lundi 30 juin 2025

« La Passion grecque » de Bohuslav Martinů - Raphaël Pichon - Festival Pulsations à Bordeaux - 28/06/2025

 

Depuis la naissance de l’ensemble Pygmalion en 2006, Raphaël Pichon (né en 1984) poursuit une exploration audacieuse du répertoire autour de projets toujours plus atypiques, comme en témoignent encore tout récemment plusieurs réussites à l’Opéra Comique, dans des raretés schubertiennes ou un opéra reconstruit de Rameau. Directeur artistique du festival biennal Pulsations depuis sa fondation en 2020, Pichon est parvenu à bâtir une relation de confiance avec le public bordelais, manifestement ravi de l’originalité des propositions, à l’instar de l’Orphée et Eurydice de Gluck présenté en 2023 (voir l’intégralité du spectacle sur le site Arte Concert). L’ancien contre‑ténor a eu la bonne idée de reprendre ce spectacle, déjà produit à Paris, dans le cadre inattendu d’une ancienne halle industrielle désaffectée, jadis dédiée à la construction de trains. La longueur démesurée de la salle donne ainsi des possibilités scéniques à même de renouveler l’expérience sensorielle, nous y reviendrons, à l’image de ses équivalents en des contrées plus lointaines, comme à Francfort (voir en 2015 la soirée consacrée à trois opéras en un acte de Martinů).

On retrouve précisément la vaste salle de Floirac pour accueillir un nouveau spectacle, La Passion grecque (1961) de Martinů, en partenariat avec l’Opéra national de Bordeaux (où Pygmalion est en résidence jusqu’en 2027). Le dernier ouvrage lyrique du compositeur tchèque semble retrouver une faveur bienvenue ces dernières années, comme le prouve la récréation en 2023 à Salzbourg de la version originale londonienne. A Bordeaux, Pichon a choisi la mouture finale créée à Zurich en 1961, dans une traduction française qui bénéficie d’une nouvelle orchestration d’Arthur Lavandier. L’allégement des textures (notamment au niveau des vents) permet à la quarantaine de musiciens d’éviter tout effet de saturation. Quelques coupures (environ vingt minutes) autorisent la tenue d’un spectacle sans entracte, ce qui renforce la concentration sur le drame.

Alors qu’il avait travaillé précédemment sur trois adaptations de l’œuvre de Georges Neveux (notamment son chef‑d’œuvre Juliette ou la Clé des songes, donné récemment à Nice), Martinů s’intéresse cette fois à l’un des écrivains les plus célèbres de son temps, le grec Níkos Kazantzákis. Son héritage conserve une certaine notoriété de nos jours, grâce aux adaptations cinématographiques de Zorba le Grec en 1964, puis de La Dernière Tentation du Christ en 1988. Avec La Passion grecque, Martinů convoque un langage puissamment évocateur, aux grandes lignes mélodiques envoûtantes, principalement tenues par les cordes. Le raffinement orchestral s’appuie sur une multitude d’éléments évocateurs aux bois, pour figurer le naturalisme de l’ouvrage, tandis que l’écriture très architecturée des chœurs trouve une grandeur tragique, en lien avec le sujet.

Le livret est centré sur la destinée des habitants d’un village grec d’Anatolie, occupés à rejouer en grandeur nature la Passion du Christ, tandis que des compatriotes chassés par les Ottomans crient famine à proximité. L’aide finalement refusée par l’intransigeant prêtre Lycoris, sur des prétextes fallacieux de risque épidémique, sonne le glas de l’unité du village. La réalité et la fiction se rejoignent peu à peu pour plonger les protagonistes en un drame toujours plus étouffant à mesure que la soirée avance, portée par Raphaël Pichon attentif à la moindre variation d’atmosphère. Très engagé, son orchestre n’est pas pour rien dans le plaisir rencontré, aidé par une acoustique d’une splendide précision. Les excellents chœurs réunis ne sont pas en reste, entre impact vocal et belle maîtrise. On aime aussi le formidable plateau vocal rassemblé pour l’occasion, dont c’est peu dire qu’il est vocalement sans faille, dominé par le Grigoris sombre et vénéneux de Matthieu Lécroart ou le Manolios pétri d’humanité de Julien Henric.

Enfin, la mise en scène de Juana Inés Cano Restrepo, pour ses débuts en France, touche au cœur par son naturalisme sans excès, sans chercher à résonner avec l’actualité contemporaine. Très probe, son travail a surtout pour avantage d’offrir des réalisations visuelles de toute beauté dans l’exploitation du plateau en longueur. Ainsi des tableaux réalisés en arrière‑scène et mis en valeur par les fumigènes et les éclairages en contre‑jour, qui créent des images fortes, telle la potence finalement fatale pour Manolios, en fin d’ouvrage. On aime aussi la direction d’acteur dynamique qui permet de toujours renouveler l’attention sur les moindres seconds rôles (dont l’attachant Alain Buet, que l’on retrouve avec plaisir dans une courte mais toujours intense prestation). Assurément une soirée qui fera date, prouvant que La Passion grecque mérite sa place au répertoire des maisons d’opéra.

jeudi 26 juin 2025

Concert de l’Orchestre Métropolitain de Montréal - Alexandre Kantorow - Philharmonie de Paris - 24/06/2025

Yannick Nézet-Séguin

Tout concert de Yannick Nézet-Séguin est un événement, surtout lorsqu’il reçoit le pianiste Alexandre Kantorow, Premier prix du Concours Tchaïkovski de Moscou en 2019. Le programme, éclectique, s’avère réjouissant en première partie, avant de laisser place à une Pathétique de Tchaïkovski trop extravagante dans ses audaces interprétatives.

Yannick Nézet-Séguin (né en 1975) est resté attaché à son Orchestre Métropolitain de Montréal, dont il est le directeur musical depuis 2000. Il faut au moins l’entendre une fois à la tête de cet ensemble en concert pour comprendre le lien unique avec ses musiciens, qui lui répondent comme un seul homme sans sourciller.

On découvre ainsi une Valse de Ravel dont le début murmuré et allégé offre des effets de soyeux mouvants et ensorcelants. Le premier tutti sonne comme un coup de tonnerre en contraste, en accélérant les tempi. Cette lecture excitante, d’une superbe vitalité, voit le chef québécois à son meilleur dans les rythmes de danse.

Changement d’atmosphère avec la compositrice canadienne Barbara Assiginaak, dont les bruissements et les sonorités fuyantes, en une mélodie volontiers hachée, expriment tout son amour pour la nature dans Eko-Bmijwang. L’ampleur polyphonique qui émerge brièvement laisse place à une conclusion superbe de lumière sereine, incarnée par des flûtes suspendues.

Alexandre Kantorow
Vient ensuite le temps fort de la soirée avec le Concerto n° 2 de Saint-Saëns, qui permet à Alexandre Kantorow de démontrer toute sa vivacité avec un toucher félin et sensuel. Les tutti péremptoires de l’orchestre laissent toujours la part belle au soliste, qui impressionne par son mélange de vigueur et de fluidité, comme une main de fer dans un gant de velours.

L’impression de facilité émerveille particulièrement dans un Allegro délicieusement facétieux, proche de l’esprit du Carnival des animaux. Le dernier mouvement, plus symphonique, voit le chef reprendre l’élan directeur, en des tempi vifs. En bis, Kantorow offre une belle transition avec la deuxième partie, avec une adaptation du Pas de deux de Casse-Noisette. La perfection technique autant que la hauteur d’inspiration restent longtemps dans les esprits d’un public ravi.

Après l’entracte, la déception domine avec une lecture trop déstructurée de l’ultime symphonie de Tchaïkovski, qui laisse entendre les limites de l’Orchestre Métropolitain en termes de virtuosité, particulièrement chez des cuivres braillards. Quelques passages aux cordes flottent également, même si c’est là une volonté de contraste assumée du chef, aux incessantes fluctuations de tempo. En mettant sur le même plan chant principal et contre-chant, le Nézet-Séguin fait ressortir plusieurs détails bienvenus, au service d’une lecture qui se veut novatrice.

Le résultat reste toutefois trop inégal pour convaincre. Le deuxième mouvement est le plus réussi avec ses rythmes de danse tourbillonnants, tandis que la conclusion rageuse du III enchaîne directement sur l’Adagio conclusif. Parmi les surprises, les dernières mesures sonnent comme une colère contenue, aux accents marqués. À l’issue du concert, Nézet-Séguin s’adresse au public pour célébrer la fête nationale du Québec et lui faire chanter en chœur son hymne Gens du pays.  

mardi 24 juin 2025

« Faust » de Charles Gounod - Denis Podalydès - Opéra Comique - 23/06/2025

Vous croyez tout connaître sur Faust (1859), le chef d’œuvre de Charles Gounod ? Il n’en est rien ! Suite à la nouvelle édition proposée par Paul Prévost avec le concours des équipes du Palazzetto Bru Zane, l’Opéra Comique s’intéresse à la version originale avec dialogues parlés et mélodrames. De quoi découvrir des morceaux totalement inédits, ainsi qu’une meilleure lisibilité de l’action dévolue aux personnages secondaires. Autour de la mise en scène élégante de Denis Podalydès, la direction flamboyante de Louis Langrée rend au drame toute sa ferveur grandiose, au service d’un plateau vocal idéal dans la nécessaire diction.

A l’instar d’autres chefs d’oeuvre immortels tels que Carmen ou Boris Godounov, Faust connut de multiples moutures, du fait des modifications opérées par le compositeur lui-même au gré des représentations, de Paris jusqu’à l’étranger. Appelé improprement «opéra» à sa création au Théâtre Lyrique de Paris, l’ouvrage avait en réalité été conçu pour une troupe d’opéra-comique, rompue aux dialogues parlés et au mélodrame. L’écriture des récitatifs, ainsi que d’un ballet, viendra quelques années plus tard, lors d’une recréation triomphale à l’Opéra de Paris. Si Gounod avait souhaité que les deux versions coexistent, ce qui fut le cas pendant quelques années (à Bruxelles notamment), c’est finalement la mouture opératique qui s’imposa durablement. Il faut une nouvelle fois remercier le Palazzetto Bru Zane de s’être penché sur cette rareté, révélée par le très beau disque dirigé par Christophe Rousset en 2019. Une production scénique a également vu le jour l’an passé à Cologne – signe de la popularité de l’ouvrage en Allemagne.

Produit en partenariat avec l’Opéra de Lille, ce spectacle ne reprend pas tout à fait la partition utilisée par le Palazzetto Bru Zane. Il s’agit en réalité d’une version intermédiaire entre celle de la création en 1859 et plusieurs modifications opérées les années suivantes, notamment l’inclusion de la «Chanson du nombre 13», révélatrice de la fascination populaire pour les symboles et les coïncidences, en lieu et place de la ronde du Veau d’or. Plus généralement, la coloration sur instruments d’époque voulue par Christophe Rousset trouve ici une interprétation plus traditionnelle avec l’Orchestre national de Lille, sous la battue engagée de Louis Langrée. En dehors de quelques passages où le plateau est couvert dans les ensembles, le geste hautement architecturé du directeur de l’Opéra Comique fait mouche pour rendre ses lettres de noblesse au drame, porté par un lyrisme incandescent. Pour autant, Langrée n’en oublie pas les parties plus intimistes, aux phrasés souples et aériens, qui font tout le prix de l’art de Gounod. 

Julien Dran et Vannina Santoni

La distribution réunie n’appelle que des éloges, malgré quelques réserves de détail. Ainsi de Julien Dran qui donne à son rôle de Faust, déjà étrenné avec succès sur plusieurs scènes en France, une maestria digne de son attention au texte et au sens. Sa diction parfaite n’est pas pour rien dans le plaisir rencontré, de même qu’un timbre éclatant dans les passages en pleine voix. Seule la voix mixte laisse entendre quelques défauts techniques dans les sauts de registre. A ses côtés, Vannina Santoni impose une Marguerite rayonnante d’éclat, parfois un rien monolithique dans les nuances. C’est là le seul reproche que l’on peut faire à cette interprète, par ailleurs très convaincante dans les dialogues. La scène célébrissime des bijoux la voit aussi maitriser sa voix charnue, sans recours à un vibrato trop prononcé. Egalement très applaudi, Jérôme Boutillier (Méphistophélès) donne une nouvelle leçon de classe et de malice, en lien avec les intentions de la mise en scène, nous y reviendrons. Il faut toutefois accepter le parti-pris d’un rôle plus burlesque dans la version pour opéra-comique pour pleinement apprécier son interprétation toute d’esprit et d’intelligence, aux graves limités et peu puissants. Rien de tel pour Lionel Lhote (Valentin) qui passe la rampe sans difficulté, laissant seulement entendre un aigu trop étroit d’émission. On aime aussi le Siebel de Juliette Mey, d’une élégance suprême de ligne, tandis que Marie Lenormand réjouit en Dame Marthe délicieusement délurée. Enfin, le Choeur de l’Opéra de Lille parvient à relever le défi des tempi parfois dantesques de Louis Langrée, surtout côté féminin, au prix d’une belle cohésion d’ensemble. Assurément l’un des grands atouts de la soirée.

En centrant l’action sur l’humain, la mise en scène de Denis Podalydès ravit par sa simplicité et son classicisme toujours au service de la bonne compréhension des péripéties. La scénographie très sombre, à l’instar des costumes au début, évoque l’état dépressif du rôle-titre, accaparé par ses velléités de suicide. L’apparition de Méphistophélès et de ses deux acolytes permet de les voir littéralement tirer les ficelles de l’action, comme un Monsieur Loyal fiché de ses fidèles serviteurs. L’idée de Podalydès consiste à fuir les artifices fantastiques pour imaginer le diable comme une incarnation de la mauvaise conscience de Faust, libératrice de ses nombreuses frustrations. Le drame n’en devient que plus trivial, avec la tentative d’acheter les grâces de Marguerite par un coffret de bijoux, avant de la rejeter en deuxième partie, une fois lassé de ses atours. Le tout est finement réglé, en un esprit forain, un rien trop figé au I, malgré l’apport bienvenu d’un couple de danseurs. L’assemblage élégant des éléments scéniques permet de figurer autant une église qu’un échafaud, sans artifices inutiles. La deuxième partie du spectacle va plus loin encore dans cette volonté d’épure, en mettant l’accent sur le devenir énigmatique de l’enfant de Marguerite, qui erre sur scène comme une bête en sursis. Un travail d’une belle probité au niveau de la direction d’acteur, toujours au service de l’ouvrage et des interprètes.

dimanche 22 juin 2025

« Sweeney Todd » de Stephen Sondheim - Barrie Kosky - Opéra national du Rhin à Strasbourg - 20/06/2025

Après Un Violon sur le toit et West Side Story, Barrie Kosky s’illustre une nouvelle fois à Strasbourg dans la comédie musicale américaine : Sweeney Todd (1979), l’un des ouvrages les plus connus de Stephen Sondheim, attire logiquement un public en grande partie rajeuni pour l’occasion. Popularisée par l’excellent film de Tim Burton en 2007, la farce horrifique et sanguinolente du dernier maître du Musical s’épanouit en un spectacle volontairement minimaliste, un rien trop sage en première partie, avant de s’animer ensuite.

En dehors d’Into the Woods (voir notamment la production présentée à Bâle) et dans une moindre mesure de Company (en ce moment en tournée dans toute la France), les ouvrages du compositeur Stephen Sondheim restent en haut de l’affiche grâce à son célèbre barbier de Fleet Street, véritable serial killer avant l’heure. Si l’Opéra national du Rhin va poursuivre l’an prochain l’exploration de ce répertoire méconnu dans nos contrées, avec Follies (1971), il faut d’ores et déjà se précipiter pour applaudir ce spectacle réussi, malgré quelques défauts. L’art de Sondheim trouve en effet une inspiration d’une redoutable efficacité, en se régalant des multiples changements d’atmosphère, entre tragique et humour noir, tout en montrant une tendresse bienvenue pour son anti-héros, victime d’une erreur judiciaire fatale pour son équilibre mental. Dans cette partition aux proportions dignes d’un opéra, le chef d’orchestre libano-polonais Bassem Akiki n’en fait jamais trop dans le lyrisme des parties romantiques, le plus souvent dévolues au jeune couple de tourtereaux, tout en prenant un soin particulier aux transitions, décisives ici. 


On retrouve avec bonheur l’un des plus grands metteurs de son temps en la personne de Barrie Kosky, directeur artistique de la Komische Oper Berlin. Son parti-pris consiste à éviter d’alourdir le propos par une proposition visuelle surchargée : le texte et les péripéties proches du grand guignol se suffisent à eux-mêmes, sans avoir besoin d’en rajouter. On aurait toutefois aimé davantage d’audace pour illustrer l’une des scènes les plus drôles de la première partie, lorsque Mrs Lovett apprend à son comparse comment dépecer un cadavre. Ce monument d’humour noir tombe ici à plat, alors qu’il est censé provoquer le rire à gorge déployée. Fort heureusement, la proposition de Kosky trouve une profondeur inattendue en deuxième partie, lorsque le sous-texte de misère sociale gagne en ampleur par une critique des effets mortifères du capitalisme : tout l’empressement populaire émerge en une force brute et compacte, mue par la seule volonté de se sustenter, évoquant autant la paupérisation au temps de Dickens que celle de l’entre-deux-guerres (voir sur ce sujet l’un des chefs d’oeuvre méconnus de Kurt Weill, Le Lac d’argent, présenté l’an passé à Nancy. Il faut à cet effet saluer le remarquable travail effectué par le Choeur de l’Opéra national du Rhin, véritable commentateur du drame qui se joue sous nos yeux, dont on peut observer la sollicitation plus étendue par rapport à l’adaptation cinématographique de Burton.

Dans le rôle-titre, Scott Hendricks interprète un héros usé par son ses espérances brisées, qui impose une présence mutique souvent animale, à l’émission volontiers rauque par endroit, souvent trop poussive dans l’aigu. A ses côtés, Natalie Dessay (Mrs. Lovett) souffle le chaud et le froid, tant sa voix peine à affronter les difficiles changements de registre, aux graves notoirement absents. Elle se rattrape par une performance d’actrice toujours aussi impressionnante d’à-propos : on ne sait qu’admirer entre l’art de la gouaille nécessaire à son rôle de matrone ou le pathétique contenu pour interpréter cette «pauvre fille», qui ferait littéralement n’importe quoi pour obtenir l’amour de Sweeney Todd, obnubilé par son seul désir de vengeance. Le spectacle permet de retrouver une autre grande artiste en la personne de Jasmine Roy, mendiante de luxe qui parcourt tout le plateau de sa folie lunaire. Si Zachary Altman ne convainc guère en Juge Turpin, du fait de décalages trop fréquents, on lui préfère le bedeau haut en couleur de Glen Cunningham ou la lumineuse Johanna interprétée par Marie Oppert. Enfin, le spectacle gagne en éclat grâce à la présence de deux chanteurs chevronnés dans ce répertoire, d’une part Noah Harrison (Anthony Hope), à qu’il ne manque qu’un rien de puissance, et d’autre part Cormac Diamond (Tobias Ragg), dont l’élégance des phrasés et la présence touchante restent longtemps dans les esprits, à l’image de son errance finale et solitaire sur le plateau, en digne héritier de Sweeney Todd.

mercredi 18 juin 2025

« Semiramide » de Gioachino Rossini - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 17/06/2025

Karine Deshayes

Présentée à Rouen en début de mois dans la mise en scène de Pierre-Emmanuel Rousseau, l’excellent plateau vocal réuni autour de la chef italienne Valentina Peleggi (née en 1983) fait son retour à Paris, cette fois en version de concert, au Théâtre des champs-Elysées. Si l’on peut regretter cette proposition minorée au niveau visuel, il faut se féliciter de pouvoir entendre sur scène Semiramide, cet ouvrage de tout premier plan malheureusement trop peu représenté, à l’instar des autres opéras serie de Gioacchino Rossini.

Dernier opéra du cygne de Pesaro composé pour l’Italie, en 1823, avant le départ pour Londres, puis Paris,Semiramide impressionne par son ampleur (environ 4 heures de musique, ici légèrement écourtée), tout autant que son inspiration à mi-chemin entre la tragédie lyrique et le grand opéra à la française. La place des chœurs est ainsi prépondérante, à l’instar d’autres ouvrages dans le même style (voir notamment Moïse et Pharaon), mais ce sont surtout des cantatrices de grande envergure qui l’ont remis au goût du jour à partir des années 1960-70, telle que Joan Sutherland. En France, seul le mélomane voyageur peut se targuer d’avoir entendu dernièrement cette brillante adaptation de Voltaire, de Marseille à Nancy, en passant par Saint-Etienne.

Ces productions anciennes avaient déjà permis d’entendre dans les deux rôles principaux Karine Deshayes et Franco Fagioli, indispensables à la réussite d’un tel feu d’artifice au niveau vocal. En effet, si l’art rossinien nécessite de savoir orner en raffinement, il requiert également une virtuosité éloquente que les deux chanteurs précités, malgré quelques imperfections de détail, possèdent indiscutablement. Ainsi de l’incomparable Karine Deshayes, dont on ne se lasse pas de retrouver le tempérament dramatique, vibrant et toujours sincère, pour porter l’ouvrage de toute sa classe technique et interprétative. On pourra bien entendu faire la fine bouche sur certaines duretés, ici et là, ou de quelques passages légèrement en force : mais quelle performance pour venir à bout d’un tel Everest vocal, sans jamais se départir du style et de son élégance naturelle ! A ses côtés, Franco Fagioli est une autre « bête de scène », qui semble n’avoir peur de rien, pas même des transitions audibles entre registres, entre voix de poitrine et voix de tête. Toute la démesure de cet artiste hors norme éclate dans ce rôle finalement à sa mesure, qui finit par désarmer toute critique au niveau stylistique, tant il vit son personnage comme une évidence.

Les autres rôles s’affirment tout autant, sinon davantage, à l’instar de l’interprétation hallucinée de Giorgi Manoshvili (Assur), qui fait valoir ses graves mordants et admirablement projetés, tandis que Grigory Shkarupa (Oroe) n’est pas en reste dans le brio et la puissance parfaitement maitrisée, autour d’une attention soutenue à la diction. On aime aussi l’agilité et la souplesse aérienne d’Alasdair Kent, dont la voix légère peine toutefois dans les ensembles.

En dehors de ce plateau vocal de toute beauté, l’autre atout décisif de la soirée vient de la battue flamboyante de Valentina Peleggi, qui trouve des délices de raffinement pour alléger les textures dans les parties modérées, avant de s’enflammer ensuite en contraste, sans jamais couvrir les chanteurs et le Chœur Accentus (une fois encore parfait de précision et d’engagement).