dimanche 9 février 2020

« Der Schmied von Gent » de Franz Schreker - Ersan Mondtag - Opéra des Flandres à Anvers - 07/02/2020


D’année en année, l’héritage lyrique de Franz Schreker (1878-1934) ne cesse d’être exploré dans toute sa diversité, au disque mais également sur scène. Avant Irrelohe (1922) présenté à l’Opéra de Lyon dès le 24 mars prochain, place au Forgeron de Gand (1932), dernier opéra du grand rival de Richard Strauss en son temps. On doit à l’intérêt conjoint de l’Opéra flamand, en coproduction avec le Nationaltheater Mannheim, le nouvel éclairage donné à cet ouvrage monté pour la dernière fois voilà dix ans à Chemnitz (heureusement gravé par CPO) : ça n’est là que justice, tant Schreker fait montre d’une inspiration foisonnante dans l’éclectisme musical, en un style proche de Kurt Weill pour le parlé-chanté et l’ambiance de cabaret, tandis que les ruptures verticales expressionnistes font davantage penser au Hindemith de Cardillac. L’Autrichien quitte ainsi les expérimentations fraichement accueillies de Christophorus (1929), dédié à Arnold Schönberg, pour embrasser un style virtuose où s’entremêlent chansons populaires flamandes et pastiches de musiques anciennes, avant un acte III rayonnant où la tonalité retrouve davantage ses droits (rappelant le Korngold du Miracle d’Héliane).

Comme à son habitude, le compositeur écrit lui-même son livret, en s’inspirant cette fois des Légendes flamandes de Charles de Coster – l’auteur de Till l’Espiègle, à qui Richard Strauss a dédié son célébrissime poème symphonique. Schreker quitte les rives sulfureuses des troubles freudiens pour la satire du conte folklorique rabelaisien – dans l’esprit du triomphe rencontré quelques années plus tôt par la Schwanda de Jaromir Weinberger (1896-1967). On notera que l’Opéra-Comique de Berlin présente actuellement cette rareté dans sa version allemande, montée par l’excellent Barrie Kosky. A Anvers, Ersan Mondtag s’essaie à sa première mise en scène lyrique avec bonheur, en enrichissant le récit d’une énergie toute aussi riche que la musique : les aventures du forgeron Smee prennent la forme d’un cauchemar psychédélique délirant et absurde, où le héros fuit son quotidien pour un pacte faustien avec le diable, sur fond de satire revancharde contre l’occupant espagnol à Gand. Les décors spectaculaires et les costumes aux couleurs volontairement grotesques convient à des tableaux dignes des outrances d’Otto Dix et George Grosz, même si l’on pourra regretter que le spectacle n’explore davantage, en première partie, la crise de couple et le désir pour Astarté.


Quoiqu’il en soit, le spectacle surprend plus encore après l’entracte en prenant un tour plus politique, sans jamais se départir de son humour : Ersan Mondtag nous rappelle combien la Belgique, jadis oppressée par les Espagnols, puis les Autrichiens, a rapidement endossé les atours de l’oppresseur une fois sa puissance établie. Possession personnelle du Roi Léopold II, avant la cession à la Belgique, le Congo belge subira ainsi de nombreuses atrocités lors de la colonisation, à l’instar des méfaits célèbres du duc d’Albe en Flandre. Le discours saisissant prononcé par le premier ministre congolais Patrice Lumumba, au moment de l’accession à l’indépendance de son pays en 1960, sert de prélude à un dernier acte burlesque et irrésistible de moquerie, où Smee parait grimé en Léopold II. Tandis que le héros se voit refuser à la fois sa place au paradis et dans les enfers, cette saisissante mise en miroir permet de remettre en question l’héritage politique, jugé habituellement favorable, du second monarque belge.

Bien qu’annoncé souffrant, Leigh Melrose (Smee) emporte l’adhésion par sa composition théâtrale d’une grande présence, autour de phrasés très précis. A ses côtés, la superlative Kai Rüütel s’impose avec son émission charnue et bien projetée, de même que l’impeccable Astarté de Vuvu Mpofu. Si Michael J. Scott (Slimbroek) est un cran en-dessous avec son chant puissant mais peu stylé, les autres seconds rôles remplissent parfaitement leur office, au premier rang desquels le truculent Saint-Pierre de Justin Hopkins. La seule déception de la soirée est la direction peu imaginative du nouveau directeur musical Alejo Pérez, qui joue la carte de la musique pure en des tempi enlevés, mais trop peu attentifs à l’expression théâtrale, aux transitions comme aux nuances. Seule la dernière partie, à l’élan post-romantique, le montre davantage à son aise.

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