mardi 16 avril 2024

« Le Lac d'argent » de Kurt Weill - Ersan Mondtag - Opéra national de Lorraine à Nancy - 14/04/2024

En ces temps de coupes budgétaires pour la plupart des maisons lyriques, on se réjouit de l’audace de l’Opéra national de Lorraine de proposer le rarissime Lac d’argent (1933), tout dernier ouvrage lyrique composé par Kurt Weill avant son départ définitif d’Allemagne. Disons‑le tout net : il s’agit là de l’un des chefs‑d’œuvre méconnu de l’ancien élève de Ferruccio Busoni, en grande partie éclipsé par les opéras composés auparavant avec Bertolt Brecht. Sur la demande expresse du librettiste Georg Kaiser, dramaturge alors aussi célèbre que Brecht, la musique laisse une large part à l’expression mélodique, au détriment du modernisme rythmique préféré auparavant. Il s’agit là de la troisième et dernière collaboration entre les deux hommes, après Le Protagoniste en 1926 et Le Tsar se fait photographier en 1928 (voir l’an passé à Francfort), deux brefs ouvrages en un acte.

Le Lac d’argent montre une ambition plus poussée, que ce soit dans la large place laissée aux dialogues ou dans les thèmes abordés, qui se placent dans le contexte de la crise sociale d’après Première Guerre mondiale, aggravée par le krach financier de 1929. De quoi expliquer son retour en force récent sur scène, d’abord avec la présente production d’Ersan Mondtag (déjà montée à l’Opéra des Flandres, coproducteur, en 2021), puis celle de Calixto Bieito (présentée l’an passé à Mannheim ). Très différents l’un de l’autre, ces spectacles ont un commun d’avoir réduit les passages parlés pour mieux rythmer la partition, celle de Bieito insistant davantage sur la précarité de Séverin et ses amis, de même que Fennimore (« je suis la pauvre parente qui des autres dépend » comme la présente le livret), tout en soulignant la féroce compétition entre classes sociales.

Le metteur en scène allemand Ersan Mondtag choisit un angle radicalement différent en montrant comment la pièce serait montée en 2033, pour le centième anniversaire de sa création, par une troupe de comédiens hauts en couleur. L’extrême droite est alors en passe de prendre le pouvoir, en un parallèle saisissant avec le contexte de 1933 (les nazis interdisent rapidement le spectacle, avant de pousser les deux auteurs à l’exil). D’où l’agitation extrême des protagonistes dans les scènes de « théâtre dans le théâtre », par ailleurs divisés quant à la direction artistique que celui‑ci doit prendre. Il en ressort autant un récit plus nerveux et inattendu, que des choix visuels complètement déjantés pour les décors et costumes, dont on laissera la surprise au spectateur.

Le spectacle bénéficie de la présence du comédien Benny Claessens (Olim), qui occupait déjà ce même rôle en Flandres. Renommé dans son pays comme en Allemagne, l’Anversois n’a rien perdu de son aplomb souvent dévastateur, il est vrai aidé par une maîtrise quasi parfaite du français. Passablement épuisé à la fin de spectacle, le comédien ne ménage pas l’énergie qui le caractérise, aux nombreuses provocations. Sa composition de folle hystérique permet d’assumer d’emblée la relation de couple avec son protégé Séverin, en lien avec les intentions à peine voilées du livret, donnant au spectacle une coloration queer très poussée. Son partenaire, Joël Terrin (Séverin), se prête au jeu sans sourciller sur les outrances demandées, mettant en valeur sa plastique dans toutes les positions possibles. Si ses qualités de comédien sonnent justes, on est surtout séduit par sa prestation vocale de grande classe, entre beauté du timbre et facilité d’articulation et de projection, donnant à chacune de ses interventions une présence féline et finalement touchante.

Fennimore est doublement interprété : la voix un rien trop puissante d’Ava Dodd touche peu à peu au but, mais on lui préfère la déjantée et malicieuse Anne‑Elodie Sorlin, malgré quelques décalages avec l’orchestre dans son unique passage chanté. Nicola Beller Carbone donne à sa Frau von Luber toute la perversité attendue, tandis que James Kryshak se distingue par sa présence mordante. Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur de l’événement, particulièrement le verbe aussi assuré que sonore du jeune comédien Yanis Bouferrache.

Dans la fosse, une autre jeune pousse se distingue en la personne de Gaetano Lo Coco (27 ans) : l’assise rythmique d’une précision redoutable s’épanouit à merveille dans l’ouverture, même si le chef italien se montre ensuite trop lisse dans les passages plus mélancoliques, y compris le finale un rien extérieur ici. On regrette également le choix de faire chanter le chœur en coulisses, ce qui le contraint à un son étouffé et lointain. En dehors de ces quelques réserves, le spectacle touche au cœur par sa capacité à surprendre jusque dans les dernières scènes, sans jamais trahir les intentions de ses auteurs, Kaiser en tête. Bravo !

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