Achevé à sa mort par l’un de ses élèves, Philipp Jarnach, l’ultime chef‑d’œuvre lyrique de Ferruccio Busoni (1866‑1924), Doktor Faust,
fut créé un an après dans la plupart des grandes villes germaniques, là
même où le Toscan rencontra le succès pendant toute sa carrière,
notamment en tant que pianiste virtuose. On peine à imaginer le lien
avec la musique bien sage de son professeur Reinecke, tant Busoni
surprend par son inspiration imprévisible et captivante, volontiers
impressionniste dans le chevauchement savant des plans sonores, puis
flirtant avec l’atonalisme par petites touches, au service d’un climat
enveloppant et mystérieux.
Egalement auteur du livret, qui embrasse les racines italiennes du mythe
bien au‑delà de Goethe, Busoni privilégie une réflexion initiatique et
philosophique, sans malheureusement éviter un statisme de l’action.
Malgré cet écueil, son instinct dramatique donne une saveur inattendue
aux moindres inflexions musicales, tel un reflet de l’inventivité sans
limite de son inspiration (souvent proche du climat d’urgence d’un
Hindemith) et de la luxuriance de son orchestration : tout amoureux de
l’orchestre doit impérativement connaître cette partition envoûtante,
surtout lorsqu’un magicien des sonorités expressives est à la baguette
en la personne de Cornelius Meister. Le chef allemand est le grand
artisan de la réussite de la soirée, donnant le meilleur de l’excellente
formation locale, entre attention aux nuances et brio aussi vibrant que
frémissant. Un régal !
Dans la vaste salle ultramoderne de 2 000 places (voir ici),
le plateau vocal souffre d’une acoustique froide qui privilégie la
fosse, un rien trop sonore dans les tutti. Spécialiste du rôle‑titre
depuis de nombreuses années,
Dietrich Henschel impressionne par ses qualités d’articulation et sa
force de conviction, mais ne peut toutefois faire oublier un timbre
terne et une projection insuffisante par endroit. Daniel Brenna
(Méphistophélès) ne manque pas de puissance en comparaison, mais peine à
chauffer sa voix blanche dans les suraigus redoutables de la première
partie, étranglés et souvent craqués. Il se rattrape quelque peu par la
suite, mais se montre loin de son meilleur niveau. On lui préfère la
jeunesse de timbre du solide Wagner de Wilhelm Schwinghammer, incarné
avec une technique sans faille, mais qui mériterait une prise de risque
plus affirmée pour nous emporter davantage. Tous les seconds rôles
emportent l’adhésion, autour d’un chœur local impressionnant de ferveur
dans ses différentes interventions, même si la production le cantonne
trop souvent aux coulisses.
La mise en scène de Davide Livermore choisit en effet de mettre en avant
la figure de Busoni, dont l’ensemble des personnages ne représenterait
qu’une des multiples facettes de son tempérament. L’idée est
intéressante, tant elle cherche à éprouver les doutes d’un compositeur
au soir de sa vie, mais se montre trop répétitive, du fait de
l’utilisation des mêmes artifices tout du long, notamment l’agitation du
masque de Busoni par les interprètes. On peut faire le même reproche
aux décors projetés en vidéo de D‑Wok, malgré d’évidentes qualités
plastiques : l’exploration d’une sorte de bunker post‑apocalyptique mêle
la force des éléments aux obsessions de Faust en une virtuosité
spectaculaire, mais peine à se renouveler sur la durée. Seule la scène
des réjouissances du mariage du Duc et de la Duchesse surprend par
l’irruption d’un double du pianiste, grimé en une sorte de faune
assoiffé de sexe. Ces multiples visages de Faust/Busoni permettent de
renouveler quelque peu le propos en animant l’action d’une forme
d’étrangeté, même si le profane peut peiner à bien saisir les quelques
références distillées ici et là, faute d’une connaissance approfondie de
la biographie du compositeur.
Un spectacle qui vaut avant tout pour la direction sensible et
évocatrice de Cornelius Meister, qui parvient à pénétrer les mystères de
l’inspiration flamboyante de Busoni, grand maître de la variété
mouvante des atmosphères.
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