Depuis sa création en 2006 par Raphaël Pichon, l’ensemble sur instruments anciens Pygmalion donne une place prépondérante au répertoire germanique : en s’intéressant cette fois à des raretés absolues de Franz Schubert, on tient là un des spectacles les plus réjouissants de ce début d’année, à savourer d’urgence !
Malgré son décès prématuré à seulement 31 ans, Franz Schubert a eu le temps de composer près de mille partitions, auxquelles s’ajoutent de nombreuses autres inachevées, comme la célèbre Symphonie en si mineur (1822), au surnom éponyme. Pour autant, on ne peut s’empêcher de rêver aux autres chefs d’oeuvre que Schubert aurait composé s’il avait pu vivre jusqu’à 77 ans, l’âge vénérable atteint par l’un de ses modèles, Joseph Haydn. Si son compatriote autrichien était mort à 31 ans, il n’aurait légué qu’une vingtaine de symphonies (sur 106 au total), dix quatuors à cordes (sur 70) et aucun de ses trois oratorios – autant d’ouvrages pour lesquels «Papa Haydn» reste aujourd’hui encore incontournable.
Plutôt que de s’en tenir à ces regrets, le chef français Raphaël Pichon (né en 1984) a eu la bonne idée de s’intéresser aux raretés schubertiennes, dont il estime qu’environ 30% du legs n’est jamais joué, en France comme à l’étranger. De quoi monter un spectacle original regroupant de larges extraits de la vingtaine de projets scéniques du compositeur autrichien, auxquels s’ajoutent des oeuvres sacrées (principalement Lazarus) et plusieurs fragments de Lieder (dont certains orchestrés par Brahms, Liszt ou Reger), avec quelques courtes pièces symphoniques pour apporter des respirations apaisées. Afin de palier au risque de collage maladroit, les équipes réunies pour l’occasion ont réécrit en partie ou en totalité les paroles de nombreux extraits, tout en faisant adapter les transitions orchestrales par Robert Percival : un véritable travail de création à plusieurs mains. Avant de crier au sacrilège, les puristes se doivent d’écouter ce spectacle, sur scène ou sur France Musique (diffusion le 9 mars prochain), pour saisir combien de chefs d’oeuvre complètement inconnus trouvent ainsi une mise en lumière amplement méritée.
Pour rassembler ces oeuvres, Raphaël Pichon, Antonio Cuenca Ruiz (dramaturge) et Silvia Costa (également chargée de la mise en scène et de la scénographie) ont imaginé un argument centré autour de la mort d’un enfant, un tabou bien ancré dans la plupart des sociétés européennes. Il est conseillé de lire au préalable l’argument développé dans le programme de salle ou sur le site internet de l’Opéra-Comique, afin de démêler au mieux le propos fantastique, mâtiné de récit initiatique, du livret. Comment faire son deuil face à l’injustice que représente la perte de son enfant ? Comment continuer à vivre et ne pas être étouffé par le complexe du survivant ? Si la mise en scène de Silvia Costa a parfois tendance à sursignifier le propos par ses citations philosophiques en arrière-scène, elle donne beaucoup de caractère à l’ensemble par sa direction d’acteur dynamique : quel plaisir de voir ses saynètes montées à vue comme autant de tableaux virevoltants et inattendus, de la noirceur minimaliste des premières scènes dans la pénombre aux envolées étourdissantes du choeur, en deuxième partie ! L’ancienne assistante de Romeo Castellucci n’hésite pas à surprendre par ses audaces formelles et volontairement incommodantes, comme cette scène sanglante d’autopsie au début. Mais elle sait aussi se faire plus poétique en contraste, lorsqu’elle montre une sorte de Parque qui brise le fil d’une vie, ou lors des scènes bouleversantes en fin d’opéra, lorsque père et fils s’apaisent pour accepter mutuellement leur destinée, en deux mondes diamétralement séparés.
Il fallait assurément des interprètes à la hauteur de ce sujet délicat, ce que sont à l’évidence tous les solistes réunis, sans exception. Ainsi de Stéphane Degout, pour qui Pichon a imaginé le spectacle, suite à la réussite de leur précédent projet appelé «Mein Traum» (un hommage aux musiques de Weber, Schubert et Schumann, donné en concert et préservé par un disque paru chez Harmonia Mundi, en 2022). Le baryton français donne à ses phrasés des trésors d’humanité, où chaque mot est pesé au service du sens, en une sensibilité jamais affectée et toujours juste. Que dire aussi du chant velouté de Siobhan Stagg, qui émerveille par la conduite de la ligne, tout aussi incarnée et naturelle, à l’instar d’un Laurence Kilsby très touchant dans l’équilibre soyeux entre les registres. Son timbre clair donne une pureté angélique à chacune de ses interventions, bien en phase avec son personnage allégorique représentant l’Amitié. Dans ce concert de louanges, on n’oublie pas le jeune Chadi Lazreq (L’Enfant), qui touche au coeur dans sa première intervention au piano par sa grâce et sa douceur. Très à l’aise, il n’a pas à rougir de la comparaison avec ses ainés et reçoit fort logiquement une ovation chaleureuse à l’issue de la représentation, à leurs côtés.
Outre un Choeur Pygmalion aussi homogène qu’investi, on aime la formation éponyme sur instruments d’époque dirigée de main de maître par Raphaël Pichon : sa baguette nerveuse n’aime rien tant que les passages subtils, où la respiration et les phrasés bien déliés font merveille, avant une mise en contraste vigoureuse dans les parties verticales, à la pulsation rythmique endiablée. Du grand art au service d’un compositeur que l’on croyait bien connaitre et que l’on n’a pas fini de redécouvrir : Pichon laisse entendre dans le programme qu’une suite pourrait être donnée à ce spectacle, tant la matière musicale est grande. A suivre !
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