mardi 13 décembre 2022

« L’Enchanteresse » de Tchaïkovski - Vasily Barkhatov - Opéra de Francfort - 11/12/2022

 

Donnée pour la première fois à Francfort en cette fin d’année, L’Enchanteresse (1887) semble faire un retour en force sur les planches, après avoir connu sa première en France à Lyon, en 2019. C’est là un événement à ne pas manquer, tant cet ouvrage regorge de beautés, des airs de caractère dévolus à l’héroïne aux duos poignants avec ses soupirants, sans parler des ensembles virtuoses avec le chœur (dont celui a cappella au I, sommet de la partition). Le livret ne se situe malheureusement pas sur les mêmes cimes, étirant en longueur plusieurs scènes de rancœur, tout en multipliant les personnages secondaires peu utiles à l’action. Il aurait été plus judicieux de préférer un huis‑clos ramassé et étouffant pour raconter cette histoire vénéneuse, où un père et son fils en viennent à aimer la même femme, avant que l’épouse bafouée se fasse vengeance par elle‑même, en un final qui n’évite pas les grosses ficelles du mélodrame.

La transposition contemporaine imaginée par Vasily Barkhatov surprend d’emblée par ses ajouts visuels pendant les passages orchestraux, des photos projetées sur le rideau de scène aux saynètes fugitives. Autant de vignettes qui renforcent le caractère des personnages, tous opposés en deux mondes en apparence inconciliables : celui du bar bohème et branché de Nastassia à celui des appartements plus froids et déserts du Prince. L’effervescence populaire au I trouve sa vitalité dans une direction d’acteur dynamique, mais aussi dans l’apparition d’éléments incongrus, tout particulièrement des danseurs grimés de têtes de loup ou des cercueils en forme de poupées russes. Autant d’éléments prémonitoires du devenir funeste de Nastassia, cernée par les dangers de toute sorte, bigots et prédateurs sexuels en tête. Le spectacle prend une ampleur plus surprenante encore au IV, en suggérant le décès de l’héroïne peu avant son empoisonnement : dès lors, Barkhatov la propulse à son propre enterrement, avant de lui faire traverser tous les décors du plateau tournant (coulisses comprises) en une mise en abyme renversante par sa convocation inattendue du merveilleux.


Face à ce travail très imaginatif, à même de muscler un livret bien fastidieux dans ses redondances, le plateau vocal provoque l’enthousiasme, et ce malgré quelques remplacements de dernière minute dus aux virus hivernaux. Ceux‑ci avaient déjà provoqué l’annulation du concert prévu le matin même à l’Alte Oper, organisé pour fêter le deux centième anniversaire de la naissance de Joachim Raff (1822‑1882), avec la programmation de sa rare Troisième Symphonie « Dans la forêt ». La représentation de L’Enchanteresse n’a pas eu à souffrir de l’arrivée en dernière minute d’Elena Manistina, tant s’en faut, du fait de sa parfaite connaissance du rôle de la Princesse Eupraxie Romanovna. Placée sur le côté de la scène pendant qu’une comédienne interprète son rôle sur scène, la chanteuse russe nous régale en effet de ses phrasés fluides et gorgés d’intentions, faisant vivre son personnage d’épouse bafouée d’une vérité tragique bouleversante (à même de faire oublier un timbre attaqué par le poids des années ou quelques suraigus arrachés dans les dernières interventions tranchantes).

La plus grande ovation de la soirée revient sans surprise à Asmik Grigorian (Nastassia), qui relève haut la main le pari de chanter plusieurs soirs de suite, en assurant concomitamment le rôle‑titre de Manon Lescaut de Puccini (voir sa prestation dans la création de cette production en 2019). La Lithuanienne se montre autrement plus convaincante en Enchanteresse, du fait d’un rôle qui colle parfaitement à sa tessiture, ne forçant jamais ses aigus. La maîtrise souveraine des graves, charnus et cuivrés, lui permet de livrer une interprétation d’une grande intensité, jouant tour à tour de son assurance et de ses fragilités, avec d’infinies nuances. Que dire aussi de la performance de Iain MacNeil (Prince Nikita Kourliatev), impressionnant de morgue et d’autorité dans son rôle ! Les phrasés d’une rigueur millimétrée bénéficient d’une longueur de souffle jamais prise en défaut, au service d’un timbre au métal rayonnant de santé. A ses côtés, Frederic Jost impressionne tout autant en Mamyrov, se régalant avec aisance de la noirceur de son personnage. On est plus réservé en revanche sur la prestation, certes fluide, d’Alexander Mikhailov (Prince Youri), mais qui manque d’opulence dans la projection, du fait d’une émission trop resserrée.

Les seconds rôles interprètent bien leur partie (à l’exception de quelques décalages notables pour Alexey Egorov ou Kudaibergen Abildin), à l’image du chœur, très investi, seulement mis en difficulté dans les parties suraiguës, côté féminin. Mais l’atout décisif de la soirée revient sans conteste à la direction aussi narrative que pétillante de Valentin Uryupin, idéale de souplesse pour porter les élans sans ostentation, tout en allégeant sensiblement la masse orchestrale.

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