Après le superbe « Hamlet »
donné en début de saison, l’Opéra de Bruxelles frappe
encore très fort en ce début d’année. Le metteur en scène
Alvis Hermanis ose une « Jenůfa » qui alterne entre kabuki et réalisme
social. Aussi inattendu que
passionnant.
C’est peu dire que le Théâtre royal de la Monnaie de Bruxelles ne
manque ni de flair ni d’audace dans ses choix artistiques. Oser confier
la production de Jenůfa à
Alvis Hermanis pourra paraître évident pour l’amateur de théâtre,
tant le metteur en scène letton s’est imposé ces dernières années dans
toute l’Europe. Directeur artistique du
Nouveau Théâtre de Riga depuis 1997, Hermanis a pu disposer d’une
troupe permanente de 35 comédiens, luxe inouï en ces temps de
restriction budgétaire et véritable fer de lance
de sa réussite. Il n’en reste pas moins que faire ses premières
armes en ce domaine particulier qu’est la scène lyrique constitue
toujours un pari risqué. Lorsque cette décision a été prise,
la Monnaie ignorait que Hermanis avait déjà accepté de monter un
premier opéra, Die Soldaten de Bernd Alois Zimmerman, pour le Festival de Salzbourg à
l’été 2012. Une réussite saluée par la critique.
Avec Jenůfa, le Letton a vu comme à son habitude les
choses en grand, puisant les sources de son inspiration dans une
préparation lente et minutieuse. Décidé à explorer
la Moravie, où l’opéra a été composé par Leoš Janáček (1854-1928),
il a pu découvrir les traditionnels habits de fête, éclatants de
couleurs, fruits d’un artisanat savamment élaboré
de génération en génération. Une révélation qui le conduit à
demander la confection de costumes semblables mais néanmoins originaux,
un travail d’un an admirablement conduit par
Anna Watkins. Hermanis choisit de s’appuyer sur ces patchworks
virtuoses pour figurer une étonnante mise en scène façon kabuki.
Des postures particulièrement stylisées
Placés en ligne horizontale près de la fosse, les interprètes
adoptent des postures particulièrement stylisées, tandis que la moindre
inflexion constitue à elle seule un évènement. En leur
faisant répéter des gestes affectés et explicites, Hermanis
souligne la volonté de Janáček d’associer un motif musical différent à
chacun de ses personnages. Derrière eux, une douzaine de
danseuses alignées mène une revue surréaliste et dérangeante.
Bientôt, un panneau dévoile un gradin en haut de la scène où le chœur
évolue en costumes de fête. Outre les costumes bigarrés et la
revue des danseuses, des motifs de style Art nouveau *, floraux
et géométriques, sont projetés sur le vaste cadre qui entoure les
chanteurs, permettant de subtiles évocations
poétiques.
Dès le lever de rideau, on prend peur. Comment éviter de sombrer
dans un kitsch insupportable avec de tels costumes ? Comment ces
éléments, qui semblent évoluer séparément, vont-ils
prendre sens par rapport à l’histoire ? Rapidement, les
inquiétudes se dissipent tant la mise en scène prend tout son sens au
fur et à mesure du déroulé de l’opéra.
Au IIe acte, Hermanis a ainsi l’idée géniale de
supprimer le kabuki et les costumes traditionnels, et ce pour mieux les
faire revenir lors du troisième conclusif. Une
astuce qui permet de mettre en valeur cet acte central, sommet
musical de l’ouvrage, mais aussi théâtral avec son inexorable bascule
vers un drame social intense et violent.
Engrossée par Števa qui refuse de l’épouser, Jenůfa se cache dans
la maison de sa belle-mère Kostelnička, sacristine du village. Alors
qu’elle a échoué à convaincre Števa de changer d’avis,
Kostelnička décide de tuer le nouveau-né dans la rivière voisine
pendant que la mère dort. Un stratagème destiné à permettre à Jenůfa de
se marier avec Laca, son soupirant éconduit
jusqu’alors. Lors de cet acte central, Hermanis décide de faire
tomber les faux-semblants, incarnés par les costumes qui sont autant de
masques que l’on revêt en public. La misère paysanne est
trahie par des habits réalistes et misérables, un intérieur
sordide et des lumières blafardes. Les danseuses, telles des nymphes
toujours plus inquiétantes, continuent d’apparaître en
arrière-plan derrière les fenêtres de la maison. Bientôt, elles
vont porter une à une, en un rythme morbide et lancinant, le bébé
sacrifié par la belle-mère.
Une passionnante Jeanne-Michèle Charbonnet
Cet acte bouleversant permet de recentrer l’action autour des
quatre principaux protagonistes, tous vocalement irréprochables, et ce
malgré des aigus forcés pour la Kostelnička de
Jeanne-Michèle Charbonnet. Mais la soprano américaine a le sens de
la déclamation et du jeu, intense et enivrant. Passionnante de bout en
bout, elle fait vibrer le public avec ce rôle
marquant. On retiendra aussi la touchante Sally Matthews (Jenůfa),
presque lunaire dans le splendide air du réveil au IIe acte. À ses côtés, Nicky Spence (Števa) offre
une belle prestation comique, tandis que Charles Workman démontre une étendue de registre parfaite pour son rôle de Laca.
Ludovic Morlot, directeur musical de la Monnaie, dirige prestement
cette œuvre à la rythmique bondissante, toujours attentif à faire
ressortir les nombreux éléments chambristes de
l’orchestration. On ne pourra évidemment que se féliciter du
retour à une « version authentique » fondée sur les travaux du regretté
Charles Mackerras. La captation du spectacle
par les équipes de France Télévisions permettra de voir ou revoir
cette captivante production, dont on n’a pas fini de digérer les apports
tant les niveaux de lecture et d’analyse sont
nombreux.
* Un courant artistique largement célébré en Moravie à l’époque de la composition de Jenůfa, dévoilée au public de Brno en 1904.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire