Alors qu’il nous a déjà gratifié du privilège de la lecture de ses mémoires, le grand chef napolitain Riccardo Muti (78 ans) n’en finit pas d’assurer une présence régulière à Paris d’année en année, le plus souvent avec l’Orchestre national de France
en tant que chef invité, ou plus logiquement avec “son” Orchestre
symphonique de Chicago, dont il est le directeur musical depuis 2010.
C’est précisément avec la prestigieuse formation américaine qu’on le
retrouve à la Philharmonie pour l’un des concerts les plus attendus de
la saison – pour preuve la salle remplie à craquer ce vendredi soir. Riccardo Muti entonne les premières mesures de l’ouverture du Vaisseau fantôme (1843)
de manière tonitruante, imprimant une tension palpable, entre attaques
sèches aux cuivres et architecture globale bien dessinée. Les parties
plus apaisées laissent entrevoir un ralentissement de tempo – une
constante pendant toute la soirée – au service d’une lecture plus
analytique qui fouille la partition sans jamais sacrifier au rythme. On
se régale des infimes nuances que le maestro révèle avec délice, en un
art des crescendos et des transitions qui laisse sans voix, évitant le
triomphalisme parfois audible dans cette partition qui donne la part
belle aux fanfares de cuivres. Les cuivres, au son clair impressionnant
d’aisance, font honneur à la réputation de l’orchestre, qui n’est plus à
faire en ce domaine.
Changement d’atmosphère audible dès le début de la superbe Symphonie “Mathis le Peintre” (1934),
avec des trombones quasi en sourdine et un premier crescendo très lent
qui refuse tout spectaculaire, au service d’une parfaite mise en place
et d’un contrôle éminemment corseté de l’orchestre. Le refus de l’élan
narratif sera une constante pendant les trois mouvements, Muti cherchant
davantage à faire ressortir quelques détails inattendus dans les
contre-champs, en allégeant grandement la texture d’ensemble. Ce geste
sans concession fuit émotion et lyrisme pour privilégier la musique
pure, sans aucun rubato. La discipline impressionnante de la formation,
tout comme la somme qualitative des individualités ici réunies, donnent à
ce parti-pris intellectuel une tenue particulièrement éloquente. Le
dernier mouvement “La Tentation de Saint-Antoine”, plus vertical,
fonctionne mieux dans cette optique, tant Muti fait valoir sa science
des enchainements entre les différents matériaux assemblés par
Hindemith, en un ton péremptoire bien vu. Muti fait là encore entendre
quelques détails surprenants, de la mise en valeur de couleurs morbides
jusqu’aux silences brucknériens, sans parler des crissements aux cordes
aiguës qui annoncent Britten. Ceux qui voudront réentendre cette oeuvre
au disque devront découvrir la version de Wolfang Sawallisch avec
l’Orchestre de Philadelphie (Emi, 1995) – d’une perfection classique
intemporelle, aux tempi tout aussi étirés que Muti, mais plus généreuse
dans l’épanchement mélodique.
Après l’entracte, Riccardo Muti retrouve un ton plus direct avec la plus célèbre symphonie de Dvořák,
tout en cherchant à faire ressortir quelques détails là encore,
notamment d’infimes nuances dans les phrasés des cordes. Le Largo
surprend davantage par son dépouillement et son côté extérieur, assez
froid, qui bénéficie pourtant du superbe solo de cor anglais de Scott
Hostetler, vivement applaudi en fin de soirée. Le tutti imprimé par les
vents est particulièrement prononcé en contraste, tandis que l’on
retrouve à nouveau des sonorités morbides aux cordes. Muti impressionne
en fin de mouvement en marquant les silences, comme une nouvelle
démonstration de l’absolu maitrise sur sa formation. Quelques
bruissements de voix suivent avant que ne débute le Scherzo – le public
semblant ainsi indiquer sa surprise face à cette interprétation
volontairement peu orthodoxe. C’est précisément le Scherzo qui montre
Muti à son meilleur, accélérant le tempo et faisant briller les vents,
tandis que le finale voit la bride enfin se desserrer, mais toujours au
service d’une leçon de direction d’orchestre dans la lisibilité,
rappelant parfois l’art du regretté Lorin Maazel (1930-2014). Après
avoir recueilli les applaudissements enthousiastes d’un chaleureux
public parisien, le chef se tourne vers la salle pour annoncer, en un
italien bien délié et compréhensible, un bis dédié à l’Intermezzo de
Fedora de Giordano, qu’il justifie en ces termes :
“puisque Paris aime l’opéra”. Un dernier moment de grâce où Muti laisse
entrevoir tout son amour pour le répertoire italien, qu’il a constamment
défendu pendant toute sa carrière, y compris par la résurrection de
raretés dues à Jommelli, Salieri et tant d’autres.
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