lundi 11 novembre 2024

« Edgar » de Giacomo Puccini - Opéra de Nice - 10/11/2024

En cette année de célébration du centenaire de la mort de Puccini, l’Opéra de Nice et son directeur Bertrand Rossi ne pouvaient sans doute pas rendre un plus bel hommage au compositeur en montant son deuxième opéra, Edgar, dans sa version originale de 1889 en quatre actes. Le compositeur conserva en effet tout au long de sa vie un sentiment d’ambivalence pour cet ouvrage, entre dégoût pour son livret bancal et souvenir ébloui des audaces musicales proches du dernier Wagner. Edgar peut être considéré comme le premier opéra du compositeur, tant par son ambition et son ampleur (plus de trois heures de musique), là où l’ouvrage précédent, Le Villi (1884), ressemble davantage à une cantate dramatique, d’une durée d’une heure environ.

Le semi-échec rencontré à la création (trois représentations) explique pourquoi Puccini remit plusieurs fois l’ouvrage sur le métier, et ce jusqu’en 1905. Découvrir la version originale de 1889 reste donc indispensable pour comprendre l’évolution artistique ultérieure du compositeur : on est ainsi d’emblée surpris par la présence considérable du chœur, sans parler de l’orchestre, d’une imagination débordante et envoûtante tout du long. Les deux premiers actes donnent ainsi plusieurs fois à entendre avant l’heure le Puccini sanguin et spectaculaire de La Fille du Far‑West (1910) ou de l’ultime opus inachevé, Turandot (1924). Parmi ses plus belles idées, Puccini oppose au I d’étonnants effluves orientalistes pour le personnage vénéneux de Tigrana, en contraste avec les mélodies d’église (reprises de sa Messa di Gloria) entonnées rageusement par la foule pour exclure la séductrice.


Si les deux derniers actes, plus inégaux et moins originaux, ont été réunis en un seul après 1889, les découvrir en l’état permet de mieux comprendre l’opposition entre les deux femmes aimées d’Edgar, Tigrana et Fidelia. Le livret reste toutefois, dans les différentes versions, l’écueil principal de l’ouvrage, même si on ne peut qu’être touché par les résonnances avec la biographie de Puccini, alors exclu par sa famille, suite à sa liaison adultérine et scandaleuse avec Elvira Gemignani.


Monté en coproduction avec les opéras de Nancy et Turin (la capitale piémontaise avait précisément accueilli la recréation mondiale de la version originale de cet opéra, en 2008), ce spectacle bénéficie de la mise en scène toute en finesse de Nicola Raab, qui reste très fidèle aux rares péripéties de l’action. Son travail s’appuie sur une direction d’acteur soutenue pour mettre en avant la force du groupe comme gardien de la moindre déviance à la règle commune, tandis que plusieurs immenses portes fermées à plusieurs moments clés figurent l’horizon bouché des tourtereaux, dans ce village aux traditions immuables. Le travail sur les éclairages, comme toujours chez Raab, impressionne également par sa justesse sans ostentation. On aime aussi l’idée de l’ajout d’un double de Tigrana, personnifié en enfant mendiant, rendant plus crédible sa trahison vénale finale, tout en l’éloignant des clichés habituels de la séductrice sûre d’elle, comme un double de Carmen. De quoi donner davantage de profondeur à ce personnage, socialement à l’opposé de Fidelia (en héritière toujours flanquée de son père). On quitte ainsi les rivages culpabilisants et peu modernes d’un personnage vu comme une tentatrice : Tigrana est ainsi davantage perçue comme le choix du cœur, là où Fidelia représente celui de la raison.

Le plateau vocal réuni se montre réjouissant de bout en bout, à quelques infimes détails près. Ainsi de Stefano La Colla (Edgar), qui assume son rôle avec vaillance, faisant valoir son beau timbre et son expressivité. Seuls quelques changements de registre dans l’aigu en puissance font entendre quelques détimbrages disgracieux, surtout au I. A ses côtés, Ekaterina Bakanova (Fidelia) impressionne par son velouté et sa puissance, malheureusement insuffisamment maîtrisée dans le suraigu. On aime aussi la Tigrana de Valentina Boi, qui ne force jamais les traits de l’outrance pour préférer un personnage pétri d’humanité : les piani raffinés de la chanteuse italienne sont un régal, de même que sa tenue de ligne, très solide sur toute la tessiture. Que dire, aussi, du superlatif Dalibor Jenis, déjà entendu dans le même rôle de Franck en 2002 à Radio France, dont l’élégance des phrasés montrent une attention soutenue au sens. Sa complainte mélancolique au I tient justement à distance tout pathos excessif, à l’instar d’un Chœur de l’Opéra de Nice toujours très juste dans ses interventions.

Après cette réussite, le public niçois ne manquera pas de découvrir à la mi‑mars 2025 l’autre grand événement de la saison avec la production de la rare Juliette ou La Clé des songes de Martinů. On a hâte de retrouver le chef‑d’œuvre lyrique du plus grand compositeur tchèque du XXe siècle (avec Janácek), dont l’histoire kafkaïenne est rehaussée par une orchestration éruptive et haute en couleur, à l’imagination débordante d’inventivité.

samedi 2 novembre 2024

Concert de l’Orchestre de Paris - Khatia Buniatishvili - Philharmonie de Paris - 30/10/2024

Kirill Karabits

L’Orchestre de Paris et son chef invité Kirill Karabits présentent un « programme de résistance », qui met à l’honneur deux joyaux de la musique russe en l’encadrant de pièces composées par un Ukrainien et une Iranienne. Au-delà de ce geste politique, le programme fascine par sa cohérence musicale, entre post-romantisme et impressionnisme, malgré une interprétation trop fantasque au piano.

Si la grande Salle Pierre Boulez se montre une nouvelle fois pleine à craquer en cette rentrée automnale, on le doit certainement à la présence de la pianiste Khatia Buniatishvili (37 ans), qui créé l’événement à chaque représentation. On peut bien entendu regretter que le choix programmatique se soit finalement tourné vers le Concerto pour piano n°2 (1901) de Sergueï Rachmaninov, en lieu et place du Troisième (1909), initialement prévu. Quoi qu’il en soit, l’osmose entre la Géorgienne et Kirill Karabits est d’emblée patente, tant les interprètes se fondent dans une vision commune, aux contrastes particulièrement exacerbés. Tout du long, les deux trublions choisissent ainsi de ralentir les phrasés dans les parties mesurées, parfois à l’excès, pour mieux les accélérer dans les passages virtuoses, occasionnant un piano souvent couvert dans les tutti. On peut adorer ou détester ce piano volontiers caricatural dans ses excès démonstratifs, au niveau interprétatif comme visuel (à l’image des mimiques de Buniatishvili lors des fins de phrasés).

En jouant avant tout sur les tempi, le toucher tour à tour sobre et véloce met curieusement le piano en retrait, comme si Rachmaninov avait composé une symphonie concertante, éloignée des virtuosités attendues en maints endroits. Il est vrai que l’accompagnement rond et soyeux de Kirill Karabits joue la carte d’une souplesse un rien flottante et cotonneuse, tout en ponctuant les fins de phrasés d’accents plus marqués, comme s’il n’allait pas jusqu’au bout de sa logique finalement très analytique. Le mouvement lent est certainement le plus réussi dans cette optique excluant tout vibrato et sentiment d’urgence. En bis, Khatia Buniatishvili surprend le public en reprenant le clavier à trois reprises, entre la Sérénade D.957 de Schubert, un arrangement des Rhapsodies hongroises de Liszt, puis un hommage à La Bohème de Charles Aznavour.

Khatia Buniatishvili

Parmi les curiosités en début de soirée, la musique de Théodore Akimenko (1876-1945) s’épanouit autour d’un bref mais ravissant poème nocturne, Ange (1912). On entrevoit l’art d’un compositeur ukrainien encore tourné vers le post-romantisme, qui ose tisser un langage paré de lumières impressionnistes aussi chatoyantes qu’envoûtantes, toujours très inspiré au niveau mélodique. Gageons que cet intérêt pour la musique ukrainienne incitera les programmateurs à s’intéresser à la musique de Boris Liatochinski (1894-1965), qui mérite bien davantage que l’oubli poli dans laquelle elle est maintenue sous nos contrées. Après l’entracte, on découvre une autre compositrice, cette fois contemporaine, en la personne de l’Iranienne Niloufar Nourbakhsh (née en 1992). Sa brève pièce, appelée Knell, baigne dans une ambiance mystérieuse aux longues phrases sinueuses, avant de gagner progressivement en intensité et se conclure en un accord volontairement abrupt. Le programme de salle précise que cette pièce fonctionne comme un Prélude, ce qui explique pourquoi Karabits enchaîne directement sur la Symphonie n° 2 (1902) d’Alexandre Scriabine (1872-1915).

Si le compositeur russe reste indissociable de son legs pour piano et de son chef d’œuvre symphonique Le Poème de l’extase (1908), on se réjouit de retrouver un ouvrage plus méconnu, mais déjà joué par l’Orchestre de Paris (sous la baguette de Evgueni Svetlanov en 1974, et plus près de nous en 2019, avec Paavo Järvi). Avec Kirill Karabits, on reste sur une trajectoire volontiers cotonneuse, qui tire Scriabine vers le modèle impressionniste, même si le dernier mouvement altier fait entendre des réminiscences romantiques plus affirmées. Le langage déjà très personnel de Scriabine impressionne par sa capacité à lier naturellement l’entrecroisement des mélodies, toutes reprises en alternance par les pupitres, comme autant de vagues agitées par la houle. Ce va-et-vient entre groupes d’instruments, autant que les variations de dynamique entre piani et forte, évoquent souvent la manière de Bruckner, mais sans les éruptions abrasives dévolues aux cuivres. L’un des sommets de l’ouvrage est atteint au troisième mouvement, dont les chants d’oiseaux évocateurs baignent dans une atmosphère digne des passages semblables imaginés par Wagner. Le finale plus tempétueux retarde plus d’une fois l’apothéose triomphale par des digressions infinies : on se laisse perdre volontiers dans les méandres de l’inspiration de Scriabine, qui tisse des délices de raffinements harmoniques, admirablement contrastés avec la charge plus virile des cuivres, en forme de péroraison conclusive. 

samedi 26 octobre 2024

« Iphigénie en Tauride » de Christoph Willibald von Gluck - Opéra des Flandres à Anvers - 25/10/2024

Après avoir été présentée à Montpellier l’an passé, la nouvelle production d’Iphigénie en Tauride de C. W. Gluck fait halte à l’Opéra d’Anvers, avec une distribution totalement renouvelée. La mise en scène de Rafael R. Villalobos transpose le drame dans les affres contemporaines de la guerre en Ukraine, nous rappelant ainsi que la Tauride se situe dans l’actuelle Crimée.

 

Le metteur en scène Rafael R. Villalobos (37 ans) s’est fait remarquer en France par plusieurs spectacles provocateurs, dont Le Barbier de Séville et Tosca, tous deux montés à Montpellier. A Anvers, le jeune trublion espagnol poursuit dans cette voie, en montrant toutes les horreurs de la guerre, notamment une scène de viol particulièrement réaliste, perpétrée par Thoas : de quoi noircir ce personnage et rendre plus crédible son assassinat en fin d’ouvrage. La principale idée de Villalobos consiste toutefois à enrichir le livret de plusieurs saynètes parlées, extraites d’Euripide et Sophocle. On y découvre en flashback les parents d’Iphigénie, Agamemnon et Clytemnestre, qui se déchirent sous les yeux de leurs enfants, encore préservés des épreuves à venir. Il est vivement recommandé de réviser au préalable l’ensemble du mythe associé à ces personnages pour bien saisir l’intérêt de ces ajouts. Enfin, Villalobos associe passé et présent en montrant une représentation théâtrale soudainement interrompue par le fracas des bombes. Ce recours au « théâtre dans le théâtre » a certes pour effet d’ajouter une distanciation sur les événements, mais peine à convaincre de sa pertinence sur la durée du spectacle.  

Face à cette mise en scène en demi-teinte, le plateau vocal emporte l’adhésion, malgré une prononciation inégale du Français selon les interprètes. Ainsi de Michèle Losier qui déçoit sur ce plan, et ce malgré ses origines québécoises. Sa technique solide sur toute la tessiture est un atout heureusement plus décisif, entre qualités de projection et rondeur du timbre. On aime aussi sa capacité à faire vivre son rôle d’une sensibilité frémissante, à l’instar d’un Kartal Karagedik touchant de bout en bout, notamment dans ses piani finement ciselés. Déjà applaudi ici-même dans Don Carlos en 2019, le baryton turc maîtrise admirablement la métronomie exigeante de l’articulation, propre à ce répertoire. Mais que dire des qualités superlatives de Reinoud Van Mechelen en ce domaine ? On reste toujours aussi admiratif de la clarté d’émission et de la force d’évidence qui émane de ses phrasés aériens, révélateurs de sa familiarité avec le baroque. Ne l’a-t-on pas entendu en début d’année dans l’autre Iphigénie en Tauride (1704), plus méconnue, de Desmarest et Campra ? Pour un peu, nous aurons peut-être un jour la chance d’apprécier son art dans l’Iphigénie (1781) quasi contemporaine de Piccinni, le grand rival de Gluck.

Quoi qu’il en soit, le chanteur flamand n’est pas le seul à se distinguer : ainsi de Wolfgang Stefan Schwaiger, superbe d’autorité en Thoas, de même que les Chœurs de l’Opera Ballet Vlaanderen. Leur cohésion et leur raffinement ne sont pas pour rien dans l’accueil chaleureux réservé par le public à l’ensemble des artistes, en fin de représentation. On aime aussi la direction engagée de Benjamin Bayl, qui privilégie des attaques franches et directes, très impressionnantes lors des parties orageuses, surtout audibles aux deux premiers actes.


vendredi 25 octobre 2024

« Katia Kabanova » de Leos Janacek - Opéra royal de Wallonie à Liège - 24/10/2024

Après une absence de 24 ans sur la scène liégeoise, Katia Kabanova de Leos Janacek fait son retour dans une nouvelle mise en scène confiée à la Française Aurore Fattier : une réussite quasi-parfaite, à saluer d’une pierre blanche, autour d’un plateau vocal de haut niveau.

 

Artiste associée au Théâtre de Liège, Aurore Fattier fait ses débuts dans le monde de l’opéra avec l’un des chefs-d’œuvre les plus parfaits de Janacek, que l’on ne se lasse pas d’entendre et réentendre. Adapté de la pièce éponyme d’Ostrovski, ce drame brûlant annonce Tchekhov par sa capacité à saisir les tourments, souvent ambivalents, d’individus pris au piège de destins tout tracés, comme du conformisme social. Janacek choisit de centrer l’action sur les états d’âme de Katia, une femme mariée tourmentée par son désir adultérin, en contradiction avec ses convictions morales et religieuses. L’incapacité de l’héroïne à sortir des schémas sociaux pré-conçus la conduit à la folie, là où son pendant plus « moderne », Varvara, choisit de s’affranchir de toute contrainte sociale en faisant le choix de la liberté, fût-ce au prix de la perte définitive de sa proche famille.

 

Les résonances de ce double apprentissage initiatique restent indissociables du parcours biographique de Janacek, qui aima en vainc une femme mariée, de 38 ans sa cadette. On comprend dès lors combien le récit tragique des amours contrariées de Katia dut profondément émouvoir Janacek, qui se lança à corps perdu dans la composition d’une musique d’une intensité rythmique éruptive et d’une grande force émotionnelle. Il faut ainsi concevoir l’orchestre comme un personnage à part entière du récit, qui accompagne les personnages d’une palette de couleurs mouvantes, à même de décrire chacun des caractères, bien au-delà du texte lui-même.

A cet égard, une des grandes réussites de la soirée liégeoise vient précisément de la direction flamboyante du chef Michael Güttler, qui n’a pas son pareil pour embrasser le drame de ses attaques franches et de ses tempi endiablés. Le maestro allemand sait aussi s’apaiser dans les parties plus lyriques ou émouvantes, afin de bien contraster les enjeux. On regrette toutefois qu’une sonorisation un rien excessive ne vienne trop favoriser l’orchestre par rapport aux chanteurs. Fort heureusement, le plateau vocal réuni est l’un des plus enthousiasmants du moment, malgré quelques réserves sur le rôle-titre. On aurait certes aimé un aigu moins criard dans les forte d’Anush Hovhannisyan (Katia Kabanova), de même qu’une épaisseur de timbre plus prononcée. Pour autant, la soprano arménienne s’empare de son rôle en une interprétation touchante de bout en bout, très réussie dans les scènes de fragilité.

 

Déjà entendu ici-même en début d’année dans Rusalka de Dvorak, Anton Rositskiy (Boris Grigorjevic) fait de nouveau forte impression, à la fois par sa présence scénique et sa solidité de ligne, sur toute la tessiture. La Kabanikha haute en couleurs de Nino Surguladze s’impose tout autant, même si elle ne fait pas dans la demi-mesure. Avec son tempérament volcanique et ses graves mordants, son personnage apparaît ainsi plus manichéen qu’à l’habitude, en forçant le côté sombre de la belle-mère. Tous les seconds rôles se montrent à un niveau superlatif, de la sonore Jana Kurucova (Varvara) au ténébreux Dmitry Cheblykov (Dikoj). Enfin, dans son rôle complexe de pleutre soumis à sa mère mais sincèrement amoureux de sa femme, Magnus Vigilius (Tikhon) se distingue par son éloquence sans ostentation.

 

Un autre motif de satisfaction revient à la mise en scène réussie d’Aurore Fattier, qui plonge les interprètes dans une pénombre mystérieuse pendant la quasi-totalité du spectacle, en revisitant son décor unique par une variété d’atmosphères et d’éclairages proprement envoûtante. On aime aussi l’utilisation de la vidéo pour montrer les visages en gros plans et aider d’emblée à définir les caractères des personnages, par quelques mimiques ou détails d’accoutrement. A plusieurs moments-clés du récit, la vidéo sait aussi insister sur les éléments décisifs, tels que la clé qui ouvre la porte des désirs refoulés ou le panneau d’interdiction de baignade, dont l’ironie annonce cruellement le drame à venir. C’est plus particulièrement le destin tragique de l’héroïne qui intéresse Aurore Fattier, qui ajoute plusieurs figurants sur le plateau, des enfants au double adolescent de Kat’a : de quoi figurer l’innocence encore préservée des choix, parfois cornéliens, induits par la ronde ensorcelante du désir amoureux. 

lundi 21 octobre 2024

« Le Chevalier à la rose » de Richard Strauss - Opéra de Milan - 19/10/2024

Dix ans après sa création à Salzbourg, puis Milan en 2016, la production du Chevalier à la rose de Richard Strauss imaginée par Harry Kupfer triomphe au Teatro alla Scala de Milan : un plateau vocal d’un luxe inouï accompagne les débuts très attendus du chef russe Kirill Petrenko, comme un poisson dans l’eau dans ce répertoire. Un succès accueilli par un public évidemment dithyrambique, qui invite à utiliser tous les superlatifs.

On a beau avoir parcouru de nombreux théâtres dans le monde entier, pénétrer pour la première fois à la Scala reste un moment inoubliable, comme un pèlerinage enfin accompli. Ce ne sont pas tant les proportions monumentales des six rangées de loge en hauteur qui impressionnent durablement, mais bien l’impression de faire partie d’un chaudron en ébullition, prêt à accueillir les chanteurs d’une bronca sans précédent. Il faut dire que la salle de 2000 places affiche complet pour la reprise attendue du Chevalier à la rose (1911) de Richard Strauss, dans une production intemporelle de Harry Kupfer. Disparu voilà déjà cinq ans, le metteur en scène allemand place d’emblée les interprètes dans un écrin visuel superbe, entre plateau épuré constitué de quelques éléments de décors revisités à vue, le tout admirablement distancié par d’immenses photos en arrière-scène de la Vienne début de siècle, où se situe l’action. Les éclairages très crus baignent le plateau d’une élégance froide qui impose la concentration sur le texte, tandis que la direction d’acteurs impressionne par la finesse de la gestuelle et des regards, adaptée à chaque caractère et toujours en lien avec la moindre inflexion musicale. Le seul motif d’agacement revient au plateau tournant, dont le mécanisme légèrement bruyant et pourtant utilisé avec parcimonie, se fait entendre.

On retrouve les deux interprètes principaux entendus à Salzbourg voilà dix ans, dont l’art interprétatif reste au firmament : ainsi de Krassimira Stoyanova (La Maréchale), dont l’élégance sans ostentation donne une vérité théâtrale touchante à son rôle, ne lassant d’impressionner par ses moyens intacts, entre souplesse d’émission sur toute la tessiture et ligne de chant toujours nuancée. Son monologue crépusculaire qui conclut le I est bien évidemment l’un des moments les plus émouvants de la soirée, qui justifierait à lui seul sa présence à la Scala. Que dire, aussi, de son comparse Günther Groissböck (Ochs), dont Stoyanova accompagne la balourdise de son œil tantôt réprobateur, tantôt attendri ? La basse autrichienne ne force jamais le trait du comique, en lorgnant davantage vers un rustre impétueux et bon enfant. Le timbre a certes perdu de sa splendeur, mais l’interprète reste toujours de grande classe, à l’instar d’une Kate Lindsey magnifique de ferveur en Octavian. La chanteuse américaine est certainement l’une des grandes révélations de la soirée, autant par son engagement que sa fraîcheur vocale. On aime aussi le chant raffiné et aérien de Sabine Devieilhe (Sophie), dont l’aigu divin compense un léger manque de puissance dans le médium. Tous les seconds rôles se montrent à un niveau exceptionnel, à l’instar de l’impayable Michael Kraus (Faninal), en barbon finalement attendri par la sincérité de sa fille. Bastian-Thomas Kohl (le Commissaire de police) complète le tableau par son émission bien projetée, au caractère affirmé.

On ne saurait imaginer une soirée réussie du Chevalier à la rose sans un chef à la hauteur de l’événement, tant l’orchestre de Strauss constitue un personnage à part entière, tout au long de l’ouvrage : c’est peu dire que Kirill Petrenko réussit ses débuts à la Scala, en montrant dès l’ouverture toute son affinité avec ce répertoire qu’il connaît dans chaque recoin, après son mandat de directeur musical à l’Opéra de Munich (2013-2019). On doit à Dominique Meyer, actuel directeur de la Scala, de l’avoir accueilli ici, ce qui n’est pas la moindre de ses réussites. Autant l’allègement de la pâte orchestrale que l’irisation des couleurs sans vibrato, exacerbés par les contrastes de tempi parfois dantesques, font de cette direction une référence de haut vol, que l’on n’est pas près d’oublier.