On n’a jamais trop
de Ibsen. Alors, lorsqu’une petite compagnie ose monter « Rosmersholm »
avec des comédiens à la hauteur du défi, on
accourt !
La Norvège l’indique fièrement sur le site de son ambassade :
Ibsen serait l’auteur dramatique le plus joué au monde après
Shakespeare. On a pu aisément le vérifier à Paris en 2010 avec
pas moins de quatre mises en scène différentes de son chef-d’œuvre
Une maison de poupée, tandis que les dernières saisons ont été
animées par deux amoureux de son
œuvre, Thomas Ostermeier et Stéphan Braunschweig (1). Au-delà de
ces deux directeurs de théâtres nationaux et leurs moyens importants,
les petites compagnies se confrontent
rarement au géant Ibsen. Un défi que la compagnie
Idiomécanic Théâtre relève cette année, avec la complicité du
Théâtre de l’Opprimé et des petites scènes qui accueilleront
ensuite le spectacle.
Aborder l’œuvre de l’auteur norvégien nécessite des comédiens
aguerris, capables d’interpréter les infinies nuances de ce théâtre
réaliste où les personnages en lutte jonglent avec les
difficultés à agir selon leurs idéaux, et s’empêtrent dans des
rôles et marqueurs sociaux dont ils peinent à se défaire. Œuvre de la
maturité, Rosmersholm confronte un homme bien né,
l’ancien pasteur Rosmer, avec le déterminisme de ses origines.
Comment échapper à la route toute tracée de l’héritier censé défendre
son statut social éminent ? Comment accéder à la
conscience individuelle libérée des entraves du conformisme ?
Comme souvent chez Ibsen, c’est un intrus qui va patiemment chambouler
l’ordre établi en charmant un à un tous les habitants
de la demeure de Rosmersholm.
Les hantises liées à la demeure ancestrale
Amie de la défunte femme de Rosmer dont le suicide hante les esprits, l’énigmatique
Rebekka West va remplir ce rôle avec une détermination implacable. En
quatre actes
savamment dosés, Ibsen instaure un véritable suspens basé sur les
révélations progressives des intentions des différents protagonistes, au
premier rang desquels Mme West. La
mise en scène de Julie Timmerman, sobre compte tenu des petits
moyens dont elle dispose, insiste sur les hantises liées à la demeure
ancestrale au moyen de nombreux portraits des ancêtres
qui finiront progressivement par envahir toute la scène. Comme un
symbole de l’influence des traditions dont Rosmer ne parvient finalement
pas à se défaire complètement.
Les courtes vidéos entre les actes imposent la figure redondante
du cheval blanc (2) qui confronte les personnages à leur besoin de
surnaturel et d’inexplicable. Un alibi qui leur permet
de camoufler leurs renoncements, de mettre de côté ce passé qui ne
passe pas, particulièrement cette morte qui hante toute possibilité
d’action véritable. Si la mise en scène a un peu de mal à
animer un premier acte assez statique, elle prend de l’épaisseur
avec la conduite du drame. Dans le rôle de Rebekka West, Julie Timmerman
compose une jeune fille pénétrante et sûre
d’elle, vibrante et fiévreuse quand viennent les révélations
gênantes. Et ce même si l’on est moins convaincu par son expression
corporelle, aux accents parfois outrés.
Des seconds rôles épatants
À ses côtés, Xavier de Guillebon compose un évanescent
Johannes Rosmer, parfaitement en phase avec le rôle, mais dont on aurait
aimé davantage d’emphase dans les quelques
passages où son personnage cède à l’exaltation naïve et lyrique.
L’impeccable Marc Brunet (Kroll) se montre égal à lui-même, solide et
convaincant, mais aussi un rien monolithique dans une
technique trop maîtrisée. On préfère de loin les interprétations
plus nuancées des seconds rôles, tous parfaits. Philippe Risler
impressionne par sa composition glaciale d’où pointe toute
la perversité du redoutable Mortensgaard, tandis que Marc Berman
éclaire de son regard malicieux et de l’audace de son phrasé un
truculent Brendel.
Nous finirons par la délicate Dominique Jayr, qui donne à son rôle
de servante une dimension à la hauteur du propos. De sa voix grave aux
florissantes subtilités, elle rappelle que jamais
les Rosmer ne crient ni ne rient. Calme et posée, c’est bien elle,
en observatrice fidèle des passions qui déchirent Rosmersholm, qui garde les clés de la demeure et conclut le drame
par un cri. Celui de l’observatrice silencieuse qui, déjà, avait commencé à douter de son maître.
(1) Une maison de poupée, Solness le Constructeur, Hedda Gabler, John Gabriel Borkman, Un ennemi du peuple ou encore les Revenants pour Ostermeier, tandis que Braunschweig a présenté à La Colline Une maison de poupée et Rosmersholm en 2009, et le Canard sauvage cette année.
(2) La pièce a failli s’appeler Chevaux blancs.
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