jeudi 11 avril 2024

« Médée » de Marc-Antoine Charpentier - David McVicar - Opéra Garnier à Paris - 10/04/2024

Après Jules César de Haendel en début d'année, l’Opéra National de Paris poursuit son exploration de l’héritage baroque en s’intéressant à la figure du Français Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) : principalement renommé pour sa considérable et passionnante production religieuse, ce parfait contemporain de Lully a dû attendre la mort de son rival pour pouvoir s’exprimer sur la plus illustre de nos scènes nationales, avec son unique opéra, Médée (1693).

Personnage fascinant à plus d’un titre, Marc-Antoine Charpentier reste associé à la figure de Lully, même si sa musique plus expressive a su annoncer en maints endroits les audaces de Rameau. Avec Médée, Charpentier est au fait de ses moyens, en se fondant dans le moule déclamatoire lullyste, sans effets appuyés, à quelques exceptions près. Avec les effets magiques dévolues au rôle-titre, portés notamment par les bourrasques venteuses de l’éoliphone, on retient les troubles agités dans les graves de la scène de l’invocation aux esprits au III ou encore les majestueuses entrées cuivrées de Créon et Oronte pour affirmer leur ascendance royale (dans l’esprit du fameux prélude du Te Deum H. 146, qui sert de générique à l’Eurovision).

En dehors de ces scènes volontiers spectaculaires, on se délecte de l’harmonie doucereuse des vers de Thomas Corneille (frère de Pierre), l’un des plus célèbres librettistes de son temps, malgré une action réduite aux enjeux amoureux entre les personnages : à ce titre, il faut pouvoir réunir des interprètes à la hauteur de la prononciation attendue du français, à même de valoriser cet ouvrage à mi-chemin entre théâtre et opéra. C’est bien là tout le prix de l’admirable distribution réunie par l’Opéra de Paris, qui séduit jusque dans le moindre second rôle. Ainsi de la solide Emmanuelle de Negri (Nérine), qui s’impose par son naturel d’émission, avec un timbre velouté, de même que la pétillante Élodie Fonnard (Cléone), d’une facilité déconcertante sur toute la tessiture. On attendait beaucoup de Lea Desandre (Médée) et on n’a pas été déçu : l’ancienne élève de William Christie et Véronique Gens, notamment, domine la distribution par sa capacité à modeler chaque syllabe au service du sens, apportant une hauteur de vue bienvenue à son interprétation. Sa frêle silhouette donne à voir une Médée plus fragile en première partie, avant de se révéler ensuite dans les noirceurs de son rôle. Desandre sait aussi se mêler aux danseuses pour interpréter une ronde des esprits saisissante de félinité gracieuse, bien loin de la Médée plus animale d’Anna Caterina Antonacci, à Genève en 2019.

Léa Desandre

A ses côtés, Reinoud Van Mechelen (Jason) tutoie les hauteurs de la tessiture avec bonheur, même si l’émission parait un peu nouée au début, au détriment d’une expression plus charnue. Sa diction irréprochable et son aplomb scénique constituent toutefois ses grands atouts, à l’instar de Laurent Naouri (Créon), qui fait ainsi oublier un timbre fatigué dans l’aigu, quelque peu criard en dernière partie. Malgré une projection un rien plus modeste en comparaison, Ana Vieira Leite s’impose en Créuse, entre souplesse d’articulation et phrasés lumineux. Enfin, Gordon Bintner (Oronte) maitrise toutes les difficultés de son rôle à force de mordant en pleine voix, parfois plus nasal dans les parties déclamatoires.

Manifestement ravi par la soirée au moment des saluts, William Christie démontre qu’il n’a rien perdu de la flamme qui l’habite : en spécialiste reconnu d’un opéra qu’il a défendu tout au long de sa carrière, du premier enregistrement discographique mondial en 1984 à la production scénique de l’Opéra-Comique en 1993, le chef franco-américain se montre attentif à la mise en valeur de la clarté de l’articulation, avec des accélérations excitantes dans les fins de ritournelles orchestrales.

Après Londres et Genève, on retrouve la mise en scène haute en couleurs de David McVicar, qui cherche à muscler l’action par une inventivité visuelle constante, entre splendeurs des costumes et éclairages variés, souvent portée par l’apport aérien des danseurs. Ces derniers surprennent par leurs envolées volontairement décalées, proche d’un esprit glamour et cabaret. Si McVicar en fait parfois un peu trop, notamment dans la scène très agitée des esprits, on se délecte de sa capacité à faire vivre d’une multitude de détails savoureux sa transposition au temps de la Deuxième Guerre mondiale : du cocktail mondain célébrant la victoire militaire à la soirée coquine orchestrée par un maitre de cérémonie malicieux (l’Amour), tout concourt à mettre en relief les autres scènes, plus intimistes en contraste. Quelques clins d’oeil viennent aussi apporter davantage de consistance dramatique aux personnages secondaires, tels que les deux chanteurs corinthiens unis par une attirance aussi irrésistible que réciproque : de quoi faire vivre ce spectacle enlevé et coloré d’une multitude de saynètes savoureuses, autour de l’excellence des interprètes.

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