu’une attention minutieuse dans le choix de ses livrets
d’opéra, qui trouvent souvent leur source dans des adaptations
littéraires, du Billy Budd de Hermann Melville au Mort à Venise
de Thomas Mann, en passant par le Tour d’écrou de Henry James.
Une nouvelle énigmatique
Esthète cultivé amateur de poésie et de littérature, Britten a eu
très tôt une fascination pour cette nouvelle énigmatique de James, aux
interprétations multiples, qui raconte les
difficultés rencontrées par une gouvernante chargée d’assurer
l’éducation de deux jeunes orphelins, Miles et Flora, probablement
hantés par les revenants Peter Quint et
Miss Jessel. Personnage au centre de toutes les attentions, Miles
se retrouve étouffé, telle une vis que l’on resserre, par des tours
d’écrou progressifs qui évoquent l’emprise morale
exercée par les adultes sur le monde de l’enfance. La musique
de Britten, aux infinies subtilités chambristes que révèlent
treize instrumentistes, parvient à un degré d’alchimie avec
l’œuvre originale en refusant tout effet spectaculaire, augmentant
la tension au fur et à mesure dans un climat toujours plus mystérieux.
La belle scénographie épurée d’Alain Lagarde joue avec quelques
éléments de décor, parfois suspendus dans les airs, qui apparaissent et
disparaissent rapidement pour différencier les
courts tableaux. Sur le vaste plateau aux sols aussi sombres que
les murs, les éclairages projetés impriment une forêt inquiétante en
ombre chinoise ou un manoir constitué d’uniques fenêtres
rougeoyantes. L’atmosphère fantastique ainsi créée offre un écrin
captivant à la mise en scène d’Olivier Bénézech qui privilégie
l’interprétation des deux revenants corrupteurs,
révélateurs du monde de l’expérience et chantres de la fin de
l’innocence. Peter Quint rôde ainsi dans la chambre des enfants,
entourant leurs lits fragiles de son chant inquiétant, ou
manipule un Miles réduit au rôle de pantin lorsqu’il joue debout
au piano, dos au public. La scène finale particulièrement réussie voit
le jeune enfant marcher lentement derrière la
gouvernante, tel un félin sûr de lui auprès de sa proie, tandis
que Quint apparaît toujours visible en retrait pour manipuler les fils
de l’action.
Une direction enlevée
La direction enlevée de Jean-Luc Tingaud enflamme cette production
venue d’Arras et reprise au Théâtre de l’Athénée à Paris en 2011, où
les rôles des enfants sont ici tenus
par deux solistes issus de la Maîtrise des Hauts-de-Seine.
Juliette Maes et Théophile Baquet-Gonin offrent une composition scénique
et vocale très convaincante pour
leur jeune âge. À leurs côtés, David Curry (Quint) et
Chantal Santon Jeffery (la gouvernante) imposent un chant radieux, mais
où manquent peut-être quelques aspérités vénéneuses
en rapport avec l’ambiguïté de leurs rôles. Seule la Miss Jessel
de Liisa Viinanen parvient à se montrer réellement inquiétante avec sa
voix aux riches harmoniques, tandis
que Rachel Calloway (Mrs Grose) démontre de réelles qualités
d’actrice malgré une voix légèrement fatiguée.
Dans un suspens digne de Hitchcock, mené par de subtiles allusions aussi bien littéraires que musicales, ce Tour d’écrou
se déploie superbement, offrant un plaisir sans
doute plus intellectuel que réellement physique. Prochain
rendez-vous avec Britten en mars prochain à Colmar (avant Mulhouse
en avril et Strasbourg en juillet) pour
entendre Owen Wingrave, une autre adaptation d’une œuvre de Henry James où il est question de revenants.
1. Les deux chefs-d’œuvre de Britten, Peter Grimes et Billy Budd, ont été joués à l’Opéra Bastille pour la dernière fois respectivement en 2004 et 2010, tandis que l’Opéra Comique présentait de son côté le savoureux Albert Herring en 2009. Enfin, notons l’excellente production du Tour d’écrou, reprise en 2005 au Théâtre des Champs-Élysées avec Mireille Delunsh dans le rôle de la gouvernante.
2. Une « Nuit Wagner » sera ainsi proposée le 28 mars, tandis que l’opéra Nabucco de Verdi sera monté à la mi-avril 2013.
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